Dans le contexte de confinement sans fin que traverse Buenos Aires, l'adepte de la course à pied est peut-être devenu·e un·e opposant·e à la politique du gouvernement central.
Saviez-vous qu'il y a même une différence conceptuelle entre le coureur et le runner?
Écrit par Fabien Palem
Comme si la pluie et le froid de l'hiver austral ne suffisaient pas à décourager les plus braves sportifs et sportives, les autorités argentines ont interdit le footing à Buenos Aires. Une sanction fruit de la quarantaine éternelle, l'une des plus longues au monde (plus de 110 jours), que traversent les habitant·es de l'aire métropolitaine de Buenos Aires (AMBA).
Si presque aucune activité récréative ni commerciale n'est autorisée, c'est que l'AMBA abrite un tiers de la population nationale (près de quinze millions de personnes) et, surtout, concentre 90% des cas d'infection et de décès du coronavirus dans le pays... Au beau milieu de ce triste panorama d'isolement social, dans lequel les Argentin·es vivent devant leur télévision, un nouveau personnage a fait irruption dans la mythologie urbaine.
Le bouc émissaire parfait?
Le runner, adepte de la course à pied en français, a d'abord gagné une bataille, obtenant l'autorisation très limitée (de 20 heures à 8 heures) de l'activité sportive dans l'espace public, à partir du 8 juin. Une victoire de courte durée, puisque les sorties sportives sont de nouveau interdites, depuis le 1er juillet. La faute à un retour à la phase 1, la plus stricte, de ce confinement sans fin, avec l'arrivée du pic de contagion de l'hiver austral, dont les autorités tentent de canaliser l'ampleur.
Durant la période d'autorisation, impossible de passer à côté de ce héros urbain qui fendait l'obscurité de la nuit portègne (de Buenos Aires) avec ses tee-shirts aux couleurs fluorescentes et ses lunettes à la Edgard Davids. Le runner obtient alors un protagonisme qui le propulse à la une des journaux. Notamment le premier soir de l'autorisation, lorsque se dévoile les photos de centaines de sportifs et sportives qui manquent de s'entrechoquer tant ils sont nombreux et nombreuses. La scène se passe aux abords des lacs des bois de Palermo, l'équivalent local du bois de Boulogne. Comme il fallait s'y attendre, cette orgie de personnes concentrées dans les parcs des beaux quartiers du nord de la ville ne va pas plaire à tout le monde.
La pandemia es la mejor clase de selección natural de toda nuestra puta vida (que nos queda)#runners #palermo pic.twitter.com/qA5q0U2UBf— Emmanuel Cabeza (@NeverUseRainbow) June 10, 2020
Trois mois enfermé·es sans pouvoir faire de sport, les Portègnes croyaient l'avoir bien mérité. C'est raté. Selon Yamil Santoro, le runner était «condamné à devenir le bouc émissaire de la campagne politique entre la Ville (à droite) et la Province de Buenos Aires (péroniste)». Contacté par Slate, ce jeune avocat en quête de médiatisation évoque son activité chez Mejorar (s'améliorer). Ce microparti libéral prône une «quarantaine intelligente», qui reviendrait à flexibiliser des activités ludiques et commerciales, sans tomber dans le négationnisme du voisin Bolsonaro. Le modèle brésilien est si impopulaire en Argentine que même les plus féru·es opposant·es au gouvernement n'osent s'y risquer.
La Ville de Buenos Aires est gouvernée par un libéral, Rodriguez Larreta, tandis qu'Axel Kicillof, proche de l'ex-présidente péroniste Cristina Kirchner, est aux manettes de la Province. Jusqu'ici, tout ce beau monde s'entendait pour le mieux et réalisait des conférences de presse conjointes pour annoncer les prolongations du confinement. Mais ce match est un classique de la politique argentine, il fallait bien que quelqu'un pâtisse de l'éternelle polarisation politique argentine. Pourquoi pas les adeptes du footing en quarantaine, qui, pour certain·es, s'en sont mêlé·es à cœur joie, quitte à former un lobby runner?
Dans une interview donnée à la chaîne Todo Noticias, Ginés González García, le ministre de la Santé et médecin de profession, s'est fendu d'une sortie révélatrice sur la mesure. «C'est plus pour le geste que pour une raison technique liée à la contagion», a-t-il tranché (ici à 2'30") entre deux toussotements.
