La collection « Itinéraires du savoir » des éditions Albin Michel permet au lecteur une entrée passionnante dans des itinéraires biographiques et intellectuels qui dépassent la simple excellence académique pour déboucher sur des parcours de vie et des pratiques de savoir singuliers et marquants. L’entretien, par son mélange de souplesse formelle et d’acuité illocutoire, est particulièrement apte à restituer à la fois les cohérences profondes d’une vie de chercheur et les discontinuités, les accidents, les ruptures historiques et culturelles qui ont pu les nourrir ou les accompagner. Après Natalie Zemon Davis, Yosef Hayim Yerushalmi ou Souleymane Bachir Diagne, c’est la grande traductrice du yiddish Rachel Ertel qui s’est prêtée à l’exercice de l’entretien, avec Stéphane Bou qui l’avait déjà longuement interviewée lors de remarquables émissions sur France Culture.
Rachel Ertel, Mémoire du yiddish. Transmettre une langue assassinée. Entretiens avec Stéphane Bou. Albin Michel, coll. « Itinéraires du savoir », 217 p., 19 €
Écrit par Carole Ksiazenicer-Matheron
Rachel Ertel, médiatrice majeure de la culture yiddish dans l’espace francophone par ses travaux universitaires, son enseignement et ses traductions, bien que très connue, pour toutes ces raisons, du public intéressé par le domaine yiddish et judéo-américain, n’est à l’évidence pas un personnage qui se livre facilement aux anecdotes biographiques. Ainsi qu’elle le confie elle-même dans cet ouvrage, l’usage du « je » lui est peu familier, voire désagréable. Cependant, son propre itinéraire d’écriture avait déjà insensiblement accompli de notables évolutions, depuis l’approche presque socio-historique de ses premiers ouvrages (Le roman juif américain, Le shtetl) jusqu’aux accents de deuil de son ouvrage sur les poètes yiddish du Khurbn, la Shoah, Dans la langue de personne, et de certains de ses articles ou essais rassemblés dans le recueil Brasiers de mots.
Plus récemment, un texte ouvertement autobiographique publié dans Les Temps modernes revenait sur l’expérience de l’après-guerre et de l’arrivée en France, après l’enfance juive en Pologne et en Sibérie dans le contexte dramatique de l’extermination. Mais c’est surtout la langue de la traduction chez elle qui, presque paradoxalement, par ses choix poétiques, ses affinités électives et ses connexions intimes souvent inaperçues, semble toucher au plus près des engagements existentiels au plan personnel mais aussi politique, représentatif d’une généralité d’expérience historique informant l’acte traductif lui-même. Toutes ces dimensions, souvent implicites dans le constat d’une vie de recherche et de créativité intellectuelle, sont comme dépliées, dans une certaine mesure explicitées et redéfinies par la teneur de l’entretien et sa dynamique spécifique. Il est notable que le livre s’ouvre sur une image et son régime d’incertitude : Stéphane Bou est spécialiste de ces films mi-fictions, mi-documentaires parfois tournés en yiddish, qui accompagnent les années d’après-guerre, après l’ouverture des camps, comme Undzere Kinder ou Lang iz der Weg.
Or c’est une véritable scène primitive qui semble se jouer à l’orée des entretiens et qui est restituée dans la préface de l’interviewer comme le mobile profond de son désir de prolonger sous forme de livre l’expérience radiophonique préalable. Lors du visionnage en commun d’un documentaire en yiddish, Nous les survivants, tourné à Lodz juste après la guerre, Rachel Ertel croit se reconnaître sur l’écran en la personne d’une petite fille de huit ans assistant à un cours de yiddish donné aux enfants de réfugiés. Même si ensuite elle se rétracte, Stéphane Bou veut quant à lui continuer à croire à cette incarnation de l’histoire. Croire qu’on peut encore toucher du doigt le passé, que ce soit par le miracle du cinéma, de la capture de l’image, ou par celui de la parole qui transmet, par la présence d’un corps, d’une langue (le yiddish comme « objet perdu », nous dit Stéphane Bou), à travers un récit de vie (et quelle vie !).
Ce livre apparaît dès lors comme un condensé de nos passions mémorielles, un dialogue entre des interlocuteurs dont la différence même fait apparaître ce qui autrement aurait pu rester confidentiel ou secret, l’expérience de l’histoire qui sous-tend la théorie, la traduction et la transmission intergénérationnelle, le particulier et le général étroitement mêlés qui sont comme l’étoffe du savoir et de sa diffusion, ce qui ne se dit que par détour, de façon toujours déformée par les rituels de la connaissance.
