À mi-parcours, le Festival de
Berlin est d’ores et déjà marqué par une situation historique inédite. Mais il
aura révélé, même à demi-enfouis dans une programmation toujours plus
pléthorique, une poignée de films mémorables.
Écrit par Jean-Michel Frodon
Malgré ses affiches aux couleurs électriques, la 69e édition de la Berlinale, qui se tient du 7 au 17 février, a souffert de plusieurs circonstances, prévisibles ou pas.
Il s’agit en effet de la fin d’un règne, celui de son patron Dieter Kosslick, qui a pour le meilleur (et aussi pour le moins bien) beaucoup développé la manifestation, affirmant sa place de numéro 2 mondiale –derrière Cannes, mais devant Venise ou Toronto.
L’action du pétulant Kosslick aura été caractérisée par une extension dans d’innombrables directions –vers les enfants, la communauté LGBT+, les amis des animaux, les gourmets, etc.– de la programmation, sans oublier de vigoureux efforts côté marché du film, côté nouvelles technologies, côté star system…
Signé du réalisateur plusieurs fois primé à Berlin Wang Quan’an (dont un Ours d’or pour Le Mariage de Tuya), c’est… une merveille. Accompagnant un jeune flic obligé de garder toute une nuit, en pleine steppe, un cadavre et l’accorte gardienne de troupeau qui vient lui tenir compagnie, le film semble inventer les bonheurs de filmer comme au premier jour du cinéma, plan après plan.
La femme s’appelait Rosa Luxembourg, penseuse et combattante, assassinée par la soldatesque le 15 janvier 1919 à Berlkin, son corps jeté dans le Landwehrkanal. L’idée fut celle qu’on appela révolution, et qui porta les espoirs, les actes, les souffrances et les joies des millions de personnes opprimées à travers tout le XXe siècle. Avec des lambeaux de textes et des bribes d’images, l’auteur de Beyrouth fantôme et de La Vallée se fait chaman pour invoquer la figure de la dirigeante spartakiste.
Bizarre, pas aimable, Gli Ultimi a vederli vivere invente l’équivalent au cinéma de ce qu’on appelle une écriture blanche: un ton neutre, impassible, pour accompagner une journée de la vie ordinaire d’une famille dans la campagne italienne, famille dont on sait qu’elle sera tuée durant la nuit suivante.
Sans aucun effet, la réalisatrice italienne Sara Summa réussit avec ce premier long-métrage à laisser croître une intensité qui donne aux détails de chaque instant une qualité inédite, une coloration mystérieuse.
Le destin fatal qui était d’abord un artifice pour dramatiser devient une sorte de musique lancinante, murmurée, qui tend presque à s’effacer devant la matérialité –physique, émotionnelle– de ce qui advient à ces quatre protagonistes.
Créatif trublion, le Québécois Denis Côté est de retour avec Répertoire des villes disparues. Soit une chronique d’un village du Grand Nord canadien où se produisent des phénomènes aussi surnaturels qu’une insondable lassitude de vivre, et le peu d’appétence pour la fréquentation de son voisinage.
Suite à un drame –le suicide inexpliqué d’un jeune homme– pas étonnant que commencent à apparaître des personnages qui, pour être de fiction, n’en occupent pas moins une place active dans le paysage de l’hiver. Pour simplifier, on dit: des fantômes.
L’important est que, fantômes ou pas, il y a sans cesse des apparitions dans le nouveau film du réalisateur de Curling et de Vic + Flo ont vu un ours, des apparitions, c’est-à-dire des images de cinéma, bien présentes, pas prévues, et où le plus émouvant n’est pas dans ce qu’on voit, mais dans ce qu’on ne voit pas et qu’on pressent grâce à ce qu’on voit.
Plus étonnant encore peut-être, saturé d’un cinéma mystérieux à force d’évidence, voici I Was at Home, But d’Angela Schanelec, cinéaste allemande d'une rigoureuse originalité.
Les animaux de Brême font entrer dans une histoire effrayante et triste, drôle et quotidienne. Il y a un enfant qui réapparaît étrangement sale, un vélo argenté qui ne marche pas, des élèves qui répètent Hamlet.
