sexta-feira, 17 de julho de 2020

L’interprétation des textes religieux, au cœur des combats féministes


Les textes comme la Torah ou le Coran sont scrutés depuis des décennies par les femmes qui se réclament d'une interprétation non patriarcale de leur leur foi. PixabayCC BY

Écrit par Sonia Dayan Herzbrun
Professeure émérite, philosophe, Université de Paris

Les débats autour de la laïcité et du fait religieux en France ne peuvent désormais se dérouler en occultant la parole des femmes de différentes confessions. Ces dernières débattent régulièrement de leur place au sein de l’institution, comme cet été à Troyes. Elles s’appuient sur la parole et la réflexion d’intellectuelles, féministes ou proches des mouvements féministes, et pratiquantes. On pense ainsi à des chercheuses comme la sociologue Hanane Karimi ou à des théologiennes proposant d’autres manières de pratiquer leur religion.

L’apparition de mouvements féministes se réclamant de l’islam ou du judaïsme incite à poser autrement la place des femmes dans ces deux univers de sens et de pratiques. Ces mouvements s’appuient sur le caractère essentiel de l’interprétation aussi bien dans l’islam que dans le judaïsme.

Dans un article célèbre écrit en 1986 et réédité en 2009, « The Idea of an Anthropology of Islam », Tala Asad, prenant ses distances par rapport aux travaux de nombreux anthropologues – comme Ernest Gellner ou Clifford Geertz – propose de partir du concept de « tradition discursive » pour qualifier l’islam.

Tradition discursive

Une tradition, selon lui, consiste essentiellement en discours destinés à instruire des praticiens, à propos de la forme correcte et l’objectif de pratiques données et qui ont une histoire. Ces discours se rapportent donc à la fois au passé, lors duquel ces pratiques ont été instituées ; au futur, dans lequel ces pratiques pourront être préservées, modifiées, ou abandonnées ; et au présent, dans lequel ces pratiques se combinent à d’autres pratiques, institutions ou conditions sociales.

Ce qui est crucial pour la tradition, ajoute Asad,
« ce n’est pas la répétition d’une forme ancienne, mais les conceptions du praticien concernant la performance appropriée, et concernant la manière dont le passé se rapporte aux pratiques présentes ».
Il faut noter ici l’emploi du terme de « praticien » (on pourrait dire aussi « praticienne ») et non de « pratiquant », et la place qu’occupent ses conceptions, c’est-à-dire son interprétation de ce qu’il/elle lit comme passé. La pratique dont il est ici question ne revêt donc pas nécessairement la connotation religieuse attachée au terme de « pratiquant ».

En ce sens, et également dans la mesure où dans le judaïsme pas plus que dans l’islam il n’y a pas d’autorité religieuse ni de centralité institutionnelle, et où dans les deux cas l’interprétation occupe une place centrale, on pourrait se hasarder à étendre au judaïsme cette notion de « tradition discursive ». La diversité des pratiques ainsi que leur inscription dans l’histoire ou dans des histoires prennent alors tout leur sens.

Remettre en cause le patriarcat d’inspiration divine

Les féminismes islamiques (et juifs) s’appuient ainsi sur l’interprétation (ijtihad) pour remettre en question de façon radicale l’autorité masculine, le patriarcat, et au-delà toutes les formes de pouvoir politique, voire de théocraties, qui imposent des lois aux femmes (et aux hommes) en prétendant s’inspirer de la parole divine.

Le premier geste qui institue ce rejet de la domination masculine est la démarche d’accès direct aux textes. À partir d’une nouvelle lecture des textes dits sacrés mais aussi de tous ceux qui portent sur la jurisprudence et la codification, ces mouvements mettent en question les interprétations dominantes qui instaurent un pouvoir des hommes sur les femmes, ainsi que les hiérarchies qui en résultent.

Le travail ainsi réalisé relève à la fois de la théologie, du droit, de l’histoire et de la politique. Les textes publiés par les théoriciennes du féminisme islamique, dont trop peu sont traduits en français et dont on ne peut qu’admirer l’argumentation rigoureuse, témoignent d’une véritable érudition. Citons en exemple l’ouvrage Men in Charge, Rethinking Authority in Muslim Legal Tradition.

Les articles réunis dans ce livre déconstruisent et invalident ou proposent de reformuler deux concepts clés qui sous-tendent la plupart des lois musulmanes de la famille : celui de protection (qiwamah) et de tutelle (wilayah) et mettent les femmes sous l’autorité des hommes.

Les textes publiés débouchent souvent sur des propositions de modification des législations en cours qui vont toutes dans le sens d’une démocratisation et de l’exigence de ce que l’on appelle un État civil (dawla madania), c’est-à-dire délié du religieux, comme on l’entend dans les manifestations qui se sont déroulées tout au long de l’année 2019 en Algérieau Liban ou en Irak.

Ce n’est qu’en Israël où ce sont les règles religieuses (Halakha) qui régissent le statut personnel que s’est développé un mouvement de femmes juives, analogue à celui qui s’est affirmé à partir de pays à majorité musulmane et qui vise directement le statut personnel en vigueur.

On peut citer, en particulier, le mouvement Kolech, fondé en 1998, et qui réunit des femmes « orthodoxes », c’est-à-dire relevant d’une lecture littéraliste du judaïsme, par opposition aux multiples judaïsmes dits « réformés ».

