En ces temps de guerre, est-il encore possible de séparer l'art de la politique? Oui, à quelques détails près.
Alors que l'Europe a enclenché une nouvelle vague de sanctions envers la Russie, la culture et le sport, puissants outils de «soft power» russe, sont devenus un point de mire des pays occidentaux. Depuis l'arrivée des chars russes en Ukraine le 24 février, la pression pèse sur les artistes russes, notamment les jeunes: annulation de concerts et d'opéras, évincement de concours internationaux, sommations à se positionner, etc.
Début mars, les festivals de cinéma de Stockholm et de Glasgow ont annoncé avoir retiré les films russes de leur programmation, en précisant que cette décision ne reflétait en rien la prise de position politique de leurs réalisateurs, mais parce que les productions avaient reçu des subventions de l'État. Le réalisateur Kirill Sokolov, qui devait présenter son film No Looking Back en Écosse et dont la moitié de la famille est ukrainienne, a pourtant signé deux pétitions pour prendre position contre l'invasion russe.
L'Orchestre symphonique de Montréal a aussi pris la décision d'annuler les trois représentations du jeune pianiste russe Alexander Malofeev, prévues les 9, 10 et 13 mars, alors même que celui-ci s'est exprimé publiquement contre la guerre en Ukraine. Peu avant, c'est un autre jeune pianiste, Roman Kosyakov, qui a annoncé dans un post Facebook avoir été exclu de la Dublin International Piano Competition.
Les sportifs russes aussi payent les pots cassés. Ces derniers ont été notamment privés de participation aux Jeux paralympiques qui se sont tenus à Pékin, ainsi que des Mondiaux de patinage artistique qui ont débuté le 23 mars, alors que la Russie est la nation dominante de la discipline.
«Des choses inadmissibles sont en train de se passer. Que l'on s'indigne de soutiens que certaines personnalités russes ont porté à Poutine, c'est une chose, mais que l'on boycotte n'importe qui sous prétexte qu'il porte l'étiquette russe, notamment des jeunes qui n'ont rien à voir avec tout ça, c'est insupportable», réagit Cécile Vaissié, chercheuse française spécialiste de la Russie, qui s'inquiète de voir émerger «une sorte de culpabilité collective contraire au droit international».
Phénomène d'essentialisation
Pourquoi certaines institutions prennent-elles aujourd'hui des positions aussi radicales? Selon la chercheuse, autrice du livre Les réseaux du Kremlin en France, il s'agit d'une «façon de se démarquer brusquement après des années de grande tolérance à l'égard des artistes pro-Poutine».
Elle cite notamment l'exemple du cinéaste Nikita Mikhalkov, un ami proche de Vladimir Poutine dont la famille entretenait déjà l'époque des relations étroites avec le pouvoir avant et après la chute de l'Union soviétique, et dont le film Soleil trompeur a reçu le Grand prix du jury à Cannes en 1994 et l'Oscar du meilleur film étranger.
«Personne ne peut forcer quelqu'un à prendre position politiquement, c'est un principe intangible.» Cécile Vaissié, autrice du livre Les réseaux du Kremlin en France
«En partie par ignorance, on a laissé ces représentants du Kremlin répandre des discours de propagande poutiniens un peu partout. On s'en rend compte aujourd'hui, et on voudrait punir aussi ceux qui n'ont rien à voir avec tout ça, demander au moindre acteur ou au moindre cinéaste de prendre position à un moment où non seulement il risque jusqu'à quinze ans de prison, mais où cela peut avoir des conséquences extrêmement violentes sur sa famille.» En effet, depuis le 4 mars, un amendement interdit en Russie la propagation d'informations visant à «discréditer» les forces armées.
À cela s'ajoutent «des menaces verbales et physiques à l'encontre des personnalités de la culture. Cela existe depuis des années, mais on craint que ça s'amplifie», explique la spécialiste. Le fondateur de la revue de cinéma Iskusstvo Kino, Anton Dolin, qui a pris position publiquement contre l'invasion en Ukraine et a décidé de quitter le pays, a publié un post Facebook avec une photo de sa porte taguée. Pour lui, le message est clair: «Nous savons où vit votre famille, soyez prudents.»
C'est notamment pour ces raisons que personne n'est en droit d'exiger d'un artiste russe qu'il critique publiquement son pays et ses gouvernants, selon Cécile Vaissié. «Ceux qui le font sont admirables, mais on n'a pas à mettre le couteau sous la gorge à ceux qui ne le font pas», estime-t-elle.
Mais en ces temps de guerre, est-il encore possible de séparer l'art de la politique et de ne pas prendre position? «Je pense que oui. Même si le pouvoir a cette capacité d'instrumentaliser les artistes, il y en a aussi qui vont se plonger dans la création pour justement échapper à la politique et au pragmatique», répond la spécialiste.
Et d'ajouter: «Aujourd'hui, il y a un phénomène d'essentialisation. Un artiste russe va être considéré avant tout comme un Russe qui doit rendre des comptes sur la politique de Poutine, au lieu d'être considéré comme un artiste qui fait partie d'une communauté d'artistes. Or, personne ne peut forcer quelqu'un à prendre position politiquement, c'est un principe intangible.»
