Les préjugés dont souffrent les langues dites régionales sont souvent les mêmes que ceux dont a pâti le français du temps où il était jugé inférieur au latin.
Écrit par Michel Feltin-Palas
Mettons tout de suite les choses au point : je ne suis pas devenu mégalo. Et si je m'inspire pour le titre de cette chronique de la Défense et illustration de la langue française de Joachim du Bellay, je ne me prends pas pour autant pour le grand poète. Simplement, il me semble que les arguments qu'il utilisait pour le français s'appliquent tout à fait aux autres langues de France.
Reprenons. Avant le XVIe siècle, la plupart des lettrés l'affirment haut et clair : on ne peut écrire de grandes œuvres qu'en latin. Le français ? Pouah ! Un parler misérable tout juste bon à évoquer la vie quotidienne. Un idiome vulgaire, qui suffit peut-être pour dire "passe-moi le sel" et conduire les chèvres à l'enclos, mais qui ne saura jamais évoquer les tourments de l'âme, narrer les exploits des héros et moins encore célébrer Dieu le Père, le Fils, le Saint-Esprit, les apôtres et tous les Saints.
Et que répond en 1549 le grand Joachim auxdits lettrés ? Qu'ils se trompent sur toute la ligne ! Certes, reconnaît-il, le français est encore une langue en devenir et ne possède pas toute la richesse des langues antiques, mais qu'à cela ne tienne : il suffit d'enrichir son lexique en créant des mots composés ; en recourant aux racines anciennes ; en inventant des abréviations ; en puisant dans les "vieux mots" ; en empruntant aux autres langues... Lui et ses amis de La Pléiade en sont persuadés : le français possède toutes les qualités pour rivaliser avec le latin et le grec. Et ils le prouvent en multipliant les chefs-d’œuvre.
La finesse de mon raisonnement étant à la subtilité ce que la tartiflette est au régime minceur, vous avez compris où je veux en venir : les langues dites régionales font aujourd'hui l'objet du même mépris que celui qu'a subi le français jusqu'à la Renaissance. Mépris né d'ailleurs du même mal : une absence quasi-totale de culture linguistique, y compris chez les prétendues "élites". D'où l'utilité des succincts rappels que voici.
· Au XIIe et au XIIIe siècles, ce sont des troubadours comme Jaufré Rudel, Bernat de Ventadour, Bertran de Born ou Raimbaut d'Orange qui dominent l'Europe littéraire. Et bien sûr, ces poètes s'expriment en langue d'oc, et non en français. Les autres cours du Vieux Continent - y compris celle du roi de France - subissent leur influence et cherchent à les imiter.
· Plus au nord, à la même époque, le normand, le champenois et surtout le picard dominent la littérature en langue d'oïl. "Dialecte employé dans la littérature, le droit, l'économie et la diplomatie, le picard n'est pas une simple variation géographique et régionale, mais une des formes du français fondamentale dans les actes publics écrits", soulignent par exemple Joëlle Ducos et Olivier Soutet (1).
· Le ministère de l'Éducation nationale refuse que l'on désigne le normand comme une "langue" et exige que l'on emploie à son propos le vocable "parler" (je n'invente rien). Ce qui n'empêche pas nos officiels de s'enorgueillir en évoquant la forte influence qu'aurait exercée le "français" sur le vocabulaire anglais, d'army à car en passant par history. Or, Guillaume le Conquérant oblige, c'est bien le normand - et non le dialecte qui allait devenir le français - qui a légué à nos voisins d'outre-Manche environ la moitié de leur lexique.
· Il existe en gascon un temps qui n'existe pas en français : le "futur du passé". Dans la phrase : "il savait que la nuit tomberait bientôt", le français recourt en effet à un conditionnel, "tomberait". Le gascon, lui, possède un temps spécifique pour cette situation.
· Le francique mosellan (ou platt) est considéré comme la langue la plus proche de celle que parlait Clovis, comme le souligne la linguiste Henriette Walter dans son ouvrage Aventures et mésaventures des langues de France. · Les deux langues autochtones de Mayotte, le shimaore et le kibushi, sont écrites depuis au moins cinq siècles (avec une graphie arabe).
· La quasi-totalité des langues d'Europe sont issues du même rameau : l'indo-européen, lequel s'est ensuite peu à peu différencié pour donner naissance aux langues slaves, germaniques, celtes, latines, etc. Le basque, pour sa part, a pour particularité d'être plus ancien encore (il s'agit d'une langue pré-indo-européenne) et de ne pouvoir être rattaché à aucune de ces familles linguistiques. À ce titre, il fascine la plupart des scientifiques.
On pourrait continuer longtemps encore cette énumération (2), mais on aura compris l'essentiel : d'un point de vue linguistique, il n'y a pas de langue supérieure aux autres. Contrairement à une idée reçue, toutes, sans exception, peuvent absolument tout exprimer : la colère, la peur, la joie, la terreur, l'amour, la haine, le désir, la beauté, la tendresse, la cupidité, les pensées les plus subtiles comme les plus triviales. Toutes, sans exception, sont des créations culturelles de l'humanité. Toutes, sans exception, méritent d'être défendues et respectées et pas seulement celles qui, par les hasards de l'Histoire et souvent le simple jeu du rapport de force, sont devenues langues officielles d'un État.
Terminons par une question volontairement mal intentionnée : combien d'heures sont consacrées à enseigner ces notions au collège et au lycée ?
(1) Joëlle Ducos et Olivier Soutet, L'ancien et le moyen français, Que sais-je ? (PUF), p. 25. (2) Je prie les locuteurs des langues de France que je n'ai pas citées ici faute de place et/ou de connaissances de ne pas m'en vouloir. Les informations qui précèdent ont bien entendu simple valeur d'illustration.
[Source : www.lexpress.fr]
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