Écrit par Adéṣínà Ọmọ Yoòbá - traduit par Dorothée Manteau
Note du rédacteur : Cet essai personnel a été écrit à la suite d’une campagne Twitter [3] organisée
par la rédaction régionale de Global Voices couvrant l'Afrique
subsaharienne et par Rising Voices. Chaque semaine, un·e activiste
linguistique différent·e partage son point de vue sur l’intersection des
droits numériques et des langues africaines dans le cadre du projet «
Matrice d’identité : Contrôle par les plateformes des menaces pesant sur
la liberté d'expression en Afrique ».
Tout groupe de personnes dans le
monde s’identifie à une culture unique et possède une identité
singulière. Malheureusement, l’incursion coloniale en Afrique a entaché
la fierté que la plupart des Africain·e·s
ressentent pour leur identité culturelle. L'une de ces ruptures trouve
son origine dans le récit erroné d’une histoire africaine qui ne commencerait [4] qu’après l’intrusion des explorateurs européens.
Ce discours n'a plus sa place grâce au travail novateur d'historien·ne·s africain·e·s, comme Kenneth Dike, qui utilisent des récits oraux [5] de nos cultures au lieu d’histoires écrites. En outre, la codification de la littérature yorùbá [6] dans les livres imprimés et numériques renforce l’historicité de la langue.
Le yorùbá, qui est une langue tonale, est parlé [7]par
quelque 30 millions de personnes dans le sud-ouest du Nigeria, ainsi
que dans les pays voisins, le Bénin, le Togo et la Sierra Leone. Cette
langue compte environ 100 000 locuteurs et locutrices au Royaume-Uni [8] et quelque 190 000 aux États-Unis [9].
Le yorùbá ne figure pas parmi [10] les
langues menacées d’extinction, mais la langue et la culture yorùbá
sont-elles hors de danger ? La génération à venir s’identifiera-t-elle à
la culture yorùbá et tout simplement parlera-t-elle la langue dans 100
ans ?
Ces questions m’ont encouragé à créer le collectif Patrimoine Culturel de Yobamoodua [11],
une organisation de défense des droits axée sur la renaissance et la
documentation de la langue yorùbá dans les espaces numériques.
L'importance de la diversité linguistique en ligne
« Aucun homme n’est une île » — ou n'a le monopole de la connaissance. Mon peuple a une maxime ibi tí ọgbọ́n ẹnìkan pin sí ni ti ẹlòmìíràn ti bẹ̀rẹ̀ (« Là où s’arrête la sagesse d’une personne commence la sagesse d’une autre. »).
Pour que notre monde progresse, nous
devons collecter des connaissances diverses présentes dans différentes
régions du monde, tout comme le adẹ́mu (le
récolteur de vin de palme) collecte la sève du palmier pour la
consommation du groupe. De plus, il y a différentes façons de faire les
choses. Nous disons kò sí ibi tí a ì í kó ẹdìẹ alẹ́, omi ọbẹ̀ ló dùn ju ara wọn lọ (« Nous cuisinons des ragoûts partout, mais certains sont plus appétissants que d'autres. »).
Les valeurs culturelles sont des
principes et des idéaux fondamentaux sur lesquels se base toute
communauté, ce qui inclut la vision du monde d’un peuple : les coutumes,
composées de traditions et de rituels ; les valeurs ou croyances ; et
la culture ou les valeurs guidant le groupe. Les éléments culturels
comprennent la gastronomie, les contes populaires, la mode, la
philosophie, la médecine, la musique, les concepts, etc.
La langue a été décrite comme le vecteur de transmission culturelle par excellence. Èdè ẹni ni ìdánimọ̀ ẹni
(« La langue est l'identité d'un individu.»). L’identité est ancrée
dans la culture : c'est l’expression créative à travers laquelle nous
racontons nos histoires, qui nous permet de nous souvenir du passé et
d'imaginer l’avenir.
Hélas, la langue yorùbá est reléguée à l'arrière-plan sur Internet et est souvent bafouée ou ignorée.
Par exemple, ne vous attendez pas à
recevoir une réponse à un tweet écrit en yorùbá mentionnant un
organisme gouvernemental ou un représentant politique d’origine yorùbá.
