Les vacances sont un moment propice à la lecture et aux livres : l'afflux de temps libre ouvre de nouvelles perspectives, multiples. L'occasion de lâcher prise, mais aussi de sortir de ses habitudes en matière de littérature, d'explorer des sentiers méconnus... Sur son lieu de vacances, Henri Mojon, président des Éditions du Net, a ainsi fait une rencontre inattendue... et inoubliable.
Au fin fond de la Corse dans un camping totalement isolé sans aucun réseau, une zone blanche, nous sommes au bord d’une magnifique petite plage, totalement hors du monde. C’est la semaine du 15 août, il fait une chaleur étouffante et l’ennui se dispute avec la paresse.
Lisant des livres toute l’année pour mon métier d’éditeur, je fais carême de la lecture. Néanmoins je ne peux pas résister à aller voir lorsque j’apprends qu’il y a une petite bibliothèque constituée de livres laissés là par d’anciens clients. Rien d’extraordinaire, quelques livres à la mode, des policiers, de la Fantasy, un Harry Potter.
Un livre se détache néanmoins du lot : il est neuf, il n’a manifestement jamais été lu, publié dans la collection prestige d’Actes Sud, il a en plus un bandeau rouge avec la mention « Ahmet Altan a été condamné à la réclusion criminelle à perpétuité » et son titre est L’amour au temps des révoltes.
Je connais cet écrivain de nom pour avoir suivi la mobilisation des associations d’écrivains contre sa condamnation à la prison à vie en Turquie, sort qu’il partage avec Asli Erdogan. Je repose le livre, je me connais trop bien, si je commence à le lire et qu’il me plaît, je ne pourrais plus le lâcher alors que je suis ici avec ma femme et ma fille que je les délaisserais. Mais une petite voix intérieure me dit « allez, prends-le » et me trouve même une excuse « tu vas juste lire quelques lignes pour voir le style d’un écrivain condamné à perpétuité ». L’envie est trop forte, je le prends !
Sans conviction et sans réelle envie, je commence la lecture sur la plage entre deux bains. Immédiatement la magie opère, les morts se mettent à parler et je suis immédiatement immergé dans un monde qui m’est totalement inconnu, la Turquie au début du XXè siècle, saisi par la réalité des personnages grâce à de sublimes métaphores qui transmettent avec talent leurs pensées et leur psychologie. L’intrigue est passionnante, la fin du Sultan Ottoman, jadis tout puissant sur un empire immense… Et puis les histoires d’amour, multiples et si différentes les unes des autres.
La beauté est partout : dans l’écriture, dans les femmes, dans les hommes aimés, dans les sentiments, dans l’honneur des héros, dans les villes décrites, dans les paysages, dans la noblesse en déclin, dans l’honneur et la fierté des hommes, dans la pudeur et la passion des femmes, dans la violence d’une révolte, et même dans la pauvreté.
Cela n’a pas manqué et je ne l’ai plus lâché, 365 pages lues en deux jours avec avidité et passion, plus de mer, plus de bains, plus de détente, seuls existent les personnages et leurs destins. Je l’ai fini à minuit et suis alors sorti dehors dans le silence absolu de la nuit d’un camping qui n’était que bruits, cris et rires de femmes, d’hommes et d’enfants pour qui rien d’autre dans le monde n’existe que le bonheur de vivre.
J’ai pleuré une heure ; sur une robe de soie blanche, sur ce monde disparu, sur les amours impossibles ou passées, sur les guerres qui reviennent nous laissant avec le seul sentiment de sidération, sur Ahmet Altan dans sa prison pour le reste de sa vie, sur l’humanité. Mais j’ai aussi pleuré sur Recep Tayyip Erdoğan, car il ne sait pas ce qu’il fait en enfermant cet homme ; et pour ne pas l’avoir lu ou ne pas avoir été touché, ce qui serait encore pire, il est plus misérable que le plus pauvre des hommes.
Mais en même temps ce livre m’a donné une force et une joie de vivre incroyables, car je suis le plus heureux des hommes de l’avoir lu. Je ne remercierai jamais assez Ahmet Altan de l’avoir écrit et lui envoie tout mon amour même s’il ne le recevra jamais. Mais qu’il soit rassuré, car comme le dit un de ses héros, on peut tuer un homme — on peut l’enfermer à vie — il continuera à exister si on ne tue pas aussi sa voix.
Or, je suis aujourd’hui la preuve que Recip Erdogan n’a pas tué la voix d’Ahmet Altan. J’ai reposé le livre dans la bibliothèque d’un camping perdu au milieu de nulle part, un jour viendra où un autre le prendra, le lira et l’aimera. Avec un tel chef-d’œuvre, jamais la voix d’Ahmet Altan ne s’éteindra, qu’il le sache, car pour rien au monde il ne doit renoncer à être ce qu’il est : un sauveur de l’humanité !
Henri Mojon, Les Éditions du Net
Président de la Journée du Manuscrit
[Source : www.actualitte.com]
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