La rentrée littéraire est portée cette année par des romanciers comme Aurélien Bellanger, Gaël Faye ou Mélissa Da Costa. Alors que les débats font rage autour d'un roman en particulier - preuve qu'il est le plus intéressant de tous ? -, et en attendant les premières sélections des prix littéraires les plus prestigieux, ActuaLitté élargit son horizon, et met en lumière des voix de la littérature contemporaine latino-américaine. Troisième et dernier épisode, avec Pablo Casacuberta, d'Uruguay.
Publié par Hocine Bouhadjera
Il publie son quatrième roman chez Métailié, Une vie pleine de sens (trad, François Gaudry). Son éditeur français le présente comme « l’une des dernières incarnations de l’esprit de la Renaissance », rien que ça. La raison ? la multiplicité de de ses expressions artistiques : en peinture, en photographie, mais aussi par l'entremise du cinéma et la vidéo, de la musique, et donc de la littérature.
Le natif de Montevideo a publié sept fictions, et s'est vu décerner à trois reprises le Prix National de Littérature uruguayen, en 1996, 2019, et en 2022 pour le roman qui paraît le 30 août. On y suit David Badenbauer, neurophysiologiste sceptique, qui voit sa vie s'effondrer lorsqu'il choisit Berlin et son éditeur plutôt que l'inauguration de l'exposition scolaire de son fils. À son retour, sa famille l’a abandonné, son compte en banque est vidé, et il se retrouve à survivre dans un local de stockage, soutenu par un rabbin qui l'aide à se réinventer...
ActuaLitté : Pouvez-vous vous présenter aux lecteurs français qui ne vous connaissent pas encore ?
Pablo Casacuberta : Je suis un écrivain uruguayen. J'ai écrit jusqu'à présent neuf livres, et j'ai eu la chance de pouvoir en publier certains en France, en Espagne, en Italie, en Croatie, en Colombie, au Mexique, en Argentine, et en Uruguay. J'écris des livres sur des personnages dont le monde intérieur est beaucoup plus compliqué que la réalité qu'ils vivent, et qui ne réalisent pas certains détails importants pour pouvoir débloquer leur vie. Et ce que racontent les livres, c'est le processus par lequel ils se rendent compte de ce qu'ils ont devant les yeux depuis le début, mais qu'ils refusent de voir.
Les lecteurs comprennent assez tôt la racine du problème, bien que les livres soient racontés à la première personne par le personnage qui essaie d'éviter sa problématique. Au fil des pages, le lecteur développe un désir croissant d'alerter le protagoniste sur l'endroit où se trouve la sortie possible de son labyrinthe. Et en chemin, il l'aime, devient son ami, lui reproche des choses, rit de lui, rit de lui-même.
Dans ce roman, nous suivons David Badenbauer, un neurophysiologiste rigoureux et sans grand caractère, dont la vie personnelle s'effondre, et entraîné dans le merveilleux monde du développement personnel. Pourquoi avoir choisi un tel personnage principal ?
Pablo Casacuberta : J'ai été élevé par deux scientifiques. Mes parents étaient des chercheurs spécialisés en physiologie humaine. On m'a toujours enseigné à concevoir l'esprit comme un processus matériel, malgré sa richesse émotionnelle et ses constructions narratives complexes. Dès l'enfance, je me suis intéressé aux mécanismes de notre relation avec le monde : la perception, la cognition, la possibilité de créer une carte narrative de ce qui nous entoure à partir du langage. Et aussi à la neurophysiologie de la construction de la première personne : le nombre de couches de signification par lequel nous appelons un ensemble d'atomes « Anne-Marie » et un autre ensemble d'atomes « Frédéric ».
Dans ce roman, pour la première fois le personnage principal est un scientifique. Et bien que du point de vue de son développement professionnel il puisse être considéré comme un échec, il s'agit d'une personne douloureusement lucide, qui est capable d'identifier ce qu'il ne comprend pas, une étape essentielle pour que tout apprentissage se produise. C'est un personnage qui aspire à une certaine transcendance, et qui ressent une humiliation immense en étant obligé de travailler comme nègre pour un livre de développement personnel, un genre qu'il considère méprisable. En chemin, il a une série d'accidents équidistants du désastre et du miracle.
