quarta-feira, 8 de março de 2017

Amours mixtes

En Estonie, quasiment 25% de la population est russe. Pourtant, les deux communautés semblent toujours se regarder en chiens de faïence. Alors que certaines zones d’habitations sont toujours réservées à une nationalité, les enfants suivent encore leur éducation dans des écoles séparées. Dans un contexte de tensions grandissantes entre Moscou et Tallinn, comment rapprocher ces deux mondes ?



Auteure : Liisi Mölder
TALLINN – « Comment peut-on dire à un enfant de 4 ans qu’il est un ‘occupant’ ? », demande Tiiu en regardant amoureusement son partenaire. Vadim est l’une des 85 000 personnes qui vivent en Estonie avec ce que l’on appelle un « passeport gris ». Traduction : sa citoyenneté n’est pas confirmée, il est donc techniquement apatride. Posé sur la table, la couverture de son passeport semble assortie à celle des murs. « Mon grand-père a vécu en Estonie toute sa vie », explique Vadim. Sa mère y est née et lui ne comprend toujours pas pourquoi on lui reprocherait d’être venu au monde ici. « Pourquoi suis-je tenu de prouver que je suis un citoyen digne de ce nom ? », invoque-t-il.
Vadim, 32 ans, et Tiiu, 30 ans, se sont rencontrés en 2015. Tiiu est originaire de Tartu, la deuxième plus grande ville d’Estonie, et parlait à peine russe lorsqu’ils se sont vus pour la première fois. Vadim est né à Saint-Pétersbourg et a déménagé à Tallinn, la capitale estonienne, avec sa famille lorsqu’il avait quatre ans. Le couple vit désormais ensemble dans un appartement situé dans le quartier de Mustamäe, au centre de la ville.  
Lorsqu’il a rencontré Tiiu, Vadim parlait à peine l’estonien. « Je lui parlais en estonien et il approuvait de la tête : “oui, oui” », se souvient Tiiu. C’est la musique qui les a réunis : Tiiu, cheffe d’orchestre professionnelle, a remarqué Vadim, un chanteur lors d’un concert de son groupe Junk Riot, très populaire auprès des Estoniens.
« J’ai trouvé le courage de lui envoyer une lettre en lui disant qu’il me plaisait, et qu’il pouvait me sortir un soir s’il le désirait », se marre Tiiu. Du coup, Vadim a appris l’estonien en trois mois. C’est même devenu la seule langue qu’il parle à la maison. Au fur et à mesure qu’elle se rapproche de la famille de son partenaire, Tiiu comprend de mieux en mieux le russe. « La famille de Vadim mélange les langues de toute façon, puisque sa sœur a épousé une Chinois. Lorsqu’on se rend visite, on parle un mélange d’estonien, de russe, d’anglais et de chinois. »

« Les Estoniens se faisaient harceler »
À quelques heures de la capitale, avec son église luthérienne et sa forteresse, Narva se tient fièrement à l’extrême nord-est du pays. Ses 66 000 habitants flirtent tous les jours avec la frontière russe et autant le dire tout de suite : 95% de la population est russophone. Rene, 33 ans, et Bronislava, 37, se préparent à sortir manger avec leurs enfants.
À la maison et au quotidien, le couple fait comme tout le monde ici : il échange en russe, même si Rene est Estonien. « Je me suis russifié ici », plaisante-t-il, en ajoutant que son identité est un grand mélange depuis qu’il habite à Narva. Ici, 3% des habitants sont Estoniens. « Trois pelés et un tondu », résume-t-on souvent. Si bien que les Russes ne comprennent pas que Rene puisse être Estonien, tout comme les Estoniens n’arrivent pas vraiment à saisir son identité russe. Lui est arrivé à un point où il ne sait plus dans quelle langue il pense. Bronislava quant à elle, a été élevée comme une Russe mais elle s’identifie à l’Estonie et se plaît dans ce pays.
Leurs deux enfants, Evangelia (8 ans) et Emil (6 ans) parlent également russe avec leurs parents. Eva suit des cours d’immersion linguistique pour apprendre la langue estonienne, tandis qu’Emil rentrera à l’école au sein du même programme l’année prochaine. « L’une des raisons de ce choix était de s’assurer que l’apprentissage de l’estonien ne soit pas source de stress », explique Bronislava, qui sait combien il est difficile de pratiquer la langue à Narva.
La famille vit en banlieue, dans une maison privée de deux étages. Rene cumule deux jobs. Il est urbaniste pour la ville et directeur régional d’une agence immobilière. Bronislava elle, gère la cafeteria de l’Université de Tartu Narva College. Lorsqu’elle cherche à embaucher du personnel, il lui est difficile de trouver des personnes qui parlent à la fois l’estonien et le russe. Chez eux, les livres sur l’histoire de Narva sont disponibles en deux langages, soigneusement rangés dans les rayons de la bibliothèque. « Il y a encore vingt ans, les Estoniens se faisaient harceler », lâche Rene, en parlant de son enfance. Les habitants de nationalité estonienne étaient très rares dans le coin. Et on se retenait même de parler estonien dans la rue, de peur des représailles. « Une fois, je suis parvenu à échapper à des garçons russes qui voulaient me rouer de coups », poursuit-il, en préparant la table pour jouer au « Menedzer », la version russe du Monopoly.