Il y a une sorte de logique cryptée qui entraîne sur les pas de cette femme, de cette mère, de cette Berlinoise souvent taciturne, d’un coup emballée de fureur. On ne sait jamais ce qui va se passer dans le plan suivant, on voit que ça vibre et que ça palpite, le garçon est à l’hôpital, la petite fille a salopé la cuisine, Ophélie s’est noyée.
Le chien dort près de l’âne après avoir déchiqueté le lapin, les musiciens ne joueront pas, la jeune fille blonde ne restera pas avec le prof barbu. Peut-être que tout ça ne fait pas un film, ce que les marchands et les académiciens appelleraient un film. Mais du cinéma, ah ça oui!
Il reviendra à son successeur et à sa successeuse, le tandem inédit
constitué par le programmateur cinéphile Carlo
Chatrian, jusqu’à l’été dernier –excellent– directeur
du Festival de Locarno, et la productrice Mariette
Rissenbeek d’inventer la suite.
Il leur faudra si possible remédier à l’aspect illisible et surdimensionné qu’a pris la manifestation, non sans d’ailleurs obtenir un incontestables succès auprès des Berlinois et des Berlinoises: très peu cinéphiles tout le reste de l’année, elles se pressent en masse dans les salles en février pour découvrir des films, dont beaucoup d'œuvres audacieuses, loin des sentiers ordinairement battus par le grand public.
Chaque jour durant le Festival, le public berlinois patiente en longues files pour acheter les billets des projections | JMF
Il leur faudra si possible remédier à l’aspect illisible et surdimensionné qu’a pris la manifestation, non sans d’ailleurs obtenir un incontestables succès auprès des Berlinois et des Berlinoises: très peu cinéphiles tout le reste de l’année, elles se pressent en masse dans les salles en février pour découvrir des films, dont beaucoup d'œuvres audacieuses, loin des sentiers ordinairement battus par le grand public.
Chaque jour durant le Festival, le public berlinois patiente en longues files pour acheter les billets des projections | JMF
Les nouveaux responsables auront en outre à relever ce
défi en arrivant privés des dirigeants historiques des deux grandes sections
parallèles à la compétition officielle que sont le Panorama, Wieland
Speck, et le Forum, Christoph
Terhechte. Le premier est parti goûter
une retraite bien méritée, le second envolé vers la direction du Festival de
Marrakech.
En outre, la manifestation berlinoise devra modifier ses dates traditionnelles de début février, et surtout –grand sujet dans les milieux spécialisés– se placer sur le calendrier annuel des événements cinématographiques après les Oscars.
En repoussant pour 2020 l’ouverture au 20 février, elle compte bénéficier éventuellement de leurs retombées, au lieu d’être marginalisée comme c’est actuellement le cas sur un terrain où c’est Venise qui tire depuis quelques années tous les profits de la course ultra-médiatisée aux Academy Awards.
Le facteur chinois
À ces éléments prévisibles s’en est ajouté un autre, inattendu, avec l’exclusion en plein déroulement du Festival d’un des titres les plus en vue de la compétition, One Second du réalisateur chinois Zhang Yimou.
Sous prétexte de problèmes techniques, c’est bien un acte de censure de la part du gouvernement de Pékin qui a frappé le cinéaste pourtant proche du régime, lui qui fut entre autres le grand ordonnateur des cérémonies des Jeux olympiques.
Mais on sait combien l’actuelle brutale reprise en main par le président Xi Jinping de nombreux secteurs, notamment économiques et culturels, passe par des coups portés de manière spectaculaire à des personnalités singulièrement en vue. En outre, l'époque à laquelle est situé le film, la Révolution culturelle, demeure largement tabou.
En outre, la manifestation berlinoise devra modifier ses dates traditionnelles de début février, et surtout –grand sujet dans les milieux spécialisés– se placer sur le calendrier annuel des événements cinématographiques après les Oscars.
En repoussant pour 2020 l’ouverture au 20 février, elle compte bénéficier éventuellement de leurs retombées, au lieu d’être marginalisée comme c’est actuellement le cas sur un terrain où c’est Venise qui tire depuis quelques années tous les profits de la course ultra-médiatisée aux Academy Awards.
