domingo, 18 de junho de 2017

Avec son discours du Nobel, Dylan livre une performance aussi inédite que rusée

Bob Dylan, parolier amoureux de littérature. Daniel Roland/AFP

Écrit par Marc PORÉE
Professeur de littérature anglaise, École Normale Supérieure (ENS)
Entamée en octobre 2016, la longue séquence « Dylan et le Nobel » vient enfin de se clore, au grand soulagement des autorités de Stockholm. Le 4 juin 2017, à quelques heures de l’expiration du temps imparti, l’interprète-compositeur s’est acquitté de l’obligation faite à tout récipiendaire de prononcer une conférence publique. En l’absence de discours, le chanteur pouvait dire adieu au joli pactole de neuf cent mille dollars qui accompagne la distinction. Une fois de plus, donc, Dylan aura su saisir sa chance au vol (kairos) et faire preuve de ruse (dolos). Rien d’étonnant de la part d’un artiste qui place résolument son propos sous le signe d’Homère, de l’Odyssée et d’Ulysse, le héros de la mètis, cette intelligence multiple, ondoyante et bigarrée.


Tout, dans ce texte de commande autant que de circonstance, témoigne du sérieux, voire de l’application, avec lesquels il a été pensé. C’est sous la forme inédite, d’un message enregistré dans un studio de Los Angeles, que le bon élève a livré une copie de 4000 mots, pour une durée totale de 27 minutes. Rauque mais distincte, la voix du chanteur récitant son texte monopolise toute l’attention, mais elle ne constitue qu’un volet du rusé dispositif. À l’arrière-plan s’égrène une musique d’ambiance façon easy listening pour hôtel de luxe, en lieu et place de la folk ou de la country dont Dylan s’est fait l’infatigable héraut. Sous le masque d’humilité, la provocation a plus que jamais sa place.
Celle-ci n’altère en rien le désir de revenir sur le rapport, a priori peu évident, susceptible d’exister entre la chanson, la littérature et le Nobel qui lui a été décerné – cherchez l’intrus. Faussement naïf, mais avec une vraie sincérité, Dylan mène l’enquête, en cinq étapes distinctes.

Un jalon biographique

Dylan commence par rappeler son imprégnation par les grands standards de la musique folk, country et western. Déterminante, sa rencontre avec le chanteur Buddy Holly, quelques jours avant sa tragique disparition, est traitée à la manière d’un topos littéraire ou romanesque. Il entre dans la scène telle que racontée par Dylan une dimension de sorcellerie, de magie noire : le regard envoûtant posé par Holly par sur le jeune Dylan (pourtant à peine moins âgé que lui) le marque à jamais.


Suit un développement consacré à son appropriation du matériau vernaculaire de la musique folk. Les poètes américains, on le sait depuis Walt Whitman, entendent puiser à la source d’un matériau aussi autochtone que possible. Mais le propos n’a rien de didactique. Au contraire, s’y donne libre cours une forte dynamique de subjectivation et d’individuation, sous le signe d’une correspondance entre le phrasé de la vie et le phrasé des chansons folk, laquelle s’est pour ainsi dire révélée à lui – comme on parle de religion révélée. De l’existentiel au style, de la « grammaire » du premier aux « formes » du second, ainsi que le dirait l’essayiste Marielle Macé, il n’y a qu’un pas, allègrement franchi par Bob Dylan.
Mais le plus étonnant est à venir, sous la forme d’entrées relatant sa découverte, cette fois, de la (grande) littérature. C’est le cœur battant du dispositif ; il se centre autour de trois récits, des classiques, mais pas de poésie, donc, en apparence, du moins. En lien avec la composante autobiographique de l’exercice, ils se prêtent à la reconstitution d’une archéologie des trois âges de la lecture selon Dylan.

Quand lire, c’est s’embarquer

Avec Moby Dick, de Herman Melville, Dylan ne prend guère de risques. C’est pourtant d’un pas encore mal assuré qu’il procède au résumé de l’œuvre. Un brin scolaire, l’apprenti lecteur vante les grandes qualités d’un livre en effet fondateur. Assez vite cependant, il s’éloigne de la paraphrase pour exprimer ce que le roman a d’actif, de radio-actif même. Le retient au plus haut chef la manière dont les livres en général, et Moby Dick en particulier, brassent des milliers de choses (y compris le tarot et la numérologie) et se fraient un chemin dans les vies de chacun, pour se retrouver, au terme de l’équipée, partie prenante d’un tissu conjonctif autant que créatif.