Autour de David Badenbauer, on retrouve divers personnages quelque peu décalés : Herzfeld, le père de sa femme Deborah, une rédactrice excentrique, le rabbin Ellenberg, ou encore l'ombre d'une certaine Iris Kaplan… Pourriez-vous présenter chacune de ces figures et leurs relations avec David ?
Pablo Casacuberta : J'ai voulu montrer, à travers cette galerie si diverse de personnes, que souvent le personnage qui extérieurement pourrait sembler le plus médiocre et gris, cache souvent en lui un monde arborescent et presque infini, dont presque personne ne se rend compte. C'est une façon de m'encourager moi-même à prêter plus d'attention à ceux qui se présentent comme des êtres faibles, ténus, car souvent, la récompense à s'approcher de ces personnages est un festin d'idées et d'associations. Quant aux personnages qui pourraient être considérés comme excentriques, je dirai seulement que chacun d'eux est une pièce du mosaïque d'une culture.
Ce roman est profondément nourri de la culture juive. Qu’est-ce qui a présidé à ce choix ?
Pablo Casacuberta : J'ai toujours été intéressé par les cosmovisions, comme une sorte de carte, c'est-à-dire un ensemble de préceptes qui non seulement rendent compte d'une origine du monde mais tentent également de lui attribuer un sens. La collectivité juive m'a toujours semblé intéressante, car elle possède une condition duelle : d'une part, c'est une communauté religieuse, mais en même temps, c'est une manière collective de gérer un héritage historique, une façon de voir la société et son devenir. Une façon d'appartenir à un groupe qui transcende l'aspect rituel ou liturgique, et qui s'aventure dans une philosophie de la connaissance et de la vie.
C'est pourquoi l'on peut trouver, par exemple, des groupes de réflexion de juifs laïcs, à qui l'héritage et son épistémologie semblent intéresser davantage que la dimension théologique. Alors que l'idée même d'un groupe de catholiques laïcs est une sorte d'oxymore. Dans ce cas, Badenbauer est un personnage qui se sent aliéné de toutes ses sphères d’appartenance possibles : la famille, la communauté scientifique, la collectivité religieuse, et qui cherche, sans le savoir, à retourner à une sorte de racine personnelle, où sa condition de juif athée constitue un chemin vers son chez soi.
Pablo Casacuberta : Les livres de développement personnel sont généralement le genre éditorial le plus méprisé, souvent à juste titre, car il s'agit généralement de simples collections de phrases toutes faites et de chemins, pour construire des réponses simples à des questions que le lecteur n'a même pas le courage de se poser. Mais de la même manière qu'on ne devrait pas juger un livre par sa couverture, on ne devrait pas non plus le condamner pour son genre littéraire.
Comme le disait Pline l'Ancien, il n'y a pas de livre si mauvais qu'il n'ait quelque chose de bon. Dans ce roman, je me moque à la fois du fondamentalisme du protagoniste, et je rappelle au lecteur que nous lisons des livres parce qu'ils aident d'une certaine manière à compléter notre vision du monde, c'est-à-dire parce qu'ils sont utiles.
Et il y a une certaine tendance chez certains lecteurs puristes, profondément snobs, à les apprécier exactement dans la mesure où leur lecture n'inclut aucune dimension utilitaire. Ce qui revient à apprécier une chaise dans la mesure où elle est inconfortable. C'est pourquoi je crois que le lecteur subtil se rendra compte qu'il a entre les mains un livre qui, tout en voyant le personnage se débattre contre l'utilitarisme, aide également.
Son travail autour du développement personnel lui donne finalement l'occasion de poser des questions essentielles. Quelles réponses trouve-t-il à ses interrogations existentielles ?
