quarta-feira, 29 de agosto de 2018

Un grain de sel sur la langue

Une langue qui goûte le sel et porte la sueur de pêcheurs qui ont grandi le vent en poupe, à tanguer sur les ponts. Des mots éventés par le souffle du large, mouillés par les embruns. Il est peu d’endroits où la mer s’est autant enracinée dans le langage qu’aux îles de la Madeleine. Un parler où l’on entend chanter la mer en sourdine, mais pour combien de temps encore ?

Ici, tout vient du vocabulaire marin. Héritage, entre autres, de la pêche, si importante, et de 
 cette condition insulaire, qui caractérise les Madelinots depuis 250 ans. Photo: M. Bonato

Écrit par Isabelle Paré

Ici, le passé maritime habite toujours le quotidien, même chez les marins qui ont depuis longtemps jeté l’ancre sur la terre ferme et rangé leurs voiles. Aux Îles, on ne tient guère son chien en laisse. On l’amarre plutôt, comme on amarre ses lacets, ses cheveux ou même ses poubelles, les soirs de gros vents.
Et quand on se fait beau pour sortir, on se « greille », histoire d’être « accostable ». Si on n’« étarque » plus les voiles, on s’étarque encore de son long sur le divan, comme on étarque son budget ou, mieux, les histoires de pêcheurs. « Quand j’étais petite, on se criait même : “Étarque ! Étarque !” pour lancer la balle », raconte en rigolant Suzanne Richard, de Havre-aux-Maisons, auteure qui tient causerie tout l’été sur le quai de la Grave sur ce parler où l’on « entend la mer ».
Dans l’archipel, on compte le temps en marées plus qu’en minutes car « y a belle lurette », ou plutôt « une marée », que les navires ne sont plus seuls à « hâler ». Sur la terre ferme, on continue de hâler son vent (respirer), de se hâler une chaise et de « déhâler » au plus sacrant quand il faut prendre la porte et qu’on ennuie la visite. Même les vaches sont « larguées » dans les dunes, les chanceuses.
Preuve que la mer suivait les Madelinots jusqu’à leur « bout d’âge », on se faisait hâler en terre plutôt qu’enterrer. Et au moment de rendre son dernier souffle, on disait « larguer son vent ». La mer, toujours, à la vie à la mort.
« Tout vient du vocabulaire marin. Ici, on ne renverse rien. On “