Une source d’inspiration – et d’action – majeure pour Dylan. Oxford University press

Quand lire, c’est se perdre

Plonger jusqu’au cou dans la lecture d’À l’Ouest rien de nouveau (1929) d’Erich Maria Remarque, dont le nom n’est d’ailleurs même pas cité, c’est assurément perdre le fil. L’action, l’intrigue, les personnages, disparaissent au profit des impressions, exprimées uniquement à la deuxième personne. Vous sombrez, vous perdez pied, vous périssez, vous passez de vie à trépas. Vous n’êtes plus rien ni personne. « Je » est mort. Et Dylan d’entrer de plain-pied dans la boue, la crasse, les excréments, la folie, l’extermination de masse. Dans le chaos et l’atrocité d’une guerre, celle de 14-18, dont les war poets anglais (Wilfred Owen, Siegfried Sassoon, Isaac Rosenberg) ont magistralement traduit le non-sens absolu. Dylan ne les cite pas, pas plus qu’il n’évoque Barbusse, Jünger ou Dorgelès. Mais on comprend que lire, c’est s’exposer, se mettre à nu, se glisser dans la peau des victimes de la guerre, et ce, sous toutes les latitudes. L’empathie est à son comble, et l’interpellation du lecteur, de Remarque comme de Dylan lecteur de Remarque, achève d’abattre les soi-disant cloisons entre la littérature et la vie.
Dylan clôt cette séquence dantesque en citant le couplet d’une chanson anti-militariste de Charlie Poole (1892-1931), célèbre jouer de banjo et leader des North Carolina Ramblers, à qui on doit d’immortels standards. L’élégance – ou faut-il parler de coquetterie – du procédé rejoint l’économie de l’énoncé. Pourquoi, en effet, se donner la peine de rappeler que la lecture de Remarque aura fait de Dylan le pacifiste, le chanteur engagé contre la guerre du Vietnam que chacun connaît universellement ?


Quand lire, c’est se trouver

Consacré à l’Odyssée, le développement est le plus court des trois, le plus elliptique aussi. Il s’ouvre sur un véritable arraisonnement. Ignorant les milliers de réécritures, plus ou moins savantes, de l’Odyssée (à commencer par l’Ulysse de James Joyce), Dylan va droit à ce qui est pour lui l’essentiel : la ressaisie par les paroliers, les chanteurs folk, du matériau homérique. Sans qu’il éprouve le besoin de les citer nommément, il évoque les hits de Simon & Garfunkel, Elvis Presley, John Denver, Ricky Nelson (« Travelin’ Man »). La démarche ressemble à celle des harponneurs du Pequod melvillien, ou bien encore des settlers (colons). Il s’agit de planter son harpon, de jeter son dévolu, sur un bout de baleine, un pan de terre, aux fins de le faire sien. Une revendication territoriale, qui est d’abord illégale avant que d’être légitimée après coup, et dont nul n’ignore qu’elle se trouve aux fondements de l’Amérique.
Suit l’exposé de la trame de l’Odyssée, brossée à (très) larges traits, et dans un relatif désordre. « Ulysse, c’est moi », y est-il en revanche rappelé à chaque phrase. Moi, l’homme surnommé « Personne », moi, l’exilé sur le chemin du retour, moi encore, le chanteur exposé à tous les vents mauvais de l’histoire collective et personnelle. C’est bien sous la forme du refrain, de la ritournelle, que s’articule ce que Dylan nomme le « thème » du voyage, de la grand-route, du cheminement dans la vie. Ballades folk obligent.

Dylan se rêve en Ulysse des temps modernes. Wikipédia

Si l’objectif était de prouver que la littérature n’est en rien étrangère à Bob Dylan, la cible est assez largement atteinte. Sous des dehors désinvoltes, la performance, car c’en est une, gagne en puissance à mesure qu’elle avance. La force peu commune du propos tient dans sa capacité à exprimer, de surcroît dans une langue superlativement adéquate, l’intuition selon laquelle les styles littéraires, quels qu’ils soient du reste, vous engagent et comment ils « se proposent dans la lecture comme de véritables formes de vie, engageant des conduites, des démarches, des puissances de façonnement et des valeurs existentielles ».
À l’évidence, Dylan a bel et bien trouvé dans les livres « une idée qui agrippe, une puissance qui tire en [soi] des fils et des possibilités d’être ». Oui, il s’est manifestement trouvé « suspendu à des phrases, à ces forces d’attraction qui nourrissent en continu son propre effort de stylisation. » C’est du moins ce qu’on ressent à suivre cet auteur-lecteur-compositeur dans sa phrase, laquelle procède de manière tangible, en même temps qu’audible, d’un singulier « phrasé dans l’existant. »

