À l’heure des réseaux sociaux et du tout - écran, les livres font de la résistance. Si elle s’en félicite, Delphine Horvilleur, rabbin et écrivaine, nous invite aussi à dialoguer avec les textes. Pour elle, pas de lecture définitive : il faut redonner toute sa place à la culture du débat afin de recréer du lien.
Écrit par Morgane Miel
Madame Figaro. - Dans un monde envahi par le digital, les Français lisent de plus en plus, les jeunes y compris (1). Surprise : ils lisent aussi de plus en plus de philosophie et de poésie. Comment expliquer cette résistance du texte ?
Delphine Horvilleur (2). - On dit que les gens sont moins attachés aux livres. Je pense que c’est une erreur d’interprétation. Je vois en tout cas autour de moi à quel point ils sont attachés au texte, qui ne prend pas nécessairement la forme d’un support relié. L’atelier Tenou’a (3), que j’ai la chance d’animer et qui rassemble une fois par mois des participants de tous bords autour de l’étude d’un texte, dans la tradition du mahloket (du débat, de la dispute, NDLR), fait salle comble : à chaque fois, nous refusons un monde fou. Or, le cœur de cet atelier, c’est le rapport au texte, le besoin d’y confronter sa sensibilité, de se livrer à un exercice d’interprétation, dans la conscience que ce texte demande à parler à travers son lecteur. Le succès de la poésie et de la philosophie ne me surprend pas : ce sont vraiment des domaines où la puissance du lecteur est clé. Il sait que, d’une certaine manière, il a un privilège puissant vis-à-vis de l’auteur. C’est ce que j’essaie de mettre en lumière en permanence dans l’exégèse rabbinique : comme le dit le philosophe Marc-Alain Ouaknin, le «pouvoir dire» du texte est beaucoup plus fort que son «vouloir dire».
Est-ce vrai aussi d’un texte religieux ?
C’est encore plus vrai, car l’auteur n’a pas signé, il ne répond pas aux interviews, et pas toujours aux prières, d’ailleurs. La puissance et la sacralité du texte tiennent précisément au fait que l’on n’a aucune idée de l’intention de l’auteur. Chacun peut s’en emparer. Le problème est que beaucoup le font en étant convaincus de savoir ce que le texte veut dire - interprétation en général en accord avec leurs convictions, leur agenda politique. Bien souvent, ils risquent d’y trouver ce qui conforte leur vision du monde. Or, l’exercice intéressant, c’est précisément d’aller chercher autre chose.
André Gide écrivait en 1897 dans la préface des Nourritures terrestres : «Quand tu m’auras lu, jette ce livre.» Que vous évoque cette phrase ?
Elle fait écho à toute ma tradition de lecture. Je pense à cette autre phrase de Rachi, célèbre exégète biblique du XIe siècle, qui disait : «Si vous vous promenez la nuit dans une bibliothèque et que vous tendez l’oreille, vous entendrez les livres vous parler.» Et ces livres disent darchenil en hébreu, ce qui signifie «interprète-moi». Ce n’est pas du tout la même chose que «lis-moi». Cela signifie qu’un livre a besoin de nous pour parler encore. Pour l’emmener vers des possibilités de dire. La lecture littérale n’existe pas. Elle est toujours filtrée par l’oreille du lecteur, son temps, la civilisation dans laquelle il vit, sa propre biographie. Il n’existe pas de lecture «toute nue».
Pourquoi est-ce important de le rappeler ?
Parce que le point commun de tous les fondamentalismes est de faire semblant de croire à cette lecture toute nue. Pour moi, les lectures littérales sont des lectures obscènes, elles mettent le texte «à poil». Le propre d’une lecture non obscène, pudique donc, est de rappeler que celle-ci est un manteau qui enveloppe la lettre. Quand on lit un texte, il est comme recouvert des vêtements du monde du lecteur. C’est une façon de lutter contre les fondamentalismes que de refuser la lecture unique d’un texte, privée du filtre de l’histoire, de la conscience, de l’interprétation.
