On nous promettait des merveilles — No time to die, les Nouveaux mutants, Fast & Furious 9, et autres sommets du Septième art —, mais tous les gros morceaux (traduction libre de blockbuster) sont reportés à l’automne, voire à 2021. On ne va pas risquer le succès d’un film coûteux dans des salles qu’on ne peut, au mieux, remplir qu’à 50%. Alors les exploitants de salles, autorisés à rouvrir au compte-goutte, afin de réadapter au cinéma les anciens clients reconvertis à Netflix et Grosnichons.com, donnent une seconde vie à des films problématiques lors de leur sortie, mais devenus cultes depuis. Ou cultissimes. Prenez Crash, de David Cronenberg, qui ressort en salles depuis le mercredi 8 juillet.
J’aime beaucoup J.G. Ballard, auteur du roman éponyme. J’aime autant ses œuvres de science-fiction (le Vent de nulle part est une merveilleuse ode à l’hubris, et les suivants, le Monde englouti ou Sécheresse, sont de petits bijoux) que ses romans quasi autobiographiques — Empire du soleil, qui a inspiré à Spielberg un film peu prisé mais intéressant.
Et Crash donc. Sorti en 1973, il racontait le fantasme d’un adepte de la symphorophilie (une paraphilie très particulière, où le sujet rêve de jouir d’un accident, qu’il en soit témoin ou partie prenante) rêvant d’une collision frontale avec Elisabeth Taylor. David Cronenberg, en l’adaptant en 1996, modifie les données superficielles (Taylor, en 1996, n’était plus qu’une vache échouée sur le rivage de son huitième mariage) mais garde l’essentiel de l’intrigue : la fascination pour les accidents de voiture, finalité dernière de notre civilisation, et pour les cicatrices résultant de ces déchirements de tôles et de chairs.
Variation exemplaire sur l’association féconde d’Eros et de Thanatos. James Spader, marié à la très belle et très désirable Deborah Kara Unger, a un accident sérieux où il tue le conducteur d’en face ; il couche avec sa veuve (Holly Hunter, glacée et glaçante) dans la voiture de cette dernière, l’amène à un spectacle reproduisant l’accident fatal de James Dean, y fait la connaissance du maître de ces jeux fracassants (Elias Koteas, remarquable) qui conduit tout ce beau monde dans un squat où Rosanna Arquette exhibe ses cicatrices mal recousues et la mécanique qui lui permet de marcher.
La cicatrice (voir plus loin) est un artefact très fréquent en littérature — de Vautrin à James Bond, en passant par Milady de Winter, elle est le symbole sur le corps du héros du tracé de la plume sur la page. Dans Star 80, l’inquiétant Eric Roberts remarque que le corps de Mariel Hemingway ne porte aucune cicatrice — un fait exceptionnel quand on y pense, scrutez donc le vôtre. Il en fera la page centrale de PlayBoy, et lui fera connaître finalement le sort de son modèle de la vraie vie, Dorothy Stratten : la cicatrice est la trace du temps, une peau immaculée le défie, l’estafilade rend la statue à sa mortalité. L’auteur griffe son manuscrit — mais la page suivante est à nouveau immaculée, et il faut tout recommencer : ainsi naissent les romans-fleuves.
Si vous n’avez pas vu Crash, courez-y. Bon, ce n’est pas pour les enfants : le film est d’une froideur terrible, bien plus prenante qu’une daube pornographique.
Il a je ne sais quoi de japonais — voir Hôtel Iris, de Yoko Ogawa. Allez-y à condition que vous compreniez cette phrase sublime de Sade : « Il posa sur moi le regard froid du vrai libertin ». C’est dans l’Histoire de Juliette — où la pureté du sang des héroïnes efface en une nuit tout le travail des verges et des cravaches, de sorte qu’au matin tout est à recommencer. Il y a des fantasmes de cette nature dans la Légende dorée de jacques de Voragine, où certaines saintes, suppliciées à la limite de l’insoutenable, sont remises à neuf par les anges, et le bourreau n’a plus qu’à remettre son ouvrage sur le métier — comme le conseillait Boileau — dont le frère a commis un savant traité sur la flagellation : tout se tient. Vous voyez bien que la cicatrice et l’écriture sont liées — tout comme le sang et l’encre.
Jean-Paul Brighelli
PS. Vous trouverez en note un long article jadis écrit pour une revue de psychanalyse lacanienne, les Cahiers de l’Unebévue. Vous l’imposer ici serait abuser de votre patience.
[Source : blog.causeur.fr/bonnetdane]
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