Le succès des Erwan, Petru et autres prénoms régionalistes traduit l'attachement des Français à la culture historique de leur territoire.
Écrit par Michel Feltin-Palas
Beaucoup d'entre vous, j'en suis certain, ont déjà aperçu Jérôme Fourquet sur les plateaux télé, entendu ses analyses argumentées, relevé son ton posé et son regard sérieux. Au fil des années, le directeur du département opinion et stratégies d'entreprise de l'Ifop s'est imposé comme l'un des meilleurs analystes de la scène politique française. Et je recommande à tout honnête homme désireux de comprendre notre société la lecture de son dernier livre, L'archipel français (1), qui rencontre un succès mérité.
Le rapport avec cette lettre d'information ? J'y viens. Dans ce même livre, Fourquet consacre à l'essor des prénoms régionaux un chapitre passionnant - et très peu relevé. L'évolution est pourtant spectaculaire. Ainsi, en Bretagne, la part des Erwan, Yann et autres Gwenaëlle et Soazig a spectaculairement progressé dès les années 1970, pour attendre environ 15 % du total des naissances. C'est l'époque où Pierre-Jakez Hélias publie Le cheval d'orgueil ; où s'ouvrent les premières écoles Diwan ; où Alan Stivell et Tri Yann donnent un nouveau souffle à la musique traditionnelle ; où des candidats autonomistes de l'Union démocratique bretonne rencontrent leurs premiers succès électoraux. Ce bouillonnement identitaire encourage les parents à redécouvrir leur patrimoine au moment où leurs enfants voient le jour. Le mouvement prendra une ampleur plus impressionnante encore après le vote de la loi de 1993, qui accorde une liberté quasi-totale dans le choix des prénoms.
Le même phénomène s'observe en Corse avec, toutefois, un léger décalage dans le temps. C'est seulement à partir des années 1980, quelques années après l'attaque de la cave viticole d'Aléria - premier coup d'éclat du FLNC - que naissent en masse des bambins nommés Lisandru, Ghulia ou Lesia. Un engouement qui se poursuit aujourd'hui, où la part des prénoms corses atteint environ 20 % des naissances. Cette proportion est d'autant plus significative que l'île attire de nombreuses familles venues du Continent et connaît une forte immigration maghrébine. Jérôme Fourquet y décèle à juste titre la victoire idéologique du mouvement nationaliste, qui mène depuis de longues années un travail de fond en faveur de la culture et de la langue corses.
Le paradoxe est que cet envol a lieu au moment où la pratique des langues dites régionales - qui sont en réalité des langues minorées - est au plus bas. "Jusque dans les années 1960, écrit Fourquet, la langue corse était beaucoup parlée sur l'île et l'identité qu'elle véhiculait était une évidence pour ses locuteurs. Dans ce contexte, l'affirmation de l'identité n'avait pas besoin d'en passer par le choix d'un prénom corso-italien". Il n'en va plus de même désormais, alors que la population sent sa culture historique menacée. Le nom des enfants est une manière de lui apporter son soutien.
Je n'ai au fond qu'un léger désaccord avec le politologue. Selon lui, ce regain des prénoms régionaux illustrerait "l'archipélisation" de la société française. En raison du déclin des grandes institutions - Église catholique, Parti communiste, etc. -, nous serions entrés dans une ère d'individualisme de masse, où chacun d'entre nous se replierait vers des "tribus" singulières, variables selon ses affinités, que l'on soit homosexuel, catho tradi, végétarien... De son point de vue, appeler sa fille Nolwenn et non Marie marquerait donc un affaiblissement du lien collectif. Personnellement, je ne le pense pas car je crois profondément à la notion d'identité multiple : rien n'empêche de se sentir à la fois vannetais, breton, français, européen et citoyen du monde, par exemple. Et je ne vois pas pourquoi l'on serait tenu de choisir l'une de ses identités au détriment des autres. A moins, comme c'est trop souvent le cas en France, de confondre unité et uniformité.
[Source : www.lexpress.fr]
Phénomène très interessant. À suivre.
ResponderEliminarL'on pourraît aussi considérer qu'en lieu d'identités multiples il s'agisse d'une identité multi-facettes, mais le fait de donner un prénom autoctone paraît révéler plutôt une identité essentielle qui tient aux lieu, usages et ancêtres communs, ceux qui nous ont précédés et de qui l'on tient une manière d'être et un sens à prolonger leur postérité.