Avec «Vagabondes,
voleuses, vicieuses», l'historienne Véronique Blanchard revient sur les
trajectoires de jeunes filles condamnées à l'après-guerre dans l'ancien
département de la Seine.
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Extrait de la couverture de Vagabondes, voleuses,
vicieuses de Véronique Blanchard. | Éditions François Bourin
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Écrit par Véronique Blanchard
«On ne naît pas déviante, on le devient.» Ça
pourrait être la conclusion à la lecture de la très complète enquête de Vagabondes,
voleuses, vicieuses - Adolescentes sous contrôle, de la Libération à la
libération sexuelle, réalisée par l'historienne Véronique
Blanchard et qui paraît aux éditions François Bourin le 5 septembre.
À travers
les histoires de Paule, Adèle, Luce et bien d'autres, l'autrice raconte comment
les «mauvaises filles» condamnées par la justice des mineures à Paris dans les
années 1950 et 1960 étaient traitées et perçues par la société. Grâce à des
archives, on découvre avec stupeur leur quotidien, mais aussi les injonctions
aux genres de l'époque et les sources d'inégalités qui perdurent encore
aujourd'hui. Leur parcours dans des internats, des hôpitaux et des prisons ont
encore beaucoup à nous apprendre.
Nous publions ci-dessous un extrait de
l'ouvrage.
La tentation de la grande ville
«Dans la réalité, l'exiguïté des logements obligeait les enfants et les parents, les frères et les sœurs, à dormir dans la même chambre, la toilette continuait de se faire dans une cuvette, les besoins dans des cabinets au-dehors, les serviettes hygiéniques en tissu éponge dégorgeaient leur sang dans un seau d'eau froide.» Annie Ernaux, Les
Années
Décrire les «mauvaises filles», tenter de dessiner leurs portraits, oblige à commencer par planter le décor. Ici, les «mauvaises filles» qui comparaissent devant le tribunal de la Seine sont des Parisiennes. Si elles ne vivent pas toutes dans la capitale et ses alentours, elles passent toutes par la grande ville[1].
«Là-bas émergeant du brouillard, des arbres, un édifice.
Deux colonnes, voilà la plus belle ville du monde, par un matin froid. Le bois,
le zoo. Je commençai à vivre ce seul matin-là […]. L'idée de ne pas connaître
Paris m'avait hanté des nuits entières au BP. Et maintenant, je voyais s'agiter
une foule élégante sur les Champs-Élysées. J'écoutais parler à mes côtés tous
les dialectes de l'Univers. Je vis Clichy, Pigalle,
Saint-Germain-des-Prés […][2].»
Ainsi Albertine Sarrazin décrit sa découverte de la capitale un jour d'été 1953. Elle a 16 ans. Elle y reste seule plusieurs mois, avant d'être arrêtée et incarcérée, pour avoir commis un braquage avec l'une de ses amies.
Les «mauvaises filles» fréquentent un Paris spécifique,
celui de la Libération et de la reconstruction. Elles habitent pour la plupart
dans les quartiers populaires des taudis et des garnis. Elles apprécient de se
rendre dans les bals de la rue de Lappe et les cinémas de la Nation; parfois,
elles rêvent des caves de Saint-Germain-des-Prés et du scintillement des
Champs-Élysées, et quelques-unes d'entre elles se retrouvent sur les trottoirs
de Pigalle ou dans les allées du bois de Boulogne…
Elles fréquentent aussi une capitale très divisée, entre
quartiers bourgeois et prolétaires, entre musettes et caves de
Saint-Germain-des-Prés. Mais dans le même temps, Paris offre aux jeunes gens un
espace public à investir, phénomène d'autant plus visible que cette population
s'accroît et commence à se définir en tant que génération, adoptant des codes
et une culture propre. Paris, pour ces adolescentes des années 1950, est de
fait un lieu de rencontres infinies. Les «mauvaises filles» y entretiennent des
relations amicales avec d'autres jeunes filles: compagnes de voisinage,
d'école, d'apprentissage ou d'usine. Elles y fréquentent, aussi, plus ou moins
innocemment, de nombreux jeunes hommes: de jeunes ouvriers de Ménilmontant, des
étudiants de la Rive gauche et parfois des «Nord-Africains» de Barbès. N'est-ce
pas ce contexte urbain particulier, ces offres pléthoriques de loisirs et de
rencontres qui précipitent aux yeux des adultes la «bonne fille» dans les bras
de la «mauvaise»?
