sexta-feira, 26 de maio de 2017

La production collective du caractère prosaïque du rap français


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On tient généralement pour évident ce qui relève de l’art ou ce qui n’en relève pas. Contre ce présupposé, la sociologie de la culture a démontré que la distinction sociale attachée à la singularité artistique n’est pas intrinsèque à certaines œuvres et certaines pratiques plutôt que d’autres, mais le fruit d’efforts pour transformer les façon de faire et de percevoir certaines œuvres, certaines pratiques. Le caractère esthétique d’une chose dépendant d’activités collectives qui font qu’on la reconnaît comme telle.
Mais on peut en dire autant de la situation inverse : le fait que certaines pratiques et certaines œuvres soit traitées comme ne relevant pas de l’esthétique, autrement dit qu’elles soient « vulgaires » ou « prosaïque » est tout autant le fruit d’activités collectives.
L’histoire du rap en France illustre ces remarques. La réception académique du rap dans les années 1990, similaire à un mouvement plus vaste de définition publique et médiatique du rap comme expression des banlieues, a longtemps freinée toute prise au sérieux du rap comme pratique artistique et donc, a fortiori, toute analyse poétique sérieuse des œuvres du genre. Je reviens sur cette question dans un article écrit avec Emmanuelle Carinos dont je publie ici un extrait1.


Soirée La Sardine animée par DJ Molskee au club La Java, vers 1989. Photo Gilles Hutchinson.

