Soupe de lettres. Maxpixel |
Écrit par Christophe Benzitoun
Maître de conférences en linguistique française, Université de Lorraine
L’invention de l’écriture représente une avancée technologique
majeure ayant révolutionné la pensée humaine. Elle a rendu possible la
confection de listes et de tableaux, une moindre sollicitation de la
mémoire, l’émergence de la pensée scientifique. Pour cela, l’humain a dû
se doter d’une forme de représentation conventionnelle de la langue par
écrit.
Ainsi, une réponse simple à la question posée en guise de titre
pourrait être que l’orthographe permet de transcrire, de passer de
l’oral à l’écrit. Concrètement, on utiliserait des lettres codant des
sons (pour les langues comportant un alphabet). Mais la situation du
français contemporain est très loin de cette relation directe entre
parlé et écriture.
La complexité de l’orthographe française
Pour ce qui est du français, un des problèmes majeurs, c’est que l’on
dispose de 26 lettres (héritées en grande partie de l’alphabet latin)
pour transcrire 36 sons. Pour surmonter cette difficulté, on a ajouté
des accents et combiné des lettres (par exemple ch, gn, in).
Mais si l’on y regarde de près, on s’aperçoit que les combinaisons de
lettres et les diacritiques transcrivent des sons qui sont déjà codés
par d’autres caractères (ph/f, au/o, ai/é, ç/s). Et que dire de ù qui n’est utilisé que dans le mot où ? Ou bien encore de monsieur dans lequel on et eu renvoient au même son et où le r
final ne se prononce pas. En conséquence, cela a effectivement permis
de représenter tous les sons mais au prix d’une complexité énorme : plus
d’une centaine de possibilités pour coder 36 sons alors qu’une langue
comme le finnois en possède seulement une vingtaine.
De plus, il y a plusieurs siècles, à une époque où les rares lettrés
maîtrisaient aussi le latin, des lettres étymologiques muettes ont été
volontairement introduites en parallèle de l’évolution naturelle calquée
sur la prononciation. Et à cela, on peut ajouter toutes les règles
d’orthographe grammaticale qui sont venues encore complexifier
l’ensemble (marques d’accord, conjugaison, pluriel, accord du participe
passé…). On se retrouve alors avec des cas comme le suivant où il y a
une seule marque de pluriel à l’oral (la différence de prononciation
entre le et les) pour cinq à l’écrit : Le_s_ joli_s_
petit_s_ tableau_x_ multicolore_s_. L’orthographe française est donc
très peu transparente c’est-à-dire que le passage du français parlé au
français écrit est extrêmement complexe et difficile à prévoir à partir
de règles. Elle comporte également de nombreuses lettres muettes.
Pourtant, l’orthographe est une construction issue de choix
explicites d’un petit nombre de personnes et non d’une évolution
naturelle. L’orthographe, ce n’est pas la langue mais seulement sa
codification écrite. En 1835 par exemple, l’Académie française a proposé et obtenu la modification graphique de plusieurs milliers de mots dont la suppression du h ou la substitution de ph par f dans certains mots comme fantaisie, flegme et trône (qui précédemment s’écrivaient phantaisie, phlegme et thrône). Et nénufar n’est devenu « officiellement » nénuphar qu’en 1935.
Bref, les choix d’aujourd’hui ne sont pas les mêmes que ceux d’hier ou de demain, comme le montrent ces deux extraits des « Observations de l’Académie Françoise sur les Remarques de M. de Vaugelas »
(1704) qui exhibent les formes recommandées à l’époque : du parti de
ceux qui cro_yent__ et ne sont plus employ_ez_. Mais, si cela dépend de
choix, pourquoi avoir conservé une orthographe aussi compliquée ?
Les raisons de la complexité
De manière assez étonnante, l’orthographe du XVIIe siècle,
élaborée par et pour les lettrés connaissant le latin, n’a pas été
repensée à l’époque de la démocratisation de la scolarité en France,
période durant laquelle l’école représentait le seul contact avec le
français pour des millions d’enfants. On a donc conservé des conventions
fort complexes et depuis 1835 aucun changement notable n’est intervenu.
Cette situation a pour conséquence qu’aujourd’hui l’orthographe pose
des problèmes dans l’apprentissage de l’écriture et de la lecture, avec
un nombre élevé d’enfants dyslexiques ou dysorthographiques et d’adultes
en situation d’illettrisme. De plus, le français écrit est central dans
la scolarité. C’est lui qui donne accès aux autres matières. Il est
donc la cause d’une part importante de l’échec scolaire. Par ailleurs,
l’orthographe sert d’outil de sélection dans le cadre d’examens, de
concours, de recrutements professionnels, voire même de rencontres amoureuses.
Or, l’aspect discriminant n’est pas, comme on pourrait le penser, un
dommage collatéral. C’est au contraire une conséquence tout à fait
voulue, comme l’atteste la célèbre citation de Mézeray (1673), membre de l’Académie française :
« [L’Académie] déclare qu’elle désire suivre l’ancienne orthographe qui distingue les gens de lettres d’avec les ignorants et les simples femmes. »
Tout ceci explique pourquoi, quand on écrit en français, on a
l’impression que celui-ci a été truffé de pièges, de formes les plus
éloignées que possible d’une écriture à base de règles intuitives, à
l’image de sonneur qui prend deux n et sonore qui n’en prend qu’un.
Cette situation oblige à consacrer un temps considérable à
l’enseignement de l’orthographe du français, au détriment des autres
matières et des autres compétences langagières (savoir structurer un
texte, présenter de manière claire et ordonnée une argumentation). Et
cela pour un résultat somme toute assez modeste et qui empire dans le temps. Par comparaison, les petits Finlandais obtiennent des résultats meilleurs
que les Français en lecture pour un temps d’enseignement de
l’orthographe nettement plus faible, le finnois étant une langue
beaucoup plus transparente que le français. Dans ces conditions,
n’est-il pas temps de regarder notre orthographe avec lucidité afin de
trouver de véritables solutions ?
Pour une réelle démocratisation de l’écrit
L’orthographe n’est pas intouchable et elle n’a pas atteint une sorte
de perfection indépassable, ce qui n’aurait aucun sens. Heureusement,
le français n’est pas une langue morte et continue d’évoluer. Il est
donc important de lancer un grand débat sur le rôle que la société
souhaite assigner à l’orthographe (outil de sélection ou moyen d’accès
facilité vers l’écrit). Cela conditionnera notre capacité à améliorer
l’apprentissage des élèves et à amplifier la diffusion du français à
l’étranger.
Le perfectionnement des méthodes d’enseignement seul ne permettra pas
d’avancées significatives. Le temps consacré à l’orthographe, aussi
important soit-il, est insuffisant et le restera si l’on continue à
enseigner sa forme actuelle. Sauf à diminuer le temps dévolu aux autres
matières, ce qui n’est pas souhaitable. Il faut donc une réflexion sur
les conventions orthographiques elles-mêmes, dont la complexité doit
être étudiée avec toute la rigueur nécessaire.
Pour qu’une grande langue comme le français puisse apporter toutes
ses richesses au plus grand nombre, pour que l’apprentissage de ces
formidables outils que sont la lecture et l’écriture ne soit plus
synonyme de supplice, il est urgent que la société s’empare de ce sujet,
sans se laisser aveugler par une conception élitiste de la langue. Il
en va de notre capacité à partager ce bien commun que représente
l’écrit, d’autant plus dans le monde contemporain où nous n’avons jamais
autant eu besoin de savoir lire et d’écrire.
[Source : www.theconversation.com]
Sem comentários:
Enviar um comentário