Sans renoncer à leur foi, elles défendent l’égalité entre les hommes et les femmes, y compris en matière de code de la famille et de réinterprétation de la doctrine. Un de leurs combats majeurs est le droit au divorce, dans un pays où le mariage civil n’existe pas et où le divorce ne peut être prononcé si le mari le refuse.

Un combat qui se situe aussi dans l’espace public

Dans les pays où la loi affirme une égalité (toujours formelle) entre les hommes et les femmes, le combat se situe à la fois à l’intérieur des communautés religieuses et dans l’espace public où les femmes entendent s’affirmer et agir à partir de leurs convictions et de leur lecture des textes.

On peut citer l’exemple de Susan Talve, une femme rabbin qui a fondé aux États-Unis une congrégation « inclusive », c’est-à-dire qui accueille et marie des homosexuel·le·s. On la voit souvent dans les manifestations où elle défend les droits des groupes racisés et des immigrés.




« Les enseignements de la Torah, écrit-elle, nous ont poussés hors de la synagogue et hors de nos zones de confort, pour prier avec nos jambes ». Les pas du rabbin Susan Talve l’ont conduite récemment jusqu’au Guatemala, en passant par la frontière entre les États-Unis et le Mexique et par les centres d’accueil de Mexico. Elle entendait ainsi « témoigner des souffrances humaines, de l’injustice, et de la part prise par la politique américaine dans l’instabilité et les phénomènes migratoires du Sud global ».

Les féminismes juifs et musulmans que l’on peut relier à des formes nouvelles et interconvictionnelles de théologies de la libération donnent une pleine visibilité, y compris politique, aux femmes et au féminin, avec la légitimité de l’interprétation de la tradition. Interconvictionnelles car s’y rencontrent, de façon active, des individus se revendiquant de différentes confessions ainsi que des agnostiques, et croyants de différentes obédiences.

Susan Talve, par exemple, fait appel à des textes de la Kabbale, où il est question de Shekinah, la face féminine de Dieu.

Ce retour à un des grands thèmes de la mystique juive entre en résonance avec tout un courant certes minoritaire mais actif du judaïsme américain qui se centre autour d’une idée force de la Kabbale, le Tikkun olam, c’est-à-dire la « réparation » du monde, d’un monde déchiqueté. Celle-ci ne s’accomplira pleinement qu’à l’ère messianique, mais d’ici là il convient d’y concourir par le soin et la sollicitude. Les interventions de Susan Talve font écho jusque dans la presse israélienne.

En hébreu comme en arabe, Dieu n’est pas genré, et en islam, Il n’est pas désigné comme « père ».

L’unité et l’unicité divine

En reliant présent et tradition, les musulmanes, au-delà de l’appel aux grandes figures féminines des débuts de l’islam, actives, autonomes, créatrices, invoquent la notion fondamentale de Tawhid (c’est-à-dire à la fois l’unité et l’unicité divine) à partir de laquelle elles affirment l’unité du genre humain, c’est-à-dire la pleine égalité entre femmes et hommes.

Même si les féminismes juifs et musulmans sont des phénomènes récents et transnationaux, ils puisent dans une histoire qu’on ne saurait négliger, celle d’une présence active dans l’espace public.

S’agissant des musulmanes et pour se cantonner à la période des luttes anticoloniales, un certain nombre d’entre elles se sont mobilisées à partir de leur spiritualité et de leurs pratiques. Pour l’Égypte on peut citer les noms de Houda Sharawi ou de Zaynab al Ghazali. En Algérie, Lalla Fatma N’Soumeur, issue d’une lignée maraboutique, à la fois mystique et guerrière, a organisé la résistance à la colonisation française avant de mourir en captivité à trente-trois ans.


Dès la période de « l’émancipation des juifs », au début du XIXe siècle, des femmes juives sont apparues dans l’espace public culturel, mais aussi politique, affirmant leur autonomie.

Leur rapport à une tradition religieuse qu’elles devaient renier pour être acceptées socialement ne subsiste qu’à titre de trace. Mais c’est une trace indélébile, comme l’a montré Hannah Arendt dans la biographie qu’elle a consacrée à Rahel Varnhagen, « jeune femme juive ni riche, ni cultivée, ni belle, mais à l’intelligence extraordinaire » qui tint un très célèbre salon littéraire dans l’Allemagne romantique, mais qui, enfant ne parlait que le yiddish et écrivait en lettres hébraïques.

La tradition a refait surface, et le féminisme le plus radical n’entre pas en contradiction avec le judaïsme. On peut citer, à ce propos, le nom de la philosophe Judith Butler, qui, dans son discours de réception du prix Adorno, en 2012, a rappelé l’éducation juive qu’elle a reçue et jamais reniée, y puisant la force de tous ses engagements. Les portes de l’interprétation sont donc largement ouvertes.

L’autrice est intervenante au colloque Femme et religions en Méditerranée du Collège des Bernardins.



Le Collège des Bernardins est un lieu de formation et de recherche interdisciplinaire. Acteurs de la société civile et religieuse entrent en dialogue autour des grands défis contemporains, qui touchent l’homme et son avenir.

[Source : www.theconversation.com]

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