Femme du
groupe ndebele en Afrique du Sud. Beaucoup de peuples et de langues d’Afrique
manquent de représentation sur internet. 1er janvier, 1988. Image de UN Photo/P Mugabane [1],
sous licence CC BY-NC-ND 2.0. [2]
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Écrit par Denver Toroxa Breda - traduit par Dorothée Manteau
Sauf mention contraire, tous liens de cet article renvoient vers des pages en anglais.
Les langues khoïkhoï [3] et ncuuki (ou n|uu [4]) ont vu plus de levers et de couchers de soleil que la plupart des autres langues d’Afrique du Sud.
La langue khoïkhoï peut être entendue à travers l’Afrique du Sud grâce à trois mots du langage courant que sont, dagga (cannabis), nai (flûte de pan) et kak (argot pour « excréments » ou « ordures »). Le nom des lieux porte également cette influence, par exemple avec le terme karoo (« endroit sec ») qui rappelle l’histoire linguistique du pays.
Jadis parlée par plusieurs groupes
khoïkhoï, et ce durant des milliers d’années, la langue éponyme n’est
désormais utilisée que par quelques individus dans la région du
Cap-Nord. Les derniers locuteurs ncuuki sont âgés, et la langue est menacée d’extinction. [5]
L’Afrique du Sud possède onze langues officielles : neuf [6] d'entre elles sont des langues bantoues et deux – l'afrikaans et l'anglais – sont importées. Les
langues bantoues sont une sous-branche de la grande famille
linguistique Congo-Niger, tandis que le khoïkhoï, une langue
non-bantoue, est presque exclusivement parlé [7]en Namibie.
La langue khoïkhoï n’est pas
officiellement reconnue en Afrique du Sud, ni en tant que langue
première (autochtone), ni en tant que langue maternelle. Elle n’est pas
enseignée dans les écoles sud-africaines, ce qui rend l’inversion de la
tendance vers l’extinction encore plus difficile.
Cette invisibilité dans le discours
sud-africain est accrue par l’absence de la langue sur internet. Mon
expérience personnelle m’a montré combien il est difficile de se battre
pour la liberté d’expression des citoyens dans leur langue maternelle, à
la fois sur internet et hors-ligne, un combat que je n’ai pas encore
abandonné.
Oubli des langues premières en Afrique du Sud
Kakapusa (« effacement », « amnésie » ou « oubli ») est l’un des mots les plus utilisés, qui résume le kuru (travail) que je fais en tant qu'activiste pour l’officialisation du khoïkhoï et du n|uu, deux des langues autochtones d’Afrique du Sud.
Je ne suis pas hoaragase (complet)
tant que je ne peux m’approprier l’ensemble de mon héritage.
Malheureusement, bien que faisant partie de la nation khoïkhoï, je suis
obligé de penser et de parler la langue de mon tsu-khoen (oppresseur) qui déshumanise mon peuple.
Je suis chez moi en Afrique, mais je ne peux pas communiquer avec mes ancêtres. Comment puis-je trouver la vkhîb (paix) quand des mots étrangers résonnent dans mon âme ? La vuru (cicatrisation) ne commencera qu’avec la kawakawas (restauration) de ma nam (langue maternelle).
Kakapusa est
le nom donné à l’ère post-apartheid de l’Afrique du Sud. Un discours
post-colonial qui s'appuie sur l’éradication institutionnalisée,
normalisée et intentionnelle des premières nations de ce pays.
L’injustice héritée de la domination
coloniale et de l’apartheid sur les Sud-africains est encore
terriblement présente et insoutenable. Cependant, l’impact sur les
peuples autochtones est encore plus brutal puisqu’il conduit à la perte
systématique des langues premières.
Malheureusement l’injustice se fait
encore sentir aujourd’hui, dans l’Afrique du Sud de l'après Apartheid,
où la majorité des acteurs – gouvernementaux et non-gouvernementaux –
parlent plus qu’ils n’agissent quand il s’agit de restaurer et de
préserver les langues autochtones comme le khoïkhoï et le nccuki.