Par ailleurs, ces «mauvaises filles» sont encore, par
définition, les filles de. Filles de leur mère, de leur père, elles sont aussi
les sœurs de plusieurs frères et sœurs. Issues de familles populaires qui, à la
Libération, sortent éprouvées de la Seconde Guerre mondiale, elles connaissent
la mort, les désunions et les recompositions. Ces familles sont régulièrement
désignées par les experts de la jeunesse comme «dissociées», ce qui rime dans
leur langage avec une incapacité à éduquer correctement les enfants. Naître
dans ce type de familles n'est-il pas un autre facteur, ultime, qui différencie
la «bonne fille» de la «mauvaise»?
Après la Libération et jusqu'aux années 1970,
le département de la Seine connaît une expansion démographique importante: la
population parisienne augmente en moyenne de 50.000 personnes par an depuis 1945[3]. Cette
croissance alimente la crise du logement parisien, intensifie les difficultés
des quartiers miséreux et des îlots considérés comme «insalubres» depuis
l'entre-deux-guerres. Ainsi, en 1946, la préfecture estime à plus de 100.000
les habitations précaires dans lesquelles vivent plus de 180.000 personnes.
Nombreux sont les reportages aux actualités nationales et les documentaires qui
témoignent de ce «scandale», surtout après la mort d'un enfant survenue dans
une caravane, suivie du célèbre appel de l'Abbé Pierre du 1er février
1954[4]. Ces
films montrent une série de ruelles sombres, au-dessus desquelles se hissent
des façades noires largement fissurées, soutenues par des forêts de poutres,
des étais qui retiennent les immeubles d'une chute probable. Reviennent aussi
sur ces images des multitudes de cours étroites, sans évacuation, où l'eau et
les détritus stagnent (cageots éventrés, épluchures, ferraille…), où de tout
petits enfants jouent à la balle dans un état de saleté extrême, sous des
coursives minuscules envahies par le linge…
«Ce n'est pas drôle de vivre à six dans deux
pièces»
C'est au sein de ce Paris populaire que vivent la majorité des «mauvaises filles» rencontrées au tribunal pour enfants, c'est-à-dire dans les quartiers de Belleville, Ménilmontant, Bastille, Nation, Mouffetard et Glacière, ou aux Batignolles et à la porte de Champerret. Elles habitent également sur la Petite Ceinture ouvrière: à l'est et au sud-est de Paris, à Montreuil, Vincennes ou Joinville; à l'ouest, à Clichy, Colombes ou Levallois. Elles habitent le grand Paris du sous-logement et de la précarité locative. D'ailleurs, au fil des lectures des dossiers, dans les enquêtes sociales, dans les rédactions et dessins des jeunes filles, il est rare de rencontrer une chambre individuelle, ou la description d'un chez-soi accueillant et confortable. Tel est d'ailleurs le rêve que formulent certaines, notamment Line: «Avoir une chambre toute seule, pour pouvoir être tranquille.»
Peu de
familles prolétaires disposent d'un salon, d'une cuisine et d'une chambre.
Majoritairement, les habitations se composent d'une pièce commune qui, tour à
tour, est utilisée pour les repas, le travail et le sommeil; parfois s'y ajoute
une seconde pièce transformée en dortoir. Les fratries sont nombreuses, les
enfants dorment ensemble non seulement dans la même chambre, mais aussi souvent
dans le même lit, voire avec leurs parents. Ce sont des situations de ce type
qui sont dénoncées dans les reportages des années 1950. Dans l'un d'eux, un
couple de trentenaires témoigne: ils vivent dans une pièce de 9 m2, avec quatre
enfants[5]. Ils
ont été obligés de placer leur aînée de 9 ans chez une tante par manque de
place. Ils expliquent que leurs garçons dorment deux par deux dans des lits
superposés, et qu'une fois le canapé-lit déplié pour eux, «on
ne peut plus bouger dans la pièce», la mère détaillant: «Pour me déshabiller, je dois me mettre sur le
palier et tout éteindre, c'est tout noir.»
