Le bâtiment visé par une frappe israélienne dans la banlieue sud de Beyrouth, le 31 juillet 2024. |
Écrit par Michel Hélou
En douze heures, Israël a mené deux assassinats majeurs, traumatisé les Libanais et surpris tout le monde. Certes l’on s’attendait à une riposte après le drame de Majdel Chams, où un tir de roquette, attribué au Hezbollah par Israël et les États-Unis, a fait douze victimes, principalement des enfants. Mais pas à une réponse qui traduit cyniquement le choix de l’escalade.
Au-delà des 7 victimes et 80 blessés dans l’attaque, l’impact psychologique est énorme, rouvrant brusquement les cicatrices de 2006 parmi les habitants de Haret Hreik. En choisissant de frapper Beyrouth puis Téhéran, Israël envoie un message clair : il n’y a plus de lignes rouges. En tuant une figure discrète mais révérée de l’appareil militaire du Hezbollah, Fouad Chokor, ils cherchent à montrer qu’ils savent où sont leurs adversaires et peuvent les frapper là où ils le veulent, quand ils le veulent. En assassinant Ismaïl Haniyé, chef de la branche politique du Hamas en charge des négociations, Benjamin Netanyahu prouve d’un côté qu’il ne veut pas du cessez-le-feu et tente de l’autre d’obtenir une victoire à offrir à l’opinion publique de son pays, en l’absence de gains à Gaza malgré le carnage.
Du côté du Hezbollah comme du côté iranien, les appels à la revanche s’élèvent dans un climat de choc et d’émotion. Les représailles ont déjà été annoncées par l’ayatollah Khamenei, et il n’y a désormais qu’une question que tout le monde se pose : va-t-on vers une guerre totale ?
Point de bascule
Nous sommes à un point de bascule, et la possibilité d’une déflagration régionale est réelle. Notre seul objectif, à nous Libanais, doit être de l’éviter, coûte que coûte. Rien ne justifie que le Liban, mis à genoux par une faillite économique sans précédent et le cynisme mafieux de sa classe politique, soit davantage entraîné dans une guerre pour laquelle il a déjà payé le prix fort depuis que le Hezbollah a ouvert son « front de soutien », le 8 octobre dernier : plus de 500 morts dont une centaine de civils, près de 100 000 déplacés, une trentaine de villages partiellement détruits, des milliers d’hectares de terres agricoles brûlés au phosphore. Malgré cela, on entend de nombreuses voix tomber dans la logique de la loi du talion. C’est irresponsable et même suicidaire. Ceux qui appellent à la revanche contre Israël comme ceux qui, à l’opposé, espèrent voir la destruction du Hezbollah par l’État hébreu se leurrent. Si une guerre totale a lieu, le Liban sera détruit au point de ne pouvoir se relever.
Le soutien à la cause palestinienne est à la fois un devoir moral – on est dans l’effroi face au massacre de 40 000 Gazaouis qui viennent s’ajouter à 76 ans d’injustice et de dépossession – et un impératif politique, car nous ne parviendrons pas à la paix régionale sans la création d’un véritable État palestinien. Mais qu’ont apporté les tirs de roquettes des milices opérant sur notre sol à cette même cause ? En quoi ont-ils ralenti le massacre en cours à Gaza ? Et s’ils ont affecté les Israéliens du Nord, ce n’est rien en comparaison à la souffrance et la désolation que subissent les Libanais du Sud. Il est inacceptable que l’on soit prêt à sacrifier le Liban sur l’autel d’une résistance autoproclamée.
Pour défendre les droits du peuple palestinien, il paraît en outre difficile de faire confiance à un parti qui n’a cessé d’œuvrer contre son propre peuple, comme en témoignent notamment les assassinats commis en son nom, sa répression du soulèvement populaire d’octobre 2019, et sa campagne acharnée pour dynamiter l’enquête sur l’explosion la plus dévastatrice de notre histoire. Son intérêt est de renforcer la position régionale de son parrain – le seul auquel il rend des comptes – afin de peser davantage dans le grand échiquier géopolitique.