Or ce qui frappe à la lecture de ce livre, c’est précisément l’incertitude du savoir, l’abîme existentiel qu’il recouvre en se constituant comme œuvre et parcours de vie. Par sa biographie, par sa connaissance intime de la langue yiddish, par l’épaisseur des couches historiques évoquées dans ce récit d’une vie peu commune, Rachel Ertel pourrait légitimement incarner la figure du « témoin », celui ou celle qui consent à se faire « instrument » de la connaissance du passé par l’exercice de l’attestation personnelle : « j’y étais, j’ai vu, je témoigne ». Or le récit de vie, traditionnellement adossé aux souvenirs d’enfance, invoqués comme préhistoire, causalité souterraine ou anticipation d’un telos à venir, se place d’emblée chez Rachel Ertel sous l’invocation de Perec et de son W : « je n’ai pas de souvenirs d’enfance ». À l’origine, là où s’exprime de façon absolue la cruauté de l’histoire personnelle et collective, il n’y a que l’absence, le trou de mémoire, le blanc resté vacant. À cause de ce déficit de mémoire, la protagoniste historique se mue en témoin muet, et le témoin de seconde génération, en plus de se heurter aux non-dits de la génération des parents, finit par se confondre avec les héritiers de la post-mémoire, livrés à une transmission sur laquelle ils n’exercent aucun contrôle et obligés de combler la lacune par les récits des autres et les textes littéraires.
Rachel Ertel |
Mais c’est justement à ce point de jonction que s’effectue le gain de savoir de l’entretien, là où les récits les plus intimes se prolongent par la convocation des figures tutélaires protectrices de l’enfance, les écrivains, les poètes, les artistes de langue yiddish que Rachel Ertel a connus par son insertion dans une famille d’écrivains, au sein de ce qu’elle appelle le « phalanstère yiddish » de la rue Guy Patin. Cet épisode, déjà évoqué dans l’article des Temps modernes, apparaît à nouveau comme une véritable « matrice », lieu recréant l’origine éradiquée, par l’intermédiaire de la communauté de la langue et de la créativité littéraire. La forme même de l’entretien vraisemblablement retravaillé à partir de sa version orale épouse précisément cette nécessité de convoquer le savoir rétrospectif à partir de la perte. Car, à l’évocation directe des personnages qui peuplent les réminiscences personnelles (et qui sont parmi les figures les plus impressionnantes du monde littéraire yiddishophone : Leivick, Manger, Leïb Rochman, Sutzkever…), s’adjoint l’ensemble du « peuple du livre » convoqué par le savoir ultérieur, aliment des livres de la chercheuse, maillons de la transmission de l’enseignante et matière première du travail de la traductrice. L’entretien acquiert ainsi une fonction propre d’instruction et de récapitulation, et prend sa place au sein des ouvrages précédemment publiés par l’auteure, qui tous ont marqué une certaine conception de la langue yiddish comme langue assassinée.
La dernière phrase du livre, une citation extraite d’un livre d’Hélène Cixous et Cécile Wajsbrot, est à cet égard exemplaire : « Tout est perdu, gardons la perte ». Indéniablement, une vision du monde se réaffirme au fil des chapitres classés globalement suivant la progression biographique, englobant la déréliction des rescapés, le deuil des proches, le choix résolu du pays d’accueil, le désir d’assimilation à la culture française par le biais de la littérature et de l’école, le lien indéfectible à la culture d’origine par la créativité intellectuelle et les engagements vitaux. Ou plutôt on a l’impression d’un constant processus de traductivité à l’échelle d’une vie, d’une pensée, des choix d’objets théoriques et artistiques, minorant l’évolutionnisme historiciste et réinstaurant l’informulé, le manque, le deuil de l’origine au sein d’un parcours qui pourrait faire penser à celui de tant de personnages de ces romans juifs américains étudiés par l’universitaire.
Continuer à transmettre le yiddish pour Rachel Ertel n’est en rien comparable à la reviviscence du post-vernaculaire chez les générations postmodernes, avec leur éclectisme syncrétiste et ludique. L’affiliation à une langue vue essentiellement comme celle d’un peuple assassiné démontre au contraire la productivité de la perte comme sa force intense de rayonnement imaginaire. Une phrase dans l’ouvrage évoque de façon analogue la puissance croissante du sentiment de perte lié à la conscience de l’anéantissement historique, qui va en augmentant au fur et à mesure du passage du temps plutôt qu’elle ne se dilue dans la progressivité historique.
Message pessimiste, certes, mais en même temps vital, à la mesure de l’énergie évoquée par Stéphane Bou dans sa préface et le portrait plein d’empathie et d’admiration qu’il dessine de son interlocutrice. On pense à cette phrase de Walter Benjamin : « Pour les désespérés seulement nous fut donné l’espoir ».
[Photo : Hannah Assouline / Opale - source : www.en-attendant-nadeau.fr]
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