L’an passé, Cyril Ramaphosa, président de la République d’Afrique du Sud a fait [8] kaise isa (de belles promesses) à Auma Katriena Esau, l’une des dernières locutrices du ncuuki [9],
lui assurant qu’il ferait tout en son pouvoir pour empêcher la
disparition de toute langue. Peu de choses ont changé suite à cette
déclaration. Le fossé entre intention et action des acteurs étatiques en
ce qui concerne les langues persiste, assure la linguiste Anne-Marie Beukes [10].
Et pourtant, nous, les détenteurs de
ce qui est certainement l’un des plus grands trésors linguistiques de
l’Afrique, avons été soumis à l’impérialisme linguistique, à
l’ostracisation et à la déshumanisation de notre langue maternelle. Nous
avons été dénigrés, déconnectés de la République d'Afrique du Sud et du
continent africain.
C’est une bataille incessante contre
l’exclusion, pour exiger que notre existence soit reconnue dans un pays
qui se complaît dans notre silence.
Ma plateforme gobab khais (révolte linguistique)
Du 20 au 24 avril, Denver Toroxa Breda (@ToroxaD [11]) publiera sur Twitter #IdentityMatrix [12] – une conversation sur les réseaux sociaux au sujet de l’identité, des droits numériques et linguistiques.Breda, Khoekoe-phone et Kuwiri (activiste) culturel, est originaire d’Afrique du Sud. pic.twitter.com/9UTpKJrBR3 [13]— GV SSAfrica (@gvssafrica) April 19, 2020 [14]
Certains pourraient considérer
l’utilisation de nos langues sur internet ne constitue pas un droit
numérique. Cependant, c’est de mieux en mieux reconnu comme un droit
fondamental dans différentes sphères.
La Déclaration africaine des droits et libertés de l’Internet stipule [15]:
Individuals and communities have the right to use their own language or any language of their choice to create, share and disseminate information and knowledge through the Internet. Linguistic and cultural diversity enriches the development of society. Africa’s linguistic and cultural diversity, including the presence of all African and minority languages, should be protected, respected and promoted on the Internet.
Les individus et les communautés ont le droit d’utiliser leur propre langue ou toute autre langue de leur choix pour créer, partager et diffuser des informations et des connaissances par l’entremise d’Internet.La diversité linguistique et culturelle enrichit le développement de la société. La diversité linguistique et culturelle de l’Afrique, notamment la présence de toutes les langues africaines et minoritaires, doit être protégée, respectée et encouragée sur Internet.
Je suis un porte-parole engagé sur
les réseaux sociaux, appelant les institutions publiques et privées à
prendre cet important problème au sérieux, en ligne et hors ligne.
Depuis mon compte Twitter (@ToroxaD [16]),
j’ai pu mettre au défi les institutions que je pense responsables de
cette exclusion. M’ignorer est souvent facile et pratique – moi, une de
ces rares voix s’élevant contre cette inégalité et cette injustice
linguistique.
Les universités participent également à cette exclusion [17] : durant ces 26 dernières années, elles ont peu ou pas agi pour u-khai (revitaliser)
les langues premières en Afrique du Sud. J’ai mis au défi les
compagnies comme les éditions Macmillan qui possèdent les droits
d’auteur du matériel rédigé dans ces langues mais qui semblent très
réticents à l'idée de populariser nos textes par leur distribution
gratuite, ce qui encouragerait pourtant l’apprentissage de la langue.
Et pourtant, je savais que la semaine dernière [pendant laquelle l'auteur était à l'honneur dans le cadre du projet Identity Matrix] offrait l’occasion d’un dialogue avec ces institutions qui m’auraient autrement ignoré. J’étais aussi déterminé à sauter sur cette occasion qu’elles l’étaient à nous effacer.
