domingo, 3 de junho de 2018

Plusieurs façons d’être Français


De passage dans une librairie lyonnaise, cherchant le dernier livre de Nathalie Heinich, Une histoire de France, je découvris qu’il avait été classé en sciences sociales. Avait-il été victime du statut de son auteur, l’un des noms les plus en vue de la sociologie contemporaine ? Ou bien devait-il un tel sort à la subtilité d’un titre qui pourrait laisser croire, pour peu qu’on ne prête qu’une attention distraite à l’article indéfini, à un manuel d’histoire ? Toujours est-il qu’il n’était pas au bon endroit, puisque cet ouvrage si personnel, quand bien même porterait-il avec talent les traces d’une sensibilité sociologique, se trouve être avant tout un livre de mémoire familiale et sans doute plus encore, à lire entre les lignes et entre les images, une résurgence des origines.


 
Écrit par Jacques Gerstenkorn
 
La mémoire familiale est une nappe de passé d’une espèce particulière, une sorte d’entre-deux difficile à saisir qui n’est ni la mémoire collective au sens de Maurice Halbwachs, ni la mémoire résultant de l’expérience individuelle. Elle est une substance addictive pour beaucoup d’entre nous. Elle est la sève qui coule dans les branches de nos arbres généalogiques. Elle se nourrit aux sources documentaires les plus intimes et en même temps les plus précaires : photos de famille dont on ne reconnaît pas toujours les figures, correspondances pieusement conservées qui prennent valeur d’archives, journaux intimes ou fragments de mémoire couchés sur le papier, actes d’état-civil, témoignages oraux recueillis sur le tard, et, last but not least, dans le cas qui nous occupe, ces fiches dactylographiées par Lionel, le père de Nathalie, qui attestent déjà d’une volonté de transmettre puis de confier à sa fille quelques bribes de vies à sauver de l’oubli. On aura compris qu’il ne s’agit pas d’une mémoire autobiographique d’événements vécus [1], mais d’une mémoire construite, d’un travail de mémoire : en définitive, ce sont les descendants qui fabriquent la mémoire de leurs ascendants, davantage qu’ils n’en héritent… Par là-même, le récit engage constamment la relation de l’auteur à son propos.  

Encore fallait-il donner chair à toute cette documentation, veiller à chaque instant à ne pas ensevelir le lecteur sous une avalanche indigeste d’informations d’ordre privé. Et toute la réussite proprement littéraire du livre est là. L’art de Nathalie Heinich est celui d’une mémoire qui trouve sa raison d’être dans le partage. S’il tient d’abord à l’élégance et à la clarté d’une écriture pleine d’empathie pour ses personnages, il doit aussi beaucoup à une économie narrative qui épouse l’ordre descendant puis remontant des générations, suivant une construction en chiasme qui met en récit les histoires de Jacob, Bentzi, Stacia et Lionel du côté juif et paternel, puis celles de Geneviève, Madeleine et Henriette du côté maternel et protestant. Mais cela tient aussi à la place tout à fait inédite accordée aux documents eux-mêmes, plus de 250 images disséminées au fil du texte, valorisées par une mise en page aérée : un patient travail d’investigation d’abord (la collecte des documents) puis un savant travail de montage (leur intégration au récit) qui donne à cet objet hybride non pas l’aspect d’un album de famille mais davantage celui d’un film documentaire dont on aurait édité le scénario.
Il ne faut pas raconter Une histoire de France et encore moins s’aventurer à résumer les différents récits de vie qui composent le livre. Il ne sert de rien de gâcher par avance le plaisir des futurs lecteurs en en disant trop sur les histoires des Benyoumoff (fabricants de casquette établis à Marseille) originaires d’Ukraine et des Bolgert originaires d’Alsace, dont les parcours parallèles furent marqués par des exils forcés et par un authentique désir d’intégration à la nation française. Toutefois, deux lignes de force, qui sont autant de continuités souterraines, attirent plus particulièrement l’attention.
 

Et d’abord la question du mariage. Elle est habilement abordée par le biais des photos de mariage, y compris lorsqu’elles n’existent pas, soit que les mariés n’aient pas eu les moyens de se payer un photographe (ainsi pour les arrière-grands-parents de Nathalie Heinich, Jeanne et Bentzi Benyoumoff), soit que l’absence d’images soit révélatrice d’une difficulté à faire reconnaître l’union au grand jour, du fait des réticences familiales à consentir à un mariage mixte perçu comme une mésalliance (cela vaut surtout pour le mariage de Lionel et Geneviève, parents de la narratrice). Quant au mariage de Stacia et Lazare Heinich (ses grands-parents), il renvoie à une longue tradition de mariages arrangés, dont les femmes sont immanquablement les premières victimes. À cet égard, l’anecdote la plus touchante est celle du faire-part de décès que Madeleine, la grand-mère maternelle de Nathalie, à l’âge de quatre-vingts ans, lui demanda de découper dans Le Monde : il annonçait « la disparition de celui qui aurait dû être l’homme de sa vie », Jean, le cousin germain de sa mère, dont elle avait été éprise dans sa jeunesse mais qu’on l’avait empêchée d’épouser…
C’est peu dire par ailleurs que l’ombre de la Shoah plane sur l’ensemble du livre. Il y a, au cœur de cette Histoire de France, des pages déchirantes qui relatent l’arrestation à Marseille, la déportation et les disparitions respectives de Jeanne et de Bentzi Benyoumoff. Il arrive aussi que « ce passé qui ne passe pas » refasse surface de façon impromptue et saisissante. En octobre 1965, le rabbin Charles Kamoun fit parvenir à la famille le compte rendu de l’exhumation des restes de Jeanne, décédée au camp de Royallieu en 1943. Cette lettre, reproduite in extenso, est un témoignage bouleversant. Les fantômes des disparus hantent la plume et plus profondément l’âme de Nathalie Heinich, et les avoir convoqués avec tant de talent mérite à plus d’un titre (Une histoire de France, précisément) d’être salué d’un grand coup de chapeau.

1. Cf. « l’autobiographie par les toits » publiée voici quelques années déjà par Nathalie Heinich (Maisons perdues, éd. Thierry Marchaisse, 2013).
[Source : www.en-attendant-nadeau.fr]
 

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