Ce sont ces
mêmes conditions que décrivent régulièrement les enquêtes sociales du tribunal
tout au long de la décennie. Marcelle grandit ainsi dans un quartier populaire
parisien: «Depuis 1941, la famille habite
un immeuble dans un quartier populeux du XXe […]. Le logement se compose de deux pièces assez
claires et bien ordonnées, mais trop petites, toute la famille dort dans une
chambre commune.»
C'est aussi le
cas de Dany: «L'intérieur comprend deux
pièces et une petite cuisine. Dans la première pièce, un divan transformable où
couchent les parents, un fauteuil lit pour un enfant, […] dans la seconde pièce, un grand lit où
couchaient cinq enfants [dont la mineure],
un petit lit, une armoire, un buffet.»
Les jeunes filles sont peu interrogées
sur leurs conditions de logement; cependant certaines, comme Dorothée,
l'évoquent au détour d'une rédaction: «Ce
n'est pas drôle de vivre à six dans deux pièces.»
Non seulement les espaces sont restreints,
mais le confort est minimal. Le logement ne dispose parfois pas de l'eau
courante, il faut aller la chercher à l'extérieur[6]. C'est
ce que raconte Christine à sa monitrice de Chevilly-Larue: «Il faut descendre dans la cour pour la
chercher. Christine dit qu'ils sont à peu près cinquante sur le même robinet,
et que c'est ennuyeux de descendre et de remonter un étage avec l'eau. Ils font
leur toilette dans un baquet.»
Baignoires et
douches sont inconnues, les toilettes sont au mieux à l'étage, normalement dans
la cour[7]. Le
chauffage central est peu répandu; la plupart des logements comportent un seul
poêle: «Et il y avait un charbonnier
qui […] faisait
cela le samedi. Il livrait le charbon l'hiver dans les maisons. On prenait 50
kg de boulets ordinaires, qui faisaient […] quinze jours, trois semaines, un mois, cela
dépendait de la rudesse de l'hiver[8].»
Comme chez
Dany, il manque régulièrement des carreaux aux fenêtres, voire des fenêtres.
Les courants d'air, l'humidité, le froid reviennent au fil des souvenirs, des
images et des rapports: «La
pièce prend l'air par une fenêtre sans châssis fermée occasionnellement par une
bâche, il y a des trous dans les murs et le sol en ciment, dégradé, est
recouvert de sacs.»
Certains sont
encore plus démunis, qui vivent dans des garnis ou hôtels meublés. On estime
qu'au milieu des années 1950, entre 8 % et 10 % des locataires parisiens,
c'est-à-dire près de 430.000 personnes, dont 38.700 enfants, vivent dans ce
type de logement[9]. Ces
situations qui devraient être par définition transitoires s'éternisent souvent:
80 % de ces locataires restent dans ces logements pour des périodes de plus
d'un an[10].
Dans les
meublés, les conditions sont particulièrement rudes: les ménages disposent en
moyenne de 12 m2 pour vivre. Plus de la moitié des chambres ne possèdent ni eau, ni
chauffage; les deux tiers n'ont pas l'électricité, et l'écrasante majorité ne
comporte pas de cuisine. L' assistante sociale du tribunal pour enfants
constate, à propos de la famille de Solange: «Est
dans l'hôtel depuis 1949 […]. La
pièce très petite, sombre, aux murs dégradés et sales, dégage une impression de
misère qui nous étreint […].
Elle contient un lit de fer qui s'effondre […]. La fenêtre n'a pas tous ses carreaux, elle
ferme à peine.»
On estime que
10 % des 18-21 ans vivent alors à l'hôtel, avec ou sans leurs parents. Parmi
les jeunes filles qui comparaissent devant le tribunal pour enfants de la
Seine, 15 % vivent seules à l'hôtel ou en garni. Ainsi de Marie-Yvonne: «Elle trouve une chambre à la Garenne, chambre
de bonne au 6e étage, eau sur le palier. Paye 3.500 francs de loyer par
mois. Y vit trois mois.»