Le Conseil du développement des livres d’Afrique du Sud organise la Semaine nationale du livre [18], évènement annuel
qui promeut les langues et la production de livres. Depuis presque un
an, j’ai cherché à communiquer avec eux sur Twitter, je leur ai envoyé
des emails, en vain. J’ai également remarqué que la Semaine du livre
offrait des lectures en ligne, dans des langues bantoues, en langue des
signes et en anglais, mais aucune session n’est proposée dans une langue
des premières nations comme le khoïkhoï.
Utilisant la plate-forme gobab khais (la révolte linguistique) sur Twitter, j’ai largement exprimé mon ressenti, auquel ils ont finalement répondu :
We are also currently busy developing a Children's Literature Project that will include at least one of the languages. We are only in the 4th week of Online Storytelling and have expanded the languages included with each week and will continue to do so. (2/3)— NationalBookWeek (@NBW_SA) April 23, 2020 [19]
L’ensemble de notre travail n’est pas visible sur notre site internet. La Semaine nationale du livre propose des programmes complets dédiés aux langues khoïkhoï. (1/3)De plus, nous travaillons actuellement à la préparation du projet de littérature pour enfants qui comprendra au moins une de ces langues. Nous ne sommes qu’à la quatrième semaine des histoires contées en ligne ; chaque semaine nous avons intégré de nouvelles langues, et nous continuerons dans cette voie. (2/3)
Naturellement, j’étais sous le choc.
Ces deux dernières années, ils s’étaient montrés stoïques, résistants à
toute évolution vers l’incorporation des langues khoïkhoï. Et voilà
qu’ils me répondent et m’annoncent qu’un programme en langue khoïkhoï
existe, qu’ils travaillent sur un futur projet pour enfants, et que
l’inclusion du khoïkhoï dans les lectures de contes en ligne est
désormais envisageable. Tout ce que je désirais. Un mail a été envoyé et
je suis plein d’espoir.
Voici un autre exemple. J’ai contacté
un développeur pour lui soumettre l’idée d’inclure la première
application en khoïkhoï sur Google App Store :
I remember searching on the Google app store seeing all these Language apps and seeing NO khoïkhoï language apps. I emailed a few of the developers and Shotgun experiments responded and created the FIRST khoïkhoï language apps ever. pic.twitter.com/7OUsDhwH3T [20]— GV SSAfrica (@gvssafrica) April 24, 2020 [21]
Je me souviens avoir recherché Google App Store et réalisé que de toutes les applications concernant les langues, aucune n’évoquait le khoïkhoï. J’ai écrit un mail aux développeurs et Shotgun experiments a répondu et a créé la toute première application en langue khoïkhoï.
En fait, cette semaine m’a donné matière à réflexion. C’était également un rappel de l’importance du travail de gobab udawa (réappropriation de la langue) dans le monde numérique.
Je me souviens d’avoir parlé de mes
tweets auprès de ma communauté et certains ont beaucoup apprécié que
notre voix soit portée à l’international. Après 366 ans de colonisation
intellectuelle, culturelle et linguistique, c’est un vrai défi pour une
première nation telle que le peuple khoïkhoï d’admettre que la qnora (libération) de nos langues est un travail légitime.
Parfois, il est plus facile de ne
regarder ce travail que du point de vue de la communauté. La semaine
passée m’a poussé à regarder ce travail avec des lunettes uniquement
africaines. Cela m’a aidé à reconnaitre que le khoïkhoï n’est pas
uniquement pour la communauté khoïkhoï.
Cette langue a mis au monde le mot mama (ma qui signifie donner en khoïkhoï) et le mot haka [22] (une danse). Donc, la udawa (réappropriation) du khoïkhoï est si importante pour notre continent : c’est une langue
riche comprenant tellement d’histoires et de contes sur les origines de
l’Afrique, et il devrait être interdit de la laisser disparaitre.