Parler la littérature

C’est que la littérature, Dylan n’a pas fait que la rencontrer. Il la parle, aussi et surtout, et ce, à livre ouvert ; il la « parolise », en français dylanien dans le texte. Un texte qui n’en est pas un, au sens classique du terme. Les phrases sèches, minimalistes – sujet, verbe, complément – y crépitent comme autant de riffs de guitare (électrique). Elles se suivent et s’enchaînent, sur le mode de la juxtaposition pure et simple. Aucune subordination, ou presque. Peu de mots de liaison. L’effet est musical, captivant, quasi hypnotique, et a tôt fait d’asseoir une véritable emprise sur l’auditeur. D’autant plus que la circulation à l’intérieur des livres, en prélude à leur recréation, se fait au présent de l’indicatif, un présent synonyme de Présence, qui n’est pas sans rappeler le manifeste en faveur de la « Poésie au présent » rédigé par D. H. Lawrence en 1919.
La scansion, le rythme, la prosodie, le flow, les one-liners accrocheurs, éminemment quotables (destinées à être cités et retenus), le « son » préféré au « sens » (au demeurant pas toujours clair, mais il n’en a cure) : tout est là, « trahissant » le parolier, le poète, le barde. Du grand art, en somme.
C’est pourtant le moment que choisit Dylan pour soustraire la chanson du périmètre de la littérature. La chanson n’en relève pas, affirme-t-il, au terme de l’analyse. Elle n’en est pas digne, procédant, au mieux, des arts de la scène, des performing arts, lesquels ne valent que s’ils se donnent à entendre. Et le rapprochement avec les vers du théâtre de Shakespeare de surgir alors sous sa plume. Ces derniers ne prennent vie qu’une fois déclamés. On appréciera, au passage, le plaidoyer en faveur de l’oralisation de la poésie et du poème.
Mais qui n’entend l’ambiguïté du propos ? Une ambiguïté comparable à maintes autres déclarations de sa part. C’est souvent, en effet, que Dylan feint de rabaisser la chanson au rang d’art mineur – comme le faisait Serge Gainsbourg en son temps. « Le monde n’a plus besoin de chansons », ainsi commence un entretien de 1991, dans lequel il se moque de son « tout petit talent ». Mais c’est pour mieux revenir à la charge. Et laisser entendre que la chanson est quand même fondée à afficher quelques prétentions ; qu’il y a, assurément, des exceptions qui confirment la règle :
« Il y a suffisamment de chansons. A moins que quelqu’un n’arrive avec un cœur pur et n’ait quelque chose à dire. C’est autre chose. Mais pour ce qui est de l’écriture des chansons, n’importe quel idiot pourrait le faire. Si je le fais, n’importe quel idiot pourrait le faire. [Il rit] Ça n’a rien de difficile. Tout le monde écrit une chanson, comme tout le monde porte un grand roman. »
Vingt-six ans plus tard, Dylan récidive, moyennant une nouvelle pirouette. En apostrophant la muse de l’auteur (présumé) de l’Odyssée – « Chante en moi, ô Muse, et, à travers moi, raconte l’histoire » –, il se proclame, il devient Homère.

Quand dire, c’est (se) faire

Attention, l’hubris n’est pas loin. Mais ce serait oublier qu’écrire une chanson, c’est porter une grande histoire – « comme tout le monde », censément, et à l’intention de tout le monde. Démocratie américaine, post-homérique, en définitive.
Et c’est fort opportunément que remonte à la mémoire un propos de Jean‑Paul Sartre, dans « Situation de l’écrivain en 1947 » :
« L’écrivain américain songe moins à la gloire qu’il ne rêve de fraternité, ce n’est pas contre la tradition mais faute d’en avoir une qu’il invente sa manière d’être, et ses plus extrêmes audaces, par certains côtés, sont des naïvetés. »
Naïvetés, peut-être, mais, dans le cas de notre Dylan « aux mille tours », reconnaissons qu’elles sont sacrément bien envoyées…

[Source : www.theconversation.com]

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