La rare réponse s'accompagne souvent d'une directive : « S’il vous
plaît tweetez en anglais. » Quand cela se produit, je me trouve ridicule
de tweeter dans ma propre langue, comme si je communiquais dans une
langue étrangère que personne n’est prêt à entendre.
Et qu’en est-il des discours de haine tacites ou plutôt de la « haine
linguistique » qui anime l’Internet nigérian ? Je me souviens d'avoir
envoyé un message direct à un influenceur qui se trouve être un homme
yorùbá qui écrit son nom en yorùbá avec les diacritiques. Pourtant, il
a décidé d’ignorer mes questions sincères, peut-être parce que j’ai
choisi d’écrire dans la langue yorùbá !
Mais ces déboires ne m’empêcheront pas d’utiliser ma langue — un
réservoir d’expériences qui doivent être préservées sur Internet — parce
que ‘ẹnìkan kì í pa ohùn mọ́ agogo lẹ́nu’ (« Personne n’ose faire taire le son du gong. »). Toute personne qui s'essaie à m’empêcher de communiquer dans ma lingua franca
natale, tente [en réalité] d'arrêter la diffusion de ma culture, et une
telle personne entrave mon droit à la liberté d’expression.
La culture est un ciment qui
rassemble les gens, crée une solidarité et dynamise une communauté. De
plus, les avantages pécuniers tirés des connaissances culturelles et de
la créativité soutiennent des économies prospères.
Et la culture est un droit — à la fois hors ligne et en ligne.
Le collectif Patrimoine Culturel de
Yobamoodua cherche à manifester le droit d'utiliser la langue yorùbá
pour diffuser le patrimoine culturel qui lui est associé, le droit
d'accéder à des informations sur Internet dans la langue du Ọmọ Káàárọ̀-o-ò-jí-ire (peuple yorùbá, en référence à la culture des salutations), et le droit d'utiliser la langue yorùbá sur toutes les plateformes numériques.
Ouvrir les espaces numériques à toutes les langues
Mes tweets de la semaine ont porté sur les Indicateurs de l'universalité de l'Internet [12]
et ses principes fondamentaux promus par l'Organisation des Nations
Unies pour l'éducation, la science et la culture (UNESCO) : les droits
humains, l'ouverture, l'accessibilité et la participation de multiples
acteurs (résumés en un acronyme : DOAM). Ces quatre pôles permettent
d'établir une mesure de la conformité de l'Internet au regard des normes
d'universalité.
J'ai mis en avant le fait que les Objectifs de développement durable (ODD) [13]
[fr], le programme d'action des Nations unies pour « un avenir meilleur
et plus soutenable pour tous », ne seraient couronnés de succès que si
l'Internet était ouvert à tous et toutes.
Chaque langue et culture a le droit
d'être librement et facilement accessible en ligne. Néanmoins, cela
n’est pas le cas actuellement. La langue anglaise représente [14] près de 50 % du contenu en ligne.
La plupart des langues, comme le
yorùbá, ne sont pas facilement accessibles en ligne en raison d'une
fracture numérique exacerbée par un accès à Internet lent et coûteux en
Afrique.
Malheureusement, cela a également entravé la participation à la promotion de la diversité culturelle et linguistique en ligne.
For four days, I have been tweeting about the Yorùbá language & its Rights on the Internet. I've presented background info on the development of the Yorùbá orthography, its acceptance & how we have been employing tools on the digital space for advocacy. #IdentityMatrix [15] #Yoruba [16]— GV SSAfrica (@gvssafrica) May 15, 2020 [17]
Pendant quatre jours, j'ai tweeté sur la langue yorùbá et ses droits sur Internet. J'ai présenté des informations générales sur le développement de la forme écrite du yorùbá, son acceptation et comment nous avons utilisé des outils sur l'espace numérique pour sa promotion. #IdentityMatrix #Yoruba
Le manque de soutien adéquat de la
part des agences gouvernementales et d'autres organisations n'encourage
pas les efforts de relance des défenseurs de la langue et du patrimoine
culturel. La plupart des possibilités de financement ne sont disponibles
que par des organismes et agences de subvention externes — peu viennent
du continent.