Ou de
Jacqueline: «Elle changeait
constamment d'hôtel, aux environs de Pigalle, Blanche, Champs-Élysées et ne
prenait que des hôtels modestes à 500 francs la chambre. Elle déjeunait souvent
pour 125 francs dans un petit restaurant[11].»
Certaines s'y
installent en couple, comme Gilberte: «Pendant
leur huit mois de vie commune, les jeunes gens habitèrent de nombreux hôtels,
passant tantôt une nuit dans l'un, tantôt un mois dans l'autre, selon ce qu'ils
trouvaient.»
Cette crise locative, que certains n'hésitent pas à
qualifier de «non-logement»[12], perdure tout au long des
années 1950: les efforts de construction ne sont pas suffisants; entre 1945 et
1953, ce sont à peine 300.000 logements qui sont construits en France, soit ce
qu'il faudrait bâtir en une année, dont moins de 90.000 en région parisienne.
Les différents gouvernements s'attachent certes en premier lieu à détruire les
îlots insalubres, mais, à partir de 1953, ils lancent un véritable programme de
construction, avec la création de «grands ensembles» aux abords de la capitale.
Si la préférence se porte sur le collectif plus que sur le pavillonnaire, c'est
essentiellement par nécessité –il s'agit de construire plus et plus vite–, et
pour répondre aux injonctions des hygiénistes: donner à tous accès à l'air, à
la lumière, au soleil[13]. Ainsi, «les Français
qui se rêvaient propriétaires d'un pavillon se réveillent locataires dans l'un
des sites les plus emblématiques de cette période: Sarcelles[14]».
1 — Au vu des dossiers consultés, ce sont
plus de 60 % de jeunes filles qui sont nées à Paris ou dans une ville de la
Seine. Pour celles dont l'adresse est connue, 72 % vivent à Paris et son
agglomération; seules 14 % ne sont pas domiciliées dans le département.
2 — A. Sarrazin, Journal de Fresnes.
Le Passe-peine, Paris, Julliard, 1969, rééd. 1976, p. 88.
3 — Le département de la Seine sera élargi
et découpé en sept départements par la loi de 1964, effective en 1968.
4 — Voir, dans le fonds de l'INA, les
sujets des actualités françaises, par exemple en février 1954, juin 1956 et
janvier 1963.
5 — F. Gir, H. de Turenne, «Ils ont trouvé
un appartement», 11 mn, 1965.
6 — 25 % des foyers n'ont pas l'eau
courante. A. Beevor, A. Cooper, Paris libéré, Paris retrouvé, 1944-1949,
Paris, Perrin, 1994, rééd. 2004, p. 262.
7 — Dans 77 % des cas, les toilettes sont à
l'extérieur du logement.
8 — Témoignage d'un jeune homme habitant
Belleville de 1949 à 1966. F. Morier, C. Reverchon, Belleville,
Belleville. Visages d'une planète, Paris, Créaphis, 1994, p. 240.
9 — A. Michel, Famille,
Industrialisation, Logement, Paris, CNRS Éditions, 1959.
10 — M. Vieille-Michel, «La population
vivant en meublé. Quelques données pour le département de la Seine»,
Population, 1954, p. 229.
11 — À titre indicatif, le prix en francs
courant d'une baguette de pain était de 26 centimes en 1954; une place de
cinéma coûtait 1,20 franc. Le salaire moyen d'un ouvrier municipal se situait
entre 40.000 et 60.000 francs par mois. Un loyer ouvrier était de 2.000 francs
mensuels (chiffres trouvés dans les différents budgets des familles calculés
par les assistantes sociales).
12 — A. Faure, C. Levy-Vroelant, Une
chambre en ville, Grâne, Créaphis, 2007, p. 251.
13 — T. Tellier, Le Temps des HLM. La
saga urbaine des Trente Glorieuses, Paris, Autrement, 2007, p. 41.
14 — Id., p. 31. Sur Sarcelles, voir aussi
J. Duquesne, Vivre à Sarcelles? Le grand ensemble et ses problèmes, Paris,
Cujas, 1966, et le reportage «Quarante mille voisins», «Cinq colonnes à la
une», 22 mn, 1960.
[Source : www.slate.fr]
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