Le très grave danger vers lequel les politiques extrémistes israéliennes nous ont poussé depuis des décennies, c’est celui de la radicalisation. Comment ne pas la comprendre ? Rarement dans l’histoire moderne a-t-on été exposé en direct à un tel montant de crimes soutenus, voire légitimés, par l’ordre international. Le sentiment d’indignation face à tant d’injustice est totalement fondé. La déconnexion entre l'opinion mondiale et les choix politiques des grandes puissances occidentales prend des proportions sidérantes. Nous n’en sommes pas moins tenus de garder la tête froide et de travailler à calmer les colères, à les transformer en pulsions de vie. À refuser les pièges suicidaires de la haine.
Cela fait près de trente ans que les intégristes ont peu à peu mis la main sur la cause palestinienne. Le résultat n’a été que dramatique. Nous savons tous que la paix n’est pas à portée de main mais nous savons aussi qu’elle ne se trouvera pas sur le terrain de la surenchère verbale et militaire. Ni l’échec des négociations hier, ni l’absence de partenaires à l’heure actuelle ne doivent nous condamner à la fatalité de la violence et de la destruction.
Mon propos peut sembler naïf alors que la force et la brutalité semblent plus que jamais tenir lieu de seul langage ; mais il le faut, car ce qui est en jeu, ce n’est rien moins que la survie d’une région déjà exsangue - survie qui passera inévitablement par la coexistence des peuples. Musulmans, chrétiens, juifs sont présents en Orient depuis la nuit des temps. Nous devons nous battre pour qu’ils le restent.
La seule résistance, c’est l’État
Mais alors, comment aider les Palestiniens dans leur quête de justice ? Pour aider les Palestiniens, il faut déjà vouloir nous aider nous-mêmes. Construire un État digne de ce nom, afin que le Liban soit entendu sur la scène internationale comme il l’a été par le passé. Participer à la pression internationale qui, même si elle demeure jusque-là impuissante, a déjà fait perdre à Israël la bataille des opinions et permis, grâce notamment à l’action courageuse de l’Afrique du Sud, de rappeler la nécessité du retour au droit. Il s’agit aussi d’un travail sur nous-mêmes: quid du travail de mémoire libano-palestinien sur la guerre civile ? Où en est le chantier sur les droits des réfugiés au Liban ? Comment la diaspora libanaise et la diaspora palestinienne peuvent s’entraider pour peser ? Toutes ces questions, de long terme mais vitales, nous nous devons d’y répondre.
Dans l’immédiat et pour mettre fin à l’engrenage tragique que nous vivons, nous ne pouvons certainement pas compter sur le ministre des Affaires étrangères sortant, Abdallah Bou Habib, qui « prie le Hezbollah de bien vouloir calibrer sa réponse ». Il nous faut un président de la République et un gouvernement de plein exercice, qui doivent commencer par défendre l’intérêt de l’État libanais et mener un véritable effort diplomatique en vue de l’application des résolutions de l’ONU, 1701 en tête. Il s’agit là non seulement de prévenir les frappes des deux côtés, mais aussi de faire revenir l’État, dans son ensemble, au Sud. Beaucoup doit être fait afin de redonner un sentiment de sécurité et de dignité aux habitants. Le renforcement de l’armée est primordial, afin qu’elle contribue à la dissuasion - comme après l’accord d’armistice de 1949, lorsque sa présence et la stature de l’État libanais nous permettaient de vivre dans un calme relatif, sans milices ni interférences étrangères. Il faut trouver les moyens de résister face aux agressions israéliennes ; et la seule résistance, c’est l’État. Tout autre projet guidé par une doctrine religieuse ou des intérêts étrangers n’aboutira qu’à davantage de destruction.
Si la décision est principalement entre les mains d’Israël, des États-Unis et de l’Iran, nous aussi, Libanais, avons notre mot à dire, ne serait-ce que pour préserver ce qui nous reste de souveraineté et de dignité. Ne laissons pas l’avenir du Liban se jouer à Tel-Aviv ni à Téhéran !
Par Michel Hélou, secrétaire général du Bloc national, ancien directeur exécutif de « L’Orient-Le Jour ».
[ Photo : Matthieu Karam - source : www.almendron.com]
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