Étymologiquement, le mot «texte» vient du latin texere, «tisser». Le premier texte à apparaître dans le Talmud prend la forme d’un tissu, le tsitsit, qui représente la loi et vient protéger l’intimité de l’homme nu. Le texte nous habille-t-il, là où les réseaux sociaux exposent, déshabillent ?
C’est troublant, car les réseaux sociaux, qui fonctionnent sur une modalité d’hypertexte (où le mot peut renvoyer à un autre texte), devraient permettre de gagner en complexité de lecture. Or, de façon paradoxale, ils s’accompagnent d’un appauvrissement du rapport au texte. Les gens s’imaginent que ce qui est écrit est la vérité. Je m’interroge aussi sur l’utilisation, souvent excessive dans les messages, de la ponctuation ou des émoticônes, comme si tous ces signes étaient là pour rendre hyperexplicites nos émotions. On va écrire «J’ai eu mon bac !!!!!» ou «Mon chat est mort ☹ ☹», là où il y a quelques années l’implicite nous suffisait. C’est comme si aujourd’hui il fallait tout rendre clair, transparent. Il n’y a plus de place pour le suggéré, le non-dit des mots et la subjectivité de l’autre.
Face à cette obsession de la transparence, on a besoin de vêtement ?
J’en suis convaincue. Je pense que l’exigence de mettre l’autre à nu, de tout voir de lui, de ne rien laisser dans la zone opaque, est une violence. La condition de la relation à l’autre implique la conscience permanente que je ne vois pas tout de lui. On a besoin d’un regard entravé - qui est d’ailleurs la définition de la pudeur.
Quel rapport avec le texte ?
Cela a tout à voir avec le rapport au texte. Encore une fois, il faut réhabiliter une pudeur de lecture, une conscience que quelque chose nous échappe en lui, chez l’autre et chez nous-mêmes.
Internet nous a donné accès au monde. A-t-on encore besoin du texte pour le connaître autrement ?
Les livres les plus puissants que j’ai pu lire sont ceux qui réclament : «Ferme-moi !» Une légende rabbinique extraordinaire évoque, elle, un rabbin du Talmud qui étudie la Torah sur son toit. Totalement absorbé par sa lecture, il en oublie de rentrer chez lui. Sa femme l’attend à la maison, et comme il ne rentre pas, elle pleure. À l’instant où la larme s’échappe de son œil, le toit de la maison d’études s’effondre et le rabbin meurt. L’enseignement de cette histoire est qu’il faut lire les textes pour apprendre à les «fermer». Et c’est pour moi une magnifique métaphore du rapport au monde : le texte vous prépare d’une manière très particulière à la rencontre. Mais il ne peut en aucun cas s’y substituer.
L’attrait pour le livre, le texte, n’illustre-t-il pas aussi le besoin d’une pensée complexe, structurée, d’un déroulement des idées ?
C’est ce qui a précipité la création des ateliers Tenou’a. J’ai été, à une période de ma vie, victime d’une série d’attaques importantes sur les réseaux sociaux, peut-être parce que, en tant que femme rabbin, je suscitais une résistance de la part de certains rigoristes. M’est apparue alors la nécessité de rétablir une culture du débat, du désaccord sur le texte, que les réseaux sociaux ne permettent pas. Il suffit d’ouvrir une page du Talmud pour se rendre compte qu’il n’est qu’un débat ininterrompu entre des personnes qui ne sont et qui ne tomberont pas d’accord. Elles ne vivent ni au même endroit ni à la même époque. Mais le Talmud leur donne une possibilité de dialogue. Il y a aujourd’hui, je pense, une grande soif de cela.
Une soif peut-être, aussi, de temps long... De cette possibilité de poser un livre et de le reprendre un jour ou des années plus tard, quand le digital impose le règne de l’éphémère, de l’irruption et de la disparition ?