Dans les années 1980, en France, le rap est une pratique artistique confidentielle à l’exception de quelques tubes éphémères. Principalement popularisé par les industries du divertissement (radio, télévision, discothèques…) ou par des réseaux d’amateurs aux goûts franc-tireur notamment liés à la diaspora afro-antillaise2, le rap reste hors des radars de sciences sociales qui découvrent alors tout juste l’existence du rock3 comme d’une musicologie qui demeure focalisée sur les musiques classiques et savantes4.
Cette existence académique et médiatique à éclipses s’achève avec l’année 1990. Le rap connaît alors une médiatisation sans précédent. Les acteurs du rap tentent alors d’imposer une conception de leur pratique comme musique, art, culture. Aux prises avec des définitions exotisantes du rap, ils obtiennent au mieux, dans les espaces publics médiatiques dominants, une concession consistant à traiter leur musique comme une culture. Mobilisant la polysémie du terme « culture », la définition publique majoritaire du rap en France privilégie implicitement une conception du rap comme « style de vie fonctionnel », plutôt que comme un « corpus d’œuvres valorisées » (Passeron 2006 : 493), dans un double mouvement de particularisation (non pas de la culture, mais une culture), et d’altérisation (non pas notre culture, mais leur culture). Ce double mouvement justifiait de ne pas traiter le rap comme forme esthétique, ou de ne l’examiner ainsi qu’avec suspicion.
Parallèlement, des universitaires se penchent sur ce qu’ils saisissent, à la suite de la presse et des télévisions généralistes, comme un mouvement social et / ou une expression de banlieues désormais réifiées5. Pendant la majeure partie des années 1990, dans les espaces médiatiques comme dans les mondes académiques, l’intérêt esthétique pour le rap est quasi absent6. Les propos d’un polémiste médiatique et les écrits d’un sociolinguiste de renom l’illustrent de façon assez similaire :
« Si vous dites [que c’est] de l’art, c’est tout à fait élémentaire. […] On voit des gens qui n’ont pas tellement appris la musique et font des choses très simples pour dire des choses simples. »7
« Le rap, du point de vue musical, est assez limité : une base rythmique, un texte psalmodié, un phrasé imité des Noirs américains – il n’y a pas là de quoi bouleverser le monde de la musique […]. C’est pourquoi les bravos un peu démagogiques d’une partie de la classe politique et des intellectuels devant ces productions approximatives font penser à l’émoi des grands-parents devant le dernier-né de leurs petits-enfants : « Qu’il est beau, qu’il est mignon, fais areu-areu… » »8.
La formule polémique des « bravos démagogiques » renvoie en premier lieu au philosophe états-unien Richard Shusterman, dont Louis-Jean Calvet se garde de discuter précisément les thèses. Une telle discussion a néanmoins lieu, en France, et nous intéresse d’autant plus qu’elle engage les relations entre esthétique et sociologie.
A la faveur d’une « recherche de légitimation croisée »9 entre le Richard Shusteman et Pierre Bourdieu, et sur fond de malentendu intellectuel, un dialogue inattendu se noue entre la sociologie bourdieusienne et les analyses du philosophe qui portent tout particulièrement sur le cas du rap états-uniens. En 1992, les Editions de Minuit publient une traduction du livre Pragmatist Aesthetics: Living beauty, Rethinking Art de Shusterman, sous le titre L’Art à l’état vif. Louis Pinto en offre un compte-rendu bienveillant mais sceptique : « ce qui est dit du rap pourrait bien refléter moins la pratique indigène des producteurs (disc-jockeys, etc.) que le rapport à cette pratique d’un professeur d’esthétique bien disposé envers celle-ci »10.
La confrontation entre Shusterman et Pinto n’est pas sans rappeler l’opposition entre « dominocentrisme » et « domimorphisme » théorisée par Claude Grignon et Jean-Claude Passeron11. Dominomorphisme : Shusterman prend au sérieux la prétention généralement esthétique du rap au même titre que l’on prend au sérieux la prétention esthétique des arts légitimes – et ce au risque d’ignorer les spécificités de cette production culturelle et de ses usages sociaux soumis à des hiérarchies culturelles fortes en lui imposant des outils taillés sur le patron des pratiques culturelles des dominants. Dominocentrisme : Pinto objecte que pour comprendre le rap, c’est son statut de pratique culturelle dominée qui doit guider l’analyse – et court quant à lui le risque d’essentialiser l’altérité qu’il prête au rap tout en reconduisant l’une des logiques centrales de son illégitimation culturelle, l’idée d’une différence radicale entre la culture des dominants et la culture des dominés.
Détailler les implications épistémologiques et méthodologiques de ce débat nous conduirait trop loin. Nous nous bornerons donc à souligner quelques arguments clefs, formulés par Shusterman en réponse à la réception française de son livre, et qui posent des jalons pour toute approche esthétique du rap.
Le premier a trait à cette essentialisation de la différence culturelle au sein des sociétés (post)industrielles et médiatiques : « il faut remettre en question […] la dichotomie présumée entre l’intellectuel et le populaire, dichotomie qui exclut l’authenticité de toute appréciation intellectuelle de l’art populaire et refuse le fait évident que de nombreux intellectuels professionnels sont des consommateurs enthousiastes d’art populaire12 ». En France, cette dichotomie a pu conduire à insulariser le rap, et à en faire une parole des marges destinée aux marges, jusqu’à parfois produire d’absurdes tautologies. Ainsi des analyses qui font du rap français une parole « cryptique », critiquées notamment par Anthony Pecqueux13. Autrement dit, loin d’être le code d’une communauté socioculturelle fermée, le rap tend d’abord à être une proposition artistique offerte à une communauté indéfinie d’amateurs potentiels – à l’expertise spécifique plus ou moins affirmée.
Reste la tentation de la hiérarchie entre les modalités de consommation des intellectuels et celles d’autres consommateurs. Shusterman engage à s’en méfier, et reconnaît « les réels dangers de l’impérialisme intellectualiste »14. Cette objection conduit à une second argument clef : « la compréhension intellectuelle de l’art populaire ne signifie pas que des expériences moins cérébrales soient illégitimes »15. Non sans ironie, c’est le philosophe qui rappelle ici le sociologue à l’histoire, « la ligne qui sépare [grand art et art populaire] n’étant pas intrinsèque, mais flexible et historique »16.
La suite de cette réflexion est publiée dans l’article d’E. Carinos et K. Hammou « Approches du rap en français comme forme poétique », in S. Hirschi, C. Legoy, S. Linarès, A. Saemmer et A. Vaillant, La poésie délivrée, à paraître aux Presses universitaires de Nanterre.
  1. Ce billet s’inscrit dans la continuité des réflexions présentées en octobre 2013 lors du colloque La Poésie hors le livre, organisé à Nanterre par Stéphane Hirschi (UVHC, université de Valenciennes et du Haut Cambrésis), Serge Linarès (UVSQ, université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines), Alexandra Saemmer (université Paris 8), Alain Vaillant (université Paris Ouest Nanterre la Défense). [↩]
  2. Karim Hammou, Une histoire du rap en France, La Découverte, 2012. [↩]
  3. Antoine Hennion et Patrick Mignon, ROCK : de l’histoire au mythe, Paris, Anthropos, 1991. Deux exceptions à noter : Christian Bachmann et Luc Basier, « Junior s’entraîne très fort : ou le smurf comme mobilisation symbolique« , Langage et société, n°34, 1985 et la même année Patrick Mignon, « Musiques de Beurs« , Vibrations, n°1, 1985. [↩]
  4. Musurgia vol. 5 n°2, dossier consacré à « L’analyse musicale des musiques populaires », 1998. [↩]
  5. Karim Hammou, « Rap et banlieue : crépuscule d’un mythe ? », Informations sociales n°189, 2015. [↩]
  6. Anthony Pecqueux, Voix du rap. Essai de sociologie de l’action musicale, Paris, L’Harmattan, 2007 ; Julien Barret, Le rap ou l’artisanat de la rime, Paris, L’Harmattan, 2008. [↩]
  7. Gérard Zwang, sur le plateau de « Ciel, mon mardi ! », 5 février 1991, TF1. [↩]
  8. Louis-Jean Calvet, Les voix de la ville. Introduction à la sociolinguiste urbaine, Paris, Payot et Rivages, 1994, p.289-290. [↩]
  9. Romain Pudal, « Les (més)aventures continentales d’un pragmatisme critique : lire Richard Rorty et Richard Shusterman en France », Revue française d’études américaines, 2010, p.60. [↩]
  10. Louis Pinto, « R. Shusterman, L’art à l’état vif. La pensée pragmatiste et l’esthétique populaire », Politix, vol. 5 n°20, 1992, pp. 171. [↩]
  11. Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, Le savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Seuil, 1989. [↩]
  12. Richard Shusterman, « Légitimer la légitimation de l’art populaire », Politix. vol. 6 n°24, 1993, p.161. [↩]
  13. Anthony Pecqueux, Voix du rap, ouvr. cité, p.34. [↩]
  14. Richard Shuterman, « Légitimer la légitimation de l’art populaire », ouvr. cité, p.159. [↩]
  15. Ibid., p.161. [↩]
  16. Ibid., p.154. [↩]

[Source : www.surunsonrap.hypotheses.org]

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