Du côté du service de presse de la Ville, on nous signale «respecter l'opinion du ministre national de la Santé», tout en insistant que du côté de Buenos Aires, la «décision a été prise sur une base strictement sanitaire et non d'image. Ce sont les données et les faits qui dictent les prochains pas à suivre». Si cette même source assure que les déclarations du ministre «n'affaiblissent en rien le travail commun des trois juridictions (Nation, Province, Ville)», il se murmure que la capitale argentine pourrait autoriser de nouveau, dès le 18 juillet, les sorties des runners. Une aubaine, maintenant que le thermomètre n'atteint pas les dix degrés à ces heures tardives.
Des «enfants capricieux»
L'avocat Yamil Santoro et son collègue José Magioncalda, en représentation d'une poignée de runners, ont sauté sur l'occasion pour présenter un recours judiciaire. Ce dernier invoque ni plus ni moins que la Constitution nationale argentine et s'appuie sur les recommandations de l'Organisation mondiale de la santé, qui assure que «l'activité physique régulière et à une intensité modérée –marcher, faire de la bicyclette ou du sport– présente des bénéfices considérables pour la santé». L'argumentaire est le suivant: le ministre de la Santé est là pour veiller à la santé de ses concitoyen·nes et s'il interdit, «pour l'image», la pratique du sport, il manque à son devoir.
«La pratique de la course n'a rien à voir avec le discours politique construit autour des runners ou contre les runners», considère le journaliste et écrivain argentin Julián Gorodischer, auteurrécemment d'un article sur la question sur le site El cohete a la luna, qui pose les bases d'un sujet pas si anodin. «Ces discours ont à voir avec les différends entre Province et Ville de Buenos Aires, explique-t-il. C'est un peu la même chose qu'avec le tourisme. La polarisation dans les discours amène parfois à désigner ceux qui sortent du pays et ceux qui n'en sortent pas, comme si cela les déterminait politiquement.»
«Ce qui est mis en évidence, avec ces déclarations du ministre, c'est que le roi est nu, puisque cette décision ne se base sur aucune justification scientifique», rétorque de son côté Yamil Santoro. Le «roi», en l'occurrence, c'est le président Alberto Fernández, inflexible sur la politique du confinement le plus rigoureux. «Vous vouliez sortir courir, en voilà les conséquences!», a-t-il notamment proclamé, en direction de ces «enfants capricieux», selon la formule de son allié Kicillof, le gouverneur de la Province de Buenos Aires.
Le footing a peut-être ici une connotation de classe sociale. À en témoigner la territorialité de la couverture médiatique, il n'est pas impossible que la pratique soit associée aux beaux quartiers du nord de la ville, où les libéraux sont archi-dominateurs dans les urnes. Alors que la province de Buenos Aires, plus pauvre, suit l'interdiction, les riches de la capitale voudraient briser l'union sacrée pour se maintenir en forme? Interdire le footing devient alors un acte de l'ordre de la symbolique politique. Pratiquer ce sport ou s'opposer à son interdiction devient, réciproquement, un geste anti-quarantaine et anti-gouvernement.
Selon Julián Gorodischer, l'affluence de runners dans les bois de Palermo est surtout due au fait que ce sont «l'un des derniers espaces verts sans clôture autour». «Il y a une distinction claire à faire entre runner et coureur, selon Gorodischer. Il y a une approche classiste dans le sens où, pour être runner, il faut un certain pouvoir d'achat. Il s'agit d'avoir les bonnes chaussures, un bon outil de chronométrage et le gilet adéquat. Pas question de sortir avec un gros pull-over en laine.»
«Les runners forment une tribu urbaine, qui a pris de l'importance, poursuit-il. Cette tribu a réussi durant la quarantaine à s'imposer dans les débats, au point qu'en plein isolement social, l'on a commencé à revoir la ville et ses parcs à travers eux, à la télé. Le reste de l'espace public étant majoritairement déserté.»
La différence conceptuelle entre le coureur et le runner se dessine, selon l'auteur, dans la philosophie du second, «marqué par l'individualisme et la vacuité de la démarche». «Le dépassement de soi passe par le fait de courir, dans le seul désir d'additionner les kilomètres. C'est l'individu qui est au centre, le runner joue dans une équipe de un joueur, comme dans le cas de la micro-entreprise.»
Pour Gorodischer, la course de Forrest Gump (Robert Zemeckis, 1994) n'a rien à voir à celle de Harold Abrahams, le héros du film Les chariots de feu (Hugh Hudson, 1981) qui «effectue, lui, un dépassement de sa classe sociale». Dans sa course dans le vide, l'effort effectué par Tom Hanks peut sembler dénué de sens. Mais Forrest aura au moins, contrairement aux Argentin·es, éliminé les chocolats ingurgités.
[Photo : Miguel A. Amutio via Unsplash - source : www.slate.fr]
Sem comentários:
Enviar um comentário