Le facteur chinois
À ces éléments prévisibles s’en est ajouté un autre, inattendu, avec l’exclusion en plein déroulement du Festival d’un des titres les plus en vue de la compétition, One Second du réalisateur chinois Zhang Yimou.
Sous prétexte de problèmes techniques, c’est bien un acte de censure de la part du gouvernement de Pékin qui a frappé le cinéaste pourtant proche du régime, lui qui fut entre autres le grand ordonnateur des cérémonies des Jeux olympiques.
Une image de One Second, le film
de Zhang Yimou retiré à la dernière minute de la compétition officielle |
Berlinale
Mais on sait combien l’actuelle brutale reprise en main par le président Xi Jinping de nombreux secteurs, notamment économiques et culturels, passe par des coups portés de manière spectaculaire à des personnalités singulièrement en vue. En outre, l'époque à laquelle est situé le film, la Révolution culturelle, demeure largement tabou.
Cette interdiction frappe à la dernière minute un lauréat
historique de la Berlinale: l'ours d’or en 1988 pour son premier film, Le Sorgho rouge, a joué un
rôle majeur dans l'apparition de la Chine sur la scène cinématographique
internationale. De plus, elle bloque un film dont le scénario est un chant
d'amour au cinéma, et qui avait obtenu l’autorisation officielle.
Très inhabituelle, cette mesure se place à l’intersection de deux enjeux majeurs pour la Berlinale. Le premier est son rapport, intense, voire à l’occasion exagéré, à la politique.
Cette dimension fait partie de l’ADN d’une manifestation explicitement née (en 1951) de la Guerre froide. Et dans les sélections pléthoriques, nombreux sont les titres dont la présence dans une grande manifestation de cinéma ne se justifie que par leur thème, plutôt que par les talents de mise en scène de leur auteur ou autrice.
Un beau dinosaure mongol
Le deuxième est la place importante qu’occupe, à Berlin comme sur les écrans de tous les grands festivals, le cinéma chinois. Vérification immédiate et éclatante avec le premier film vu aussitôt débarqué Potsdammer Platz, Öndög –mot qui, comme chacun sait, signifie «dinosaure» en langue mongole.
Très inhabituelle, cette mesure se place à l’intersection de deux enjeux majeurs pour la Berlinale. Le premier est son rapport, intense, voire à l’occasion exagéré, à la politique.
Cette dimension fait partie de l’ADN d’une manifestation explicitement née (en 1951) de la Guerre froide. Et dans les sélections pléthoriques, nombreux sont les titres dont la présence dans une grande manifestation de cinéma ne se justifie que par leur thème, plutôt que par les talents de mise en scène de leur auteur ou autrice.
Un beau dinosaure mongol
Le deuxième est la place importante qu’occupe, à Berlin comme sur les écrans de tous les grands festivals, le cinéma chinois. Vérification immédiate et éclatante avec le premier film vu aussitôt débarqué Potsdammer Platz, Öndög –mot qui, comme chacun sait, signifie «dinosaure» en langue mongole.
Öndög de Wang
Quan'an: dans la steppe, la nuit, s'esquissent d'étranges rencontres. |
Berlinale
Signé du réalisateur plusieurs fois primé à Berlin Wang Quan’an (dont un Ours d’or pour Le Mariage de Tuya), c’est… une merveille. Accompagnant un jeune flic obligé de garder toute une nuit, en pleine steppe, un cadavre et l’accorte gardienne de troupeau qui vient lui tenir compagnie, le film semble inventer les bonheurs de filmer comme au premier jour du cinéma, plan après plan.
Lumière,
mouvement, passage du temps, richesse et organisation de l’espace, humour,
sensualité, frissons: d’un scénario minimal, Wang fait une fresque intense, un
bonheur de spectateur par des voies aussi inattendues qu’imparables.
Retrouvailles
françaises
Un festival de
cinéma, c’est ainsi, entre autres, une série de rendez-vous avec des cinéastes
plus ou moins déjà célèbres ainsi que l’invitation à des découvertes.
Vingt-cinq films
plus tard, côté découverte, on avouera n’avoir guère été gâté parmi les
tentatives de cette année.
