Dans la Russie de Poutine, la consommation cul sec et debout d’alcool fort revient au goût du jour. Héritage de l’Union soviétique, les bars à shots austères, dont beaucoup pensaient qu’ils appartenaient pour de bon à l’histoire, refont une apparition remarquée dans les rues du pays. Comme à l’époque du communisme et comme s’en souvient cette journaliste tchèque, fine connaisseuse de l’âme russe.
Il me faut d’abord remonter aux années 1990, époque où j’ai découvert ces sales baraques où les Russes s’abrutissaient d’alcool pour rendre la vie moins insupportable. Au début, peu après son effondrement, ces lieux restaient un souvenir attachant, presque romantique, de l’Union soviétique. Puis ils ont peu à peu cédé la place aux boîtes de nuit de style européen. Mais aujourd’hui, les rioumotchnaïa (du mot russe rioumka, qui désigne un petit verre dans lequel est versée de l’eau-de-vie) sont de retour et remplissent à nouveau leur mission principale : le lavage de cerveau.
Si elles sont considérées comme des assommoirs, c’est d’abord parce que l’on y verse dans les verres en question de l’alcool bon marché. Oubliez les bars où l’on discute entre amis, rit, danse et refait le monde. Ici, si l’on entre, c’est pour boire. Vite et debout. Les clients sont le plus souvent des hommes de peu de mots qui, par-dessus tout, évitent consciencieusement de s’aventurer dans les blagues et débats politiques.
Un cadeau de Khrouchtchev
Il me faut donc me replonger dans mes souvenirs. Et avouer aussi que ces bars où l’on boit cul sec font partie des expériences de vie qui m’ont aidée à mieux comprendre la toska, cet état de tristesse collective russe presque insaisissable pour les étrangers. À l’époque de l’URSS, les rioumotchnaïa étaient sans équivalent. Entre autres raisons parce que cette façon très spartiate de consommer de l’alcool est propre aux Russes.
Les premières d’entre elles ont ouvert leurs portes à Moscou, en 1954. Il s’agissait alors en quelque sorte d’un cadeau fait par le nouveau chef de l’État, le premier secrétaire du comité central du Parti communiste, Nikita Khrouchtchev, pour s’attirer les faveurs du peuple en lui donnant la possibilité de boire sur le pouce sans avoir à mener de discussions inutiles.
Jusqu’alors, la culture de la boisson en Russie soviétique était si peu développée que parler d’une quelconque culture était même impossible. Comme l’a décrit le journaliste moscovite Leonid Repine, les hommes qui buvaient le contenu de leur portefeuille dans les halls d’immeuble comme les révolutionnaires qui se réunissaient dans la clandestinité des caves pouvaient désormais se rendre dans un établissement digne de ce nom pour laisser libre cours à leur penchant tout en prisant du tabac et en mangeant une tartine pour absorber leur alcool en toute dignité.
Ainsi les choses se passaient-elles. Sans même retirer leurs manteaux de fourrure ou leurs vestes usées, car il n’y avait pas de vestiaires, des hommes s’arrêtaient là quelques minutes avant de repartir. Sans autre but que de se détendre quelque peu, et vite, sur le chemin du retour du travail.
Un authentique environnement culturel que l’écrivain saint-pétersbourgeois Valeri Popov a décrit de la sorte : “Au coin des rues Maïakovskaïa et Nekrassova [à Leningrad] se trouvait une horrible rioumotchnaïa remplie d’invalides culs-de-jatte. Cela sentait la peau de mouton humide, la misère, les cris, les bagarres… Autant de vétérans, anciens officiers et soldats, avec leurs moignons et leurs béquilles, tous ivres.”
[Dessin de Tiounine paru dans Kommersant, Moscou - lisez l'intégralité de ce billet sur www.courrierinternational.com]
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