Contre-productif
Et cela est d'autant plus vrai quand il s'agit de jeunes artistes qui n'ont jamais exprimé de position politique particulière. Pis, ça peut s'avérer contre-productif. Face à cette pression, certains d'entre eux pourraient ressentir comme une forme de rejet de la part de l'Occident, ce que la Russie pourrait retourner à son avantage. «Poutine peut s'en servir à des fins propagandistes, en arguant “vous voyez, l'Occident nous en veut”», appuie la spécialiste. «Ils cherchent à dresser la population russe contre l'Occident, et ça depuis des années.»
Ce qui s'est passé fin février donne un aperçu de ce dont sont capables les autorités russes. Le 28 février, la commissaire russe aux droits de l'homme Tatiana Moskalkova a publié un post sur son compte Instagram en affirmant que les étudiants russes inscrits dans des universités de l'Union européenne, notamment en France, commençaient à être expulsés. Cette fake news a été ensuite reprise par plusieurs médias russes, semant un vent de panique chez les étudiants, avant d'être démentie par les universités en question. «Plusieurs d'entre eux m'ont contactée car ils croyaient qu'ils allaient être virés du pays», rapporte Cécile Vaissié, qui est professeure à l'université Rennes 2.
S'il y a bien d'autres personnes qui ne méritent pas de voir leurs œuvres boycottées en Occident, ce sont les artistes russes qui ont pris le risque de se positionner contre le régime de Poutine, souvent avant même le déclenchement de la guerre en Ukraine. C'est le cas du metteur en scène Kirill Serebrennikov (La fièvre de Petrov), assigné à résidence durant près de deux ans et condamné en juin 2020 à trois ans de prison avec sursis, avec interdiction de sortie du territoire. L'artiste ouvrira la 76e édition du festival d'Avignon en juillet 2022 avec Le Moine Noir adapté d'une nouvelle d'Anton Tchekhov, mais sans avoir la certitude de pouvoir s'y rendre.
Citons aussi le réalisateur Andreï Zviaguintsev, accusé d'être «anti-russe» par le ministre de la Culture de son pays, après la sortie de son film Léviathan (prix du scénario à Cannes en 2014 et nommé aux Oscars l'année suivante).
Prendre des sanctions contre les propagandistes
Ces musiciens, réalisateurs ou metteurs en scène sont cependant minoritaires face à l'écrasante majorité d'artistes qui ont préféré se ranger du côté du pouvoir. «En Russie, comme dans n'importe quel État très centralisé, si tu veux survivre, tu dois soutenir le chef, explique Cécile Vaissié. Certains l'ont fait un petit peu, d'autres se sont totalement engagés, parce que ça leur permet notamment d'avoir des aides de l'État et du pouvoir.»
C'est notamment le cas du réalisateur Nikita Mikhalkov, mentionné plus haut dans l'article, qui s'est réjoui en 2018 de la réélection très contestée de Vladimir Poutine. «Mikhalkov fait partie de ces personnalités de la culture qui se sont rapprochées du pouvoir parce qu'il sait l'argent et les possibilités que ça représente. C'est grâce à ça qu'il est à la tête de l'Union du cinéma depuis plus de vingt ans», fait remarquer la spécialiste.
«L'Occident doit faire la différence entre ceux qui ont collaboré au régime poutinien et ceux qui se sont toujours tenus en dehors de la politique.» Cécile Vaissié
Quelle posture devrait adopter l'Occident dans ce type de cas? Là aussi, faudrait-il respecter la position politique de chacun? «Non, on est dans un cas totalement différent du jeune pianiste évincé d'un concours de musique, tranche Cécile Vaissié. Là on parle de gens qui ont un talent incontestable, qui auraient pu ne pas s'engager auprès de Poutine à ce point, et qui s'y sont engagés au point de porter la parole de Poutine. Que l'Occident prenne des sanctions contre ce type de propagandistes ne me choque pas.»
Il est donc très important de bien distinguer les différentes situations. «Les Russes vivent dans un gouvernement contrôlé par la propagande. C'est en ça que l'Occident doit être plus généreux et plus intelligent, en faisant la différence entre ceux qui ont collaboré au régime poutinien et ceux qui se sont toujours tenus en dehors de la politique, ou qui font des choses contre le régime. Pourquoi eux, on les sanctionnerait?»
Dans cette situation de tension, la position de la France est claire: les artistes russes déjà programmés ne seront pas sommés de prendre position, pour leur éviter quelconque danger. En revanche, tout artiste ayant déjà pris position publiquement pour soutenir le régime actuel, et n'ayant pas démenti depuis, se verra privé de représentation, a annoncé Roselyne Bachelot le 4 mars. Le chef d'orchestre Valery Gergiev, soutien avéré de Vladimir Poutine, a ainsi été limogé du Philharmonique de Munich dont il était directeur musical depuis 2015 et a été déprogrammé de la Philharmonie de Paris, tout comme le pianiste Denis Matsuev.
Si la décision est salutaire, elle semble avoir peu d'impact sur les soutiens de Poutine: quelques semaines après son éviction des scènes internationales, Valery Gergiev se serait vu proposé par Vladimir Poutine la direction du Bolchoï et du théâtre Mariinsky, les deux plus grandes institutions musicales russes.
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