Pablo Casacuberta : Werner Heisenberg a dit un jour : « Il y a des choses tellement sérieuses qu’on ne peut en parler qu’en plaisantant. » C’est peut-être pour cela que tous mes livres, même ceux qui pourraient contenir des éléments tragiques, sont des comédies. Nous, les humains, sommes charmants, tendres et, d’une certaine manière, assez pathétiques dans notre tentative de trouver un sens universel à la vie. Une partie de ce roman plonge dans la discussion fondamentale de la philosophie et de la science : y a-t-il une raison à l'existence du monde, ou n'est-ce qu'un ensemble aléatoire de causes ? Y a-t-il un sens à nos actions qui précède notre capacité à prendre des décisions ?
David Badenbauer, un homme complètement déprimé, vaincu et perdu dans la vie, est contraint d'écrire un livre, intitulé Une vie pleine de sens. En cours de route, il découvre que cette tâche, qu'il voyait initialement comme une prison insupportable, le rachète en fait et le réconcilie avec sa vie et ses origines. La comédie naît précisément du fait que, tout en déclarant sa haine pour toutes les formes d'autoassistance, son aventure absurde et malheureuse fournit au lecteur un livre très structuré qui non seulement pose des questions de base mais offre aussi un processus pour répondre à au moins certaines d'entre elles. Je trouve cela à la fois drôle et profondément émouvant.
En France, on connaît peu la littérature uruguayenne. Les plus avertis pourront citer Juan Carlos Onetti. Quelle est la situation actuelle de la littérature uruguayenne ? Quelles sont ses particularités ?
Pablo Casacuberta : L'Uruguay est un pays dont le volume de littérature, d'art et de création est absolument disproportionné par rapport à sa faible population. Nous ne sommes que trois millions et demi de personnes, et pourtant nous avons une culture très vigoureuse. C'est le pays qui publie le plus de livres par habitant en Amérique Latine. C'est aussi celui qui produit le plus de films par habitant. Il existe une longue tradition littéraire qui remonte à avant même que le pays ait une Constitution, ou même un nom.
Juan Carlos Onetti, Felisberto Hernández, Marosa Di Giorgio, Paco Espínola, Armonía Somers, Ida Vitale, Mario Levrero, il y a des dizaines d'écrivains et de nombreuses œuvres de valeur. Dans la littérature récente, Damián Gonzales Bertolino, Inés Bortagaray, Gustavo Espinosa, Gabriela Ecobar. Le pays a même eu, au cours de son histoire, une veine littéraire propre : los raros « les rares », un ensemble diffus caractérisé par l'accent mis sur la perception et le regard étonné face au quotidien.
Une vie pleine de sens est votre quatrième roman publié en France. Quelle est votre relation avec notre pays ?
Pablo Casacuberta : J'ai une relation particulièrement affective avec le français. Certains des premiers livres de mon enfance étaient d'auteurs français, Saint-Exupéry, Victor Hugo, Jules Verne. Au début de l'adolescence, j'ai lu un roman d'un écrivain uruguayen qui fut mon premier ami adulte, Mario Levrero, intitulé justement « Paris ». Depuis, le nom de la ville a été dans ma tête teinté de l'imaginaire fantastique du roman.
La France est un pays où les livres sont respectés, où il y a de belles librairies et où les écrivains reçoivent de l'attention. C'est une sorte de paradis pour un écrivain étranger. C'est mon quatrième roman publié en français, mais dès que j'ai publié le premier, il m'a frappé que lors de conférences et de présentations, le public venait rencontrer un écrivain dont ils n'avaient jamais entendu parler, qui venait d'un pays et d'une ville lointains, la capitale la plus au sud du continent américain...
J'ai toujours été ému d'être accueilli avec cette cordialité et ce désir de connaître. J'ai aussi eu la chance de trouver une éditrice adorable et cultivée, sensible et bonne personne, qui dirige un groupe exceptionnel, et me traite comme un membre de la famille. J'ai gagné à la loterie.
[Photos : Métailié - source : www.actualitte.com]
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