Pour faire de la Géorgie une grande nation vinicole, vigneron·nes et
œnologues cherchent à rendre leur noblesse aux vins du pays.
Enterrées dans le sol, les quarante qvevris de l'entreprise Marani regorgent d'une tonne et demie
à quatre tonnes de vin chacune.
Écrit par Marine Delatouche
À Tvishi, Tbilissi, Shumi et
en Kakhétie (Géorgie)
La route bétonnée s'interrompt brutalement pour ne
laisser qu'un tronçon poussiéreux et caillouteux aux rares véhicules qui s'y aventurent. Le 4X4 évite les nids-de-poule et zigzague pendant près d'une heure au bord du fleuve Rioni, l'un des plus imposants à l'ouest de la Géorgie.
Lorsqu'apparaît enfin le panneau de l'entrée du village de Tvishi, le chemin de
terre se met à grimper soudainement, pour redescendre
à pic aussitôt. La maison aux murs bleus de Miranda Chkhetiani, l'une des vingt-deux femmes viticultrices du pays, se dessine au
détour d'un virage.
Cheveux courts, visage rond et sourire timide, la femme de
34 ans produit un vin blanc réputé parmi les meilleurs de Géorgie. «Tvishi est un vin récolté sur
une microzone. Il y a un peu de pluie, beaucoup de chaleur, mais pas de vent.
Nous avons un climat bien mélangé pour
un vin légèrement
sucré», expose la vigneronne, encore en
formation.
Ce 14 août 2019, l'air manque et le soleil tape fort. Enfermé entre les montagnes rocheuses, son vignoble savoure cette chaleur étouffante. Il faut l'accepter, puisque grâce à ce microclimat, son vin de qualité (vendu 55 laris géorgiens la bouteille, soit environ 17
euros) n'en devient que meilleur.
Ancrage
dans l'histoire du pays
Tvishi incarne l'une des dix-huit
appellations d'origine protégée que possède le berceau de la viniculture. C'est
ici, dans le Caucase, qu'est né le vin il y a 8.000 ans. Près de dix fois plus petite que la France, la Géorgie jouit d'une richesse de variétés de sols, de climats et de cépages –plus de
500– et surtout d'une culture vinicole intrinsèque à son histoire.
«Dans le nom même de
notre nation, existe le lien avec la viniculture», insiste le sommelier Nikoloz
Aghdgomelashvili, rencontré dans un luxueux hôtel de la capitale Tbilissi, où il a exercé en tant que caviste durant deux ans. La Géorgie se nomme Sakartvelo,
en géorgien. Rtvelo correspond
à la période de la récolte des raisins, aux vendanges donc.
Originellement,
le vin se faisait en qvevris, des jarres en terre cuite enterrées dans le sol où fermentent et vieillissent plusieurs centaines de litres de vin et que
les familles géorgiennes utilisent encore aujourd'hui
pour produire leur propre alcool de manière traditionnelle.
Le breuvage trouve sa place dans les
caves, puis sur les tables des banquets familiaux à l'occasion desquels le tamada,
le maître des toasts, ne cesse de lever son
verre. Au point de croire que le sang qui coule dans les veines des Géorgien·nes tient sa couleur des verres de vin rouge saperavi ingurgités.
Les dérives de l'industrialisation
Cette joyeuse ambiance aurait bien pu
cesser au temps où le plus connu des Géorgiens –Staline– et ses successeurs ont décidé d'arrêter de s'embarrasser avec la qualité. Pour les dirigeants soviétiques, l'équation semblait bien plus avantageuse économiquement en industrialisant la production.
«Pendant l'URSS, il existait cinq vins,
chacun possédait un numéro. La
production était industrielle et exportée [vers les pays soviétiques]. Les
qvevris ont été oubliés. Cela
a causé des dommages sur la qualité de la
viticulture et de la vinification», selon Nikoloz Aghdgomelashvili, membre de la Georgian Wine Guild, une association qui
promeut les meilleurs vins de Géorgie. Après l'effondrement de l'empire soviétique, les Géorgien·nes se sont réapproprié la mémoire et l'héritage de leurs vins, mais la production
industrielle n'a pas cessé pour autant.
De la piquette, le vin géorgien donc? Non, et pour éviter cela, des vigneron·nes ont fait de
la résistance et la politique s'en est mêlée. «Sous
le président Saakachvili [de 2004 à 2013, ndlr], il existait un projet intéressant
pour la viniculture. La qualité s'est
améliorée mais
en parallèle c'est devenu un business, donc cette
qualité était
instable. La viniculture n'est pas qu'artificielle pour autant. Pour plus de
80% des gens, c'est bien plus que du business», estime l'expert en vin.
Résultat: les vins géorgiens sont revenus en force sur le marché mondial. «En 2018, 86,2 millions de bouteilles
ont été
exportées vers 53 pays, un record pour ces trente
dernières années.
Cela correspond à un accroissement de 13% par rapport à 2017», rapporte l'association géorgienne du vin. Certes, c'est encore loin des 2 milliards de bouteilles de vin et d'eaux-de-vie françaises mais louable, pour ce pays de 3,7 millions
d'habitant·es.
La tentation des techniques modernes
Miranda Chkhetiani, petite-fille de
vigneron, n'ose pas encore prétendre au marché européen.
«Bien que son vin ait été repéré par
des experts allemands, Miranda veut d'abord gagner en qualité avant
de le vendre», note
son frère. Cette ambassadrice du vin géorgien, récemment invitée aux Pays-Bas à l'occasion d'une exposition consacrée aux vigneronnes, garde la main sur l'ensemble de sa production. Récolte de son propre raisin, fermentation du vin dans deux qvevris pour
une production de 200.000 bouteilles en 2018.