Outre les
retrouvailles réussies avec des réalisateurs français (François Ozon, André
Téchiné, Jean-Gabriel Périot –en attendant Agnès Varda) qu’il sera temps de
raconter lorsque sortiront Grâce à Dieu (le 20 février), L’Adieu
à la nuit (le 24 avril) et Nos Défaites (pas encore
daté), il convient de mentionner les très belles propositions d’au moins quatre
cinéastes inventifs, audacieux, singuliers.
Un poème, un
constat, un rêve, une aventure
Avec Une
rose ouverte, le cinéaste libanais Ghassan Salhab compose un poème,
mi-déclaration d’amour à une femme morte il y a cent ans, mi-requiem pour une
grande idée dissoute dans l’acide du temps.
Une rose ouverte de Ghassan Salhab | Berlinale
La femme s’appelait Rosa Luxembourg, penseuse et combattante, assassinée par la soldatesque le 15 janvier 1919 à Berlkin, son corps jeté dans le Landwehrkanal. L’idée fut celle qu’on appela révolution, et qui porta les espoirs, les actes, les souffrances et les joies des millions de personnes opprimées à travers tout le XXe siècle. Avec des lambeaux de textes et des bribes d’images, l’auteur de Beyrouth fantôme et de La Vallée se fait chaman pour invoquer la figure de la dirigeante spartakiste.
Bizarre, pas aimable, Gli Ultimi a vederli vivere invente l’équivalent au cinéma de ce qu’on appelle une écriture blanche: un ton neutre, impassible, pour accompagner une journée de la vie ordinaire d’une famille dans la campagne italienne, famille dont on sait qu’elle sera tuée durant la nuit suivante.
Sans aucun effet, la réalisatrice italienne Sara Summa réussit avec ce premier long-métrage à laisser croître une intensité qui donne aux détails de chaque instant une qualité inédite, une coloration mystérieuse.
Le destin fatal qui était d’abord un artifice pour dramatiser devient une sorte de musique lancinante, murmurée, qui tend presque à s’effacer devant la matérialité –physique, émotionnelle– de ce qui advient à ces quatre protagonistes.
Créatif trublion, le Québécois Denis Côté est de retour avec Répertoire des villes disparues. Soit une chronique d’un village du Grand Nord canadien où se produisent des phénomènes aussi surnaturels qu’une insondable lassitude de vivre, et le peu d’appétence pour la fréquentation de son voisinage.
Suite à un drame –le suicide inexpliqué d’un jeune homme– pas étonnant que commencent à apparaître des personnages qui, pour être de fiction, n’en occupent pas moins une place active dans le paysage de l’hiver. Pour simplifier, on dit: des fantômes.
L’important est que, fantômes ou pas, il y a sans cesse des apparitions dans le nouveau film du réalisateur de Curling et de Vic + Flo ont vu un ours, des apparitions, c’est-à-dire des images de cinéma, bien présentes, pas prévues, et où le plus émouvant n’est pas dans ce qu’on voit, mais dans ce qu’on ne voit pas et qu’on pressent grâce à ce qu’on voit.
Plus étonnant encore peut-être, saturé d’un cinéma mystérieux à force d’évidence, voici I Was at Home, But d’Angela Schanelec, cinéaste allemande d'une rigoureuse originalité.
Les animaux de Brême font entrer dans une histoire effrayante et triste, drôle et quotidienne. Il y a un enfant qui réapparaît étrangement sale, un vélo argenté qui ne marche pas, des élèves qui répètent Hamlet.
Il y a une sorte de logique cryptée qui entraîne sur les pas de cette femme, de cette mère, de cette Berlinoise souvent taciturne, d’un coup emballée de fureur. On ne sait jamais ce qui va se passer dans le plan suivant, on voit que ça vibre et que ça palpite, le garçon est à l’hôpital, la petite fille a salopé la cuisine, Ophélie s’est noyée.
Le chien dort près de l’âne après avoir déchiqueté le lapin, les musiciens ne joueront pas, la jeune fille blonde ne restera pas avec le prof barbu. Peut-être que tout ça ne fait pas un film, ce que les marchands et les académiciens appelleraient un film. Mais du cinéma, ah ça oui!
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