Le langage né de la Grande Guerre émaille aujourd’hui encore notre vocabulaire.
Écrit par Dorian Grelier
«Moi, avant-hier, avec un crapouillot de 90, j’ai mis le feu à une guitoune, ça a flambé pendant au moins une demi-heure», pouvait-on lire dans une lettre de combattant publiée le 5 mai 1915, au sein des colonnes du Figaro. Dès 1914, les soldats de la Première Guerre mondiale ont eu à mettre des mots sur l’horreur des tranchées, la peur sur le front et à l’arrière. Mobilisés aux quatre coins de France, la langue dans laquelle ils communiquent entre eux est la langue nationale, le français. Mais très vite, une «langue de guerre», ou «langue des tranchées», naît. Composée de plusieurs «strates» et mise en avant par les contemporains, ainsi que l’explique au Figaro Odile Roynette, professeure d’histoire contemporaine à l’université de Bourgogne et auteure des Mots des tranchées. L’invention d’une langue de guerre, 1914-1919 (Armand Colin), cette dernière, formée avant le conflit, se veut le reflet d’une identité nationale.
À cet instant-clé, l’ensemble des questions liées à la guerre relèvent de l’intérêt général de la nation. Il s’agit de partager l’expérience vécue par les soldats, en se saisissant de leur vocabulaire notamment. «Car la langue censée être parlée et écrite par les combattants, note Odile Roynette, est alors un enjeu de la “mobilisation culturelle”, elle participe à l’effort de guerre.» Remplissant les attentes de l’institution militaire, celui qui parle l’argot des tranchées serait par ailleurs un «bon soldat».
Une langue composite
Comme le détaille Jean-Pierre Colignon dans le Petit abécédaire de la grande guerre (Le courrier du livre), la langue des tranchées, dont le lexique est au fil des mois devenu commun à tous les combattants, est faite de plusieurs ensembles. Elle regroupe à la fois des mots issus de l’argot utilisé par la population civile, comme le mot «grolle», qualifié pour désigner des vieux souliers et que l’on retrouve dans l’expression «avoir les grolles» («avoir peur»), ainsi que des régionalismes. La «gniaule», désignant l’eau-de-vie bue par les soldats de la «Der des Ders», est à titre d’exemple un terme issu du provençal.
L’argot propre au monde militaire, que l’on connaissait en partie déjà grâce à des textes tels que La Débâcle de Zola, émaille également cette langue. Il s’agit d’un argot de caserne qui s’est développé au cours du XIXe siècle (le mot «pékin» pour parler d’un civil, «bleu» pour un soldat inexpérimenté) et dont certains mots ont été apportés par les militaires ayant servi outre-mer. Aussi, le “gourbi”, extrêmement utilisé pendant le conflit lorsque l’on parlait d’un abri de fortune dans les tranchées, vient de l’arabe algérien «gurbī» («maison de terre, chaumière, hutte»), note le Trésor de la Langue française. Idem concernant le mot «razzia», issu de l’arabe maghrébin «gāziya» («expédition militaire, incursion, attaque»), diffusé bien au-delà du monde militaire.
Le rôle des écrivains
Une des particularités de la langue des tranchées est qu’elle est également constituée de mots inventés ou transformés par les poilus afin de désigner les réalités du front. Ceux-là concernent en particulier les soldats des nations contre ou avec lesquelles avait lieu le combat. De fait, le «Tommy», diminutif du prénom Thomas, très courant dans l’armée britannique, qualifie le simple soldat d’outre-Manche. Le «Sammy», référence directe à l’Oncle Sam, désigne l’Américain. Et les «Anzacs» (acronyme de «Australian and New Zealand Army Corps») sont les soldats Australiens et Néo-Zélandais qui ont notamment combattu lors de la bataille de la Somme, en 1916. De la même manière, de nouveaux termes sont venus combler un manque en ce qui concerne la dénomination de nouvelles armes. À ce titre, le mot «tank», issu de l’anglais évoquant un réservoir, est adopté pour parler des chars de combat expérimentés par les Britanniques. Par la suite, les journaux de tranchées ont largement contribué à la diffusion de ce lexique quand bien même, explique Odile Roynette, certains mots n’étaient pas nécessairement d’usage courant dans la langue orale des soldats.
Jusqu’à la fin de la guerre d’Algérie, cette langue particulière était encore employée un peu partout dans l’Hexagone. La guerre ayant été une «expérience sociale partagée», les mots des hommes de troupe étaient d’usage au sein des familles. Malgré son omission progressive, il n’en demeure pas moins que certains mots comme «abati», «popote», «limoger» (c’est à Limoges que le maréchal Joffre envoya les officiers d’état-major jugés incapables, en 1916), «gourbi» ou «cahoua» («café», venu de l’arabe également) sont aujourd’hui compris et utilisés. Et pour cause, indique l’historienne: «De grands écrivains combattants ont fait entrer ce lexique dans une sorte d’espace public partagé. Avec Le Feu (prix Goncourt 1916), Henri Barbusse fut l’un des premiers à utiliser massivement l’argot militaire, avant Céline et Voyage au bout de la nuit (prix Renaudot 1932). Les feuillets manuscrits, publiés sous la forme du recueil Guerre par son éditeur en 2022, montrent que l’écrivain a voulu faire entrer une langue argotique, violente, ordurière parfois dans la littérature.»
[Photo : Stefano Bianchetti/Bridgeman Images - source : www.lefigaro.fr]
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