L’Afrique fera son voaga (ascension) quand ses langues s’élèveront, et bien plus encore lorsque ses Xgusi gobab (langues maternelles) s'élèveront.
Cet article a été rédigé suite à la campagne Twitter [23] [fr] organisée par Global Voices Afrique sub-saharienne et Rising Voices, dans le cadre du projet [24]« Matrice d'identité : contrôle par les plateformes des menaces pesant sur la liberté d'expression en Afrique [24] » [fr]. Ce projet est financé par le Fonds africain pour les droits numériques [25], de la Collaboration sur la politique internationale des TIC en Afrique orientale et australe (CIPESA [26]).
Article publié
sur Global Voices en
Français: https://fr.globalvoices.org
URL de l'article : https://fr.globalvoices.org/2020/05/06/249635/
URLs
dans ce post :
[1] UN Photo/P Mugabane: https://www.flickr.com/photos/un_photo/3546874306/
[2] CC BY-NC-ND 2.0.: https://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/2.0/
[3] khoïkhoï: https://en.wikipedia.org/wiki/khoïkhoï
[4] n|uu: https://en.wikipedia.org/wiki/N%C7%81ng_language
[5] menacée d’extinction.: https://www.bbc.com/news/av/world-africa-41089936/n-uu-s-africa-s-oldest-san-language-on-the-edge-of-extinction
[6] neuf: https://welections.wordpress.com/guide-to-the-2014-south-african-election/race-ethnicity-and-language-in-south-africa/
[7] est presque exclusivement parlé : https://link.springer.com/chapter/10.1057%2F978-1-137-01593-8_9
[8] a fait: https://www.thesouthafrican.com/news/ramaphosa-gives-sho-madjozi-shout-out-during-heritage-day-speech/
[9] l’une des dernières locutrices du ncuuki: https://www.bbc.com/news/world-africa-39935150
[10] la linguiste Anne-Marie Beukes: https://www.tandfonline.com/doi/pdf/10.1080/10228190903055550
[11] @ToroxaD: https://twitter.com/ToroxaD?ref_src=twsrc%5Etfw
[12] #IdentityMatrix: https://twitter.com/hashtag/IdentityMatrix?src=hash&ref_src=twsrc%5Etfw
[13] pic.twitter.com/9UTpKJrBR3: https://t.co/9UTpKJrBR3
[14] April 19, 2020: https://twitter.com/gvssafrica/status/1251880693753360386?ref_src=twsrc%5Etfw
[15] stipule : https://africaninternetrights.org/articles/cultural-and-linguistic-diversity/
[16] @ToroxaD: https://twitter.com/ToroxaD
[17] Les universités participent également à cette exclusion: https://qz.com/africa/1201975/african-universities-should-use-african-languages-not-just-english-french-and-portuguese/
[18] la Semaine nationale du livre: https://www.sabookcouncil.co.za/national-book-week/
[19] April 23, 2020: https://twitter.com/NBW_SA/status/1253225932166434818?ref_src=twsrc%5Etfw
[20] pic.twitter.com/7OUsDhwH3T: https://t.co/7OUsDhwH3T
[21] April 24, 2020: https://twitter.com/gvssafrica/status/1253600443839721472?ref_src=twsrc%5Etfw
[22] haka: https://en.wikipedia.org/wiki/Haka
[23] campagne Twitter: https://fr.globalvoices.org/2020/04/16/248328/
[24] projet : https://fr.globalvoices.org/2020/04/17/248620/
[25] Fonds africain pour les droits numériques: https://cipesa.org/2019/07/inaugural-winners-of-the-africa-digital-rights-fund-announced/?fbclid=IwAR2gnc9k8HAiNY-DNOW3vJufssGgPzVlJ5AnZjL-zn8dKKXYzQ4lw9zL7ls
[26] CIPESA: https://cipesa.org/
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