Olivier Mannoni a passé des années à traduire «Mein Kampf». Il dresse le récit de ce calvaire dans un livre.
Écrit par Bérengère Viennot — édité par Sophie Gindensperger
Ce sont des singes qui ont poussé Olivier Mannoni dans le nazisme.
C'est alors qu'il attendait l'achèvement d'un ouvrage sur les babouins hamadryas, qui tardait à arriver, que ce traducteur se vit proposer par son éditeur de l'époque, Abel Gerschenfeld, un autre manuscrit à traduire en attendant. Ce livre portait sur les médecins et scientifiques nazis.
Depuis, s'il a d'autres domaines de travail (Freud, Kafka, pour ne citer qu'eux), il n'a plus jamais réussi à s'en extirper. De Goebbels à Rosenberg en passant par Himmler, Mannoni chemine depuis des dizaines d'années dans les couloirs de la mort brune du XXe siècle, en se colletant avec la source même du mal, l'instrument essentiel et originel sans lequel l'enfer du nazisme n'aurait pu voir le jour: sa langue.
L'objet incarnant le mal absolu
Olivier Mannoni est un traducteur qui ne dort pas. Sa première «grosse traduction», il l'a réalisée pendant la nuit, lors de son service militaire. Déjà, il s'agissait d'une histoire de juifs persécutés. Comment dormir quand on est chargé de transmettre le message de haine le plus diabolique du siècle écoulé, celui qui a fait des millions de victimes mais aussi transformé des milliers d'humains ordinaires en bourreaux?
Au bout de ce tunnel sans lumière, à force de traduire des génies du mal et des médiocres frustrés, «des hommes qui n'ont jamais admis que leurs manques d'intelligence, de brio ou de compétences aient fait obstacle à la réalisation de leurs rêves, et qui se rattrapent comme ils peuvent en organisant l'extermination de leur prochain», le traducteur a naturellement fini par se retrouver face au «golem», au texte ultime, celui que tout le monde connaît mais que pas grand monde n'a lu en dehors de la sphère des historiens, l'objet incarnant le mal absolu et que la journaliste Florence Aubenas qualifie de «grimoire nazi»: Mein Kampf. Aurait-il pu y échapper? Était-il possible de ne pas être obligé de l'affronter, une fois arrivé au bout de ce chemin vaseux?
Travail monumental et essentiel, Historiciser le mal permet de remettre Mein Kampf à sa place et de le «re-hitlériser», comme le dit Florence Aubenas dans un portrait publié dans Le Monde, c'est-à-dire d'exposer un texte brut, «bourbeux, criblé de fautes et de répétitions, souvent illisible, doté d'une syntaxe hasardeuse et truffé de tournures obsessionnelles», selon son traducteur.
L'histoire d'un chemin de croix
Dans son essai Traduire Hitler, Mannoni prend la parole pour raconter les circonstances de la traduction et de la publication de ce livre pas comme les autres, et qui avant même son existence officielle fit l'objet de polémiques et de récupérations politiques. Il y évoque les controverses plus ou moins sensées qui ont entouré la parution, plusieurs années déjà avant sa date réelle, notamment le brûlot intitulé «Non! Pas “Mein Kampf” quand il y a déjà Le Pen!» éructé sur son blog en 2015 par un Jean-Luc Mélenchon en pleine campagne pour les élections régionales et avide d'attirer l'attention en pariant sur une indignation à peu de frais, et qui avait trouvé bon de s'opposer à la future sortie d'un livre dont de toute évidence il ne savait rien, puisqu'il l'accusait d'être le programme de la solution finale (alors qu'à aucun moment Hitler n'y fait allusion: «La Shoah n'est annoncée nulle part dans Mein Kampf, sans doute parce qu'en 1924 elle n'était simplement pas encore un projet», écrit Mannoni).
Traduire Hitler est un journal de traduction, et c'est l'histoire d'un chemin de croix. À la suite du changement de l'équipe éditoriale de Fayard, une première version du texte, soit quelque 1.200 feuillets, qui avait demandé deux années de travail au traducteur, dut être reprise de A à Z pour restituer la nature brute du texte original. Or, traduire un personnage qui parle à la première personne, c'est être obligé d'entrer dans sa tête et de prendre une part active à ses réflexions. C'est le connaître assez pour deviner ses intentions stylistiques, pour appréhender ses mécanismes de pensée, bref, c'est devenir intime. Mais c'est aussi lutter pour ne pas qu'il envahisse votre psyché, votre vie, tout en étant contraint de poser vos bagages dans les recoins de son cerveau, à lui.
Au total, Mannoni a dû rester dix ans dans la tête d'Adolf Hitler. La charge émotionnelle de l'homme forcé à cohabiter (et à faire cohabiter sa famille: Mannoni raconte que son épouse a fini par retourner tous les livres où le nom de Hitler s'affiche pour ne plus le voir) avec un dictateur génocidaire est palpable.
Véritable viol de la langue
«J'entends ce bruit de succion de la pelle du traducteur plongée dans la glaise vaseuse, qu'on laisse égoutter après l'avoir soulevée et avant d'analyser la motte», se rappelle Olivier Mannoni en évoquant les longues heures de travail de ces dix années de calvaire traductionnel. Et pour cause: au-delà de la «pensée perverse» de l'auteur de Mein Kampf, le style lui-même a été une violence pour le traducteur. Car pour «bien» traduire Hitler, il a fallu bousculer toutes les règles de traduction qui veulent que l'on livre un texte lisible, fluide, parfois un peu lissé pour rendre compréhensible la pensée de l'auteur.
Or, avec Mein Kampf, l'indéniable violence des propos s'accompagne d'un véritable viol de la langue, que Mannoni s'est vu obligé de reproduire en français pour rester fidèle à la lettre. «Mon travail, qui allait à l'encontre de toutes les règles classiques de la traduction, fut exténuant, moins pour son contenu, que je connaissais bien, qu'en raison de cette impression d'avancer dans un bourbier chaussé de semelles de plomb», se rappelle-t-il.
Dix années de traduction et de recherches, un ouvrage scientifique essentiel: l'équipe éditoriale a livré avec Historiciser le mal un manuel du passé dont les pages restent pourtant toujours ouvertes. Les titres des différentes parties du livre de Mannoni, qui illustrent son cheminement dans son travail de traduction, résonnent comme un écho avec les événements sinistres auxquels Mein Kampf a abouti: «L'invasion», «Le flot brun», «La tempête», «Le bourbier», et enfin «Échos lugubres». Mais nulle part il n'est question de libération. Le point n'est pas tout à fait final, à aucun moment le livre de l'horreur ne se referme vraiment.
Dans sa dernière partie, l'auteur s'inquiète en effet du sillage laissé par le monstre. Dans les propos d'un homme politique comme Éric Zemmour brandissant la menace fantasmée d'un «grand remplacement», dans la manipulation frénétique de la langue d'un Donald Trump conduisant à simplifier le langage au point de pousser ses partisans à ne plus être capables de penser par eux-mêmes et à se laisser aller à la violence la plus primitive, dans le lexique de l'extrême droite qui voue les «journalopes» à la vindicte de ses militants, visant ainsi la presse libre, un des piliers de la démocratie, dans la perversion du langage par des politiques avides de pouvoir et dont la dernière des préoccupations est la protection de l'État de droit, Mannoni, traducteur tourmenté, entrevoit encore aujourd'hui des mécanismes de confusion du langage qui ne lui sont que trop familiers.
Traduire Hitler
Paru le 13/10/2022
128 pages
Éditions Héloïse d’Ormesson
[Source : www.slate.fr]
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