Des bastons et une paire de Nike
De son côté et bien qu’élevé dans le district d’Õismäe à Tallinn, Vadim a également dû esquiver des bandes de jeunes un peu sauvages. Sauf que ceux qu’il fuyait lui, étaient Estoniens. Une fois de retour chez lui, tout le ramenait à son pays d’origine. La langue ? Russe. La culture ? Russe. La télé ? Russe. Les actualités ? Russes. « Dans mon enfance, nous étions simplement des Russes qui vivions en Estonie », confirme-t-il. « Mais nous avons ce quelque chose de nordique qui fait que nous sommes plus distants que les Russes de Russie. » Toutefois, comme une exception qui confirme la règle, il trouve que le fils de sa sœur, dont les traits sont asiatiques, se comporte comme un vrai Russe. La nationalité compte t-elle vraiment finalement ?
En Estonie, les relations entre les deux communautés sont devenues particulièrement difficiles dans les années 1990, lors de la restauration de l’indépendance. « À partir de ce moment, nous étions considérés comme différents. » Les Russes qui vivent en Estonie sont perçus comme un désagréable souvenir de la tutelle soviétique, et systématiquement exclus des cercles professionnels et sociaux. Mais pour des Estoniens comme Tiiu, la période de l’indépendance renvoie à une période heureuse. Elle se souvient encore des soirées chez elle, dans la maison familiale, où tout le monde criait de joie et faisait la fête.
« Tout cela, c’est du passé », veut croire Vadim en parlant des ses anciens ennemis. « Aujourd’hui, on joue tous ensemble au basket ou au foot. » Ce couple mixte se plaît à Mustamäe, un quartier où Russes et Estoniens cohabitent sans problème. Toutefois, lorsque leur fils est né en octobre, ils se sont heurtés à certaines tensions disons, culturelles. Surtout lorsqu’il a fallu choisir le prénom de l’enfant. « Les Russes aiment les noms traditionnels, alors que les Estoniens choisissent les noms les plus originaux possibles », explique Tiiu. Elle voulait appeler leur fils Irek, alors que Vadim pensait que Maksim serait un joli nom pour un garçon. « Appeler son fils Maksim c’est aussi prévisible que de s’acheter des Nike lorsqu’il faut choisir des basketsJ’aime bien évidemment aussi “Poutine” ou “Ivanov“, mais Vadim, lui, pas tellement », taquine Tiiu. Après s’être disputés quelque temps, ils finissent par tomber d’accord : leur fils s’appellera Jakov.
Vadim et Tiiu souhaite aujourd’hui mettre Jakov dans une école maternelle russo-estonienne pour qu’il apprenne le russe. Maîtriser les deux langues est très utile en Estonie. Et parfois un peu inquiète, Tiiu s’interroge : dans quel genre de pays son fils grandira ?

« Ici, c’est chez moi »
Rene et Bronislava se montrent plus optimistes. Ils voient que les communautés estoniennes et russes sont très connectées l’une à l’autre. Et à Narva, de plus en plus d’Estoniens viennent travailler et vivre dans la ville. « Avant, on n’entendait pas parler estonien dans les cafés ou les magasins », explique Rene. « Et si vous en entendiez, vous tourniez la tête de surprise », ajoute Bronislava, qui se souvient du jour où elle a rencontré un Estonien « pour la première fois », lorsqu’elle avait 10 ou 12 ans. Elle croit que cette nouvelle « diversité » coïncide avec l’effondrement de l’Union soviétique, lorsque les gens ont commencé à faire une distinction entre les différentes nationalités de l’ancien bloc.
Avant, elle se sentait offensée par l’expression « Si ça ne vous plaît pas ici, partez. » « C’est chez moi ici, et j’aime y vivre », rétorque Bronislava, qui ajoute que l’important n’est pas la langue qu’elle parle mais son identité propre. « Je dirais que tu es davantage Estonienne ces jours-ci », ajoute Rene, avant que le couple ne parte dans un grand rire.
Les deux jeunes tourtereaux n’associent pas les problèmes politiques actuels à la question de la nationalité, étant donné qu’il existe des pro- et des anti-Russie au sein des deux pays. Ils pensent plutôt que les opinions politiques, comme celles sur l’intégration par exemple, sont liées aux niveaux d’éducation et de vie. « Ce sont des problèmes mondiaux sur lesquels nous n’avons pas d’influence », pointe Bronislava.
Rene et Bronislava, comme Vadim et Tiiu gardent l’espoir quant au futur de leurs enfants et le leur. Vadim a l’intention de passer les examens pour vite obtenir la nationalité estonienne. « Je trouve cela injuste que nous soyons considérés comme des occupants alors que des gens qui sont nés après nous ne le sont pas », pose Vadim. « Je pense même que j’irai voter à présent. »
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68.5% de la population estonienne a comme langue maternelle l’estonien.
29.6% (plus de 383 000 personnes) parlent le russe.
68.7% se considèrent Estoniens (889 000 personnes) et
24.8% Russes (321 000 personnes).
1.7% se considèrent Ukrainiens (22 000 personnes).
L’Estonie abrite 85 000 personnes de citoyenneté indéterminée.
De nombreux programmes d’intégration nationale ont été menés en Estonie : le premier, en 1997, se focalisait sur l’intégration des habitants russophones dans la société estonienne. Les projets qui suivirent étaient plus ambitieux et se sont donnés pour but une intégration mutuelle.
En 2000, les programmes d’immersion linguistique ont été lancés : des classes russophones se sont mis à apprendre l’estonien comme langue étrangère. Aujourd’hui, les écoles russophones ont mis en place un système 60-40 : 60% du curriculum est enseigné en estonien, et 40% des sujets restants peuvent l’être en russe.

[Source : www.cafebabel.fr]

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