Les vignes de Miranda Chkhtiani ont subi les averses
de grêle cet hiver. La récolte s'annonce incertaine cette année.
L'année prochaine, elle basculera vers la méthode industrielle et fera vinifier son vin dans des cuves. «Je n'abandonne pas les
qvevris, je vais juste faire autre chose. Les clients demandent à avoir le choix», justifie-t-elle.
Comme beaucoup de ses collègues à travers le pays, Miranda Chkhetiani cherche à diversifier ses techniques de vinification pour assurer des débouchés à sa production. Le vin qvevri, plus fort, n'est pas le plus
demandé́ et représente un très faible
pourcentage (les estimations oscillent entre moins de 2% et 5%) de vinification
chez les professionnel·les.
Mastodonte de l'industrie vinicole géorgienne
En Kakhétie, région de l'est de la
République du sud-Caucase où se
concentre la majeure partie des vignobles, les entreprises vinicoles ont
fleuri, à l'exemple de Marani, l'une des plus importantes en matière de
production. C'est un domaine caché derrière de hauts murs blancs. Aux abords, des ouvriers s'activent
sous la chaleur. Un large bâtiment avec le
symbole de l'entreprise, Marani inscrit en lettres rouges au-dessous d'un homme
qui porte deux jarres, surplombe le visiteur.
Tinatin
Giorgelashvili y travaille depuis 2013. Elle tient à montrer l'étendue du domaine.
320 hectares de vignes, de bâtiments abritant
d'imposants tonneaux où plane une odeur de bois humide et des cuves à perte de vue, quarante qvevris et des femmes à la manœuvre sur la chaîne
d'embouteillage. Bilan de l'an passé: cinq
millions de bouteilles produites. «Nous
espérons atteindre six millions cette année», assure-t-elle en souriant.
Dans l'entreprise Marani, la majorité de la vinification se fait
en cuves, assez nombreuses et volumineuses
pour produire cinq millions de
bouteilles en un an.
Ici, les exportations font tourner
l'entreprise. «Elles représentent 85% de la production et nous
exportons vers vingt-huit pays. D'abord, vers la Pologne et les pays européens,
puis vers la Chine.» Pour obtenir en visibilité,
Marani possède
une entreprise partenaire polonaise, qui vend notamment des vins en France.
À la sortie de la salle de dégustation
(qui aura su faire ses preuves) apparaît un nombre incalculable de diplômes. «Nous
participons à toutes les compétitions
internationales. Nous possédons plus de 400 médailles
et certificats de partout dans le monde»,
raconte fièrement
Tinatin Giorgelashvili.
Haro sur la concurrence déloyale
Au Vinotel de Tbilissi, le sommelier
en chemise blanche et barbe bien taillée se veut prudent avec les récompenses
décernées. «Certains
paient des experts pour obtenir une bonne note. La corruption existe aussi dans
le vin. Les producteurs apportent de bons exemples, puis sur le marché
international, ils vendent un vin de mauvaise qualité.»
Pour contrer les pratiques déloyales,
l'État
géorgien
mène
une politique pour la transparence,
rejoignant les standards européens. L'agence nationale du vin procède
à
des contrôles
dans les entreprises vinicoles, et à Tvishi, quand l'heure des vendanges a
sonné, «une
voiture de police stationne en bas du village et surveille les allers-retours
des grappes de raisin pour protéger leur provenance et les vignerons», décrit Miranda Chketiani.
Les œnologues et sommeliers de la
Georgian Wine Guild, eux, vont à la rencontre des producteurs et
productrices afin de proposer leur savoir-faire dans les restaurants et ont créé
un site web pour noter les meilleures bouteilles des
vigneron·nes préoccupé·es par la qualité.
Parmi les vins en haut du classement,
le Napareuli, un vin rouge «exceptionnel, de caractère
et de style supérieurs» indique le score obtenu,
91/100. Pour rencontrer ses fabricant·es, il suffit de s'éloigner
de quelques kilomètres
du domaine de Marani et de s'arrêter devant les coteaux bleu turquoise
qui attirent l'attention depuis la route menant vers l'une des plus grandes
villes de la région,
Telavi.
Difficile rupture de la dépendance
envers la Russie
À Shumi, on ne propose que des vins
biologiques, 450 tonnes par an. Ici aussi, on exporte une large part de la
production –80%–, mais en premier lieu vers l'ancien frère
soviétique. «La
Russie représente 70% de nos exportations, alors
que nous exportons vers la Chine depuis trois ans seulement.»
La
Géorgie
reste très
dépendante
de son voisin outre-Caucase et subit régulièrement des embargos. Le dernier en
date: celui sur les vols entre les deux pays, entré
en vigueur au début
de l'été.
La gastronomie géorgienne
a aussi subi son lot de restrictions mais a fait évoluer
ses stratégies
d'exportation depuis, en diversifiant ses clients.
À Shumi, les multiples variétés de raisins s'exposent.
«Nous avons vécu l'embargo à partir de 2006, mais si cela devait se reproduire, notre économie entière ne serait pas détruite. Nous recherchons de nouveaux marchés, par exemple la Lituanie», se rassure
Giorgi Gemazashvili, le monsieur technique du domaine, en baskets, jean et polo
noir. Produire assez pour faire exister la production au-delà des frontières géorgiennes, tout en proposant des vins de grande qualité, c'est l'équilibre qu'a
choisi l'entreprise.
La Géorgie, désormais nation exportatrice de vins bien rodée, détient les atouts pour concurrencer les grands pays vinicoles.
Nikoloz Aghdgomelashvili, qui songe à l'ouverture
d'une Georgian Wine House à Paris, en est
convaincu: «Dans
cinq ou dix ans, la Géorgie possédera une bonne place sur le marché international.»
[Photos de l’auteure – source : www.slate.fr]
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