Dans les ateliers que j’anime, je laisse toujours un temps avant d’aborder l’explication du texte. Dans ce face-à-face avec lui, on se sent perdu, puis on croit comprendre, avant de comprendre autre chose. Le temps, en hébreu, se dit «zeman», ce qui signifie littéralement : «c’est quoi ?» C’est de lui que surgit la possibilité de la question, de l’interrogation. De la non-réponse, aussi. On en a besoin.
Vous avez trois enfants, dont un adolescent. Est-ce qu’ils lisent ?
Mon fils lit des romans graphiques. Le faire lire autre chose, c’est une lutte au quotidien. Les jeux vidéo et les écrans ont un impact : ils offrent une gratification immédiate quand la lecture demande un effort, et il est très difficile, je trouve, de contrer cela. Je n’ai pas ce problème avec mes filles. L’une d’elles lit même toutes les sagas possibles et imaginables, de Harry Potter à La Guerre des clans. Tous les cas de figure existent.
Cela vous rend-il optimiste ?
Je lisais hier le discours prononcé par Simone Veil à l’Assemblée nationale en 1974, au moment du vote de la loi sur l’IVG. Face à ceux qui brandissaient la menace de la fin d’une civilisation - comme aujourd’hui on peut entendre : «Les jeunes ne lisent plus, c’est la fin d’un monde !» -, elle prononce cette phrase : «Les jeunes générations nous surprennent parfois. Sachons leur faire confiance pour conserver à la vie sa valeur suprême.» Cette valeur suprême de la vie, c’est la confiance dans ce qui peut être, c’est-à-dire dans l’incertitude, finalement. On ne peut transmettre que des outils, on ne sait pas comment nos enfants vont les utiliser. Les générations nouvelles ont toujours trahi, et la fidélité même naît de cela : d’un mélange de continuité et de rupture. Elles vont utiliser le texte autrement. Ça ne prendra peut-être pas la forme d’un livre relié que l’on pose le soir sur sa table de chevet, mais autre chose peut naître d’un rapport renouvelé au texte.
Qu’essayez-vous de leur transmettre ?
L’amour du récit. Là encore, c’est une histoire d’étymologie : on parle de fil de l’intrigue, de dénouement de l’histoire… «Fiction» signifie littéralement «science du tissu». Or, le passage de relais entre génération est lui-même un exercice de couture : on récupère une fabrique déjà couverte de fils, de morceaux rapiécés. On est là pour poser des points nouveaux, mais aucun de nous ne travaille sur une fabrique neuve. On est toujours en train de rafistoler.
Le critique Gérard Genette utilisait en 1982 le mot «palimpseste» pour évoquer l’œuvre littéraire, où apparaissent, comme à travers des couches sédimentaires que l’on aurait grattées, les autres textes qui ont nourri l’auteur…
J’y pense souvent, et tous les écrivains doivent être conscients que leurs œuvres ne font qu’emprunter à leur bibliothèque. L’écriture n’est possible que dans cette humilité et une reconnaissance infinie à l’égard de ceux qui nous ont précédés. On n’invente jamais rien dans l’écriture, on ne fait que métaboliser nos bibliothèques en y apportant une couture, une reprise, un twist particulier. C’est pourquoi je pense qu’il faut enseigner la couture à l’école. Il y a quelques années, je suggérais en plaisantant, bien sûr, d’y apprendre l’humour juif, qui joue souvent de la différence d’interprétation que deux personnes peuvent avoir d’une même phrase. Je deviens plus terre à terre, mais en réalité je ne fais qu’exprimer différemment la même chose…
(1) 91 % des Français lisent des livres, 30 % se déclarant grand lecteurs en 2017, contre 22 % en 2015, et 28 % des jeunes disent lire plus qu’avant, contre 16 % en 2015 (source : Centre national du livre, 2017).
(2) Auteure de Réflexions sur la question antisémite, aux Éditions Grasset.
(3) Pour aller plus loin, on peut aussi lire le dernier numéro de la revue Tenou’a. tenoua.org.
[Source : madame.lefigaro.fr]
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