De même, il n'y a pas de politique
gouvernementale au Nigeria pour faire avancer les activités de
revitalisation linguistique et les militant·e·s sont souvent seul·e·s à
porter ce fardeau.
Sur mon compte Twitter (@yobamoodua [18]),
je partage les connaissances ancestrales des miens pour éduquer et
motiver mes followers à préserver notre précieux patrimoine culturel. Je
dédie généralement les mercredis à un quizz dont le gagnant reçoit
comme prix symbolique un forfait de données pour l'Internet mobile.
Afin de rendre disponibles des termes spécialisés qui n’ont jamais existé en yorùbá, Yobamoodua [19]
crée un nouveau vocabulaire scientifique et technologique. Pour faire
avancer cette initiative, je prévois d'organiser le premier sommet sur
les métalangues yorùbá avant la fin de l’année 2020.
La connaissance du monde a besoin de circuler, c'est pourquoi j'ai également créé des ressources pédagogiques en yorùbá sur le changement climatique [20][yo].
Pour atteindre les ODD, nous devons
créer un environnement propice à l'épanouissement des langues
autochtones. Notre monde avancera lorsque Internet accueillera de
multiples langues. Avec un sentiment d'appartenance et de fierté, les
locuteurs et locutrices du yorùbá comme moi sentiront que leur culture
et leur identité seront protégées en ligne pour les générations
futures.
Ce projet est financé par le Fonds africain pour les droits numériques [21]de
la Collaboration sur la politique internationale des technologies de
l'information et de la communication (TIC) en Afrique orientale et
australe (CIPESA [22]).
Article publié
sur Global Voices en
Français: https://fr.globalvoices.org
URL de l'article : https://fr.globalvoices.org/2020/06/02/251425/
URLs
dans ce post :
[1] Carsten ten Brink: https://www.flickr.com/photos/carsten_tb/48870172228/
[2] CC BY-NC-ND 2.0: https://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/2.0/
[3] campagne Twitter: https://globalvoices.org/2020/04/13/identitymatrix-a-twitter-conversation-on-identity-and-digital-rights-in-africa/
[4] commencerait: http://rjh.ub.rug.nl/index.php/groniek/article/viewFile/16429/13919
[5] récits oraux: https://trafo.hypotheses.org/11518
[6] littérature yorùbá: https://blogs.bl.uk/asian-and-african/2019/12/the-yoru%CC%80ba%CC%81-example.html
[7] est parlé : http://www.africa.uga.edu/Yoruba/yorubabout.html
[8] Royaume-Uni: https://joshuaproject.net/people_groups/16057/UK
[9] États-Unis: https://joshuaproject.net/people_groups/16057/US
[10] parmi: https://en.wikipedia.org/wiki/Lists_of_endangered_languages
[11] Patrimoine Culturel de Yobamoodua: https://www.facebook.com/pages/category/Cause/Yobamoodua-Cultural-Heritage-245694516120640/
[12] Indicateurs de l'universalité de l'Internet: https://en.unesco.org/internet-universality-indicators
[13] Objectifs de développement durable (ODD): https://fr.wikipedia.org/wiki/Objectifs_de_d%C3%A9veloppement_durable
[14] représente: https://qz.com/96054/english-is-no-longer-the-language-of-the-web/
[15] #IdentityMatrix: https://twitter.com/hashtag/IdentityMatrix?src=hash&ref_src=twsrc%5Etfw
[16] #Yoruba: https://twitter.com/hashtag/Yoruba?src=hash&ref_src=twsrc%5Etfw
[17] May 15, 2020: https://twitter.com/gvssafrica/status/1261256341152284672?ref_src=twsrc%5Etfw
[18] @yobamoodua: https://twitter.com/yobamoodua
[19] Yobamoodua: http://www.yobamoodua.org
[20] changement climatique : https://www.yobamoodua.org/ayipada-oju-ojo/
[21] Fonds africain pour les droits numériques : https://cipesa.org/2019/07/inaugural-winners-of-the-africa-digital-rights-fund-announced/
[22] CIPESA: https://cipesa.org/
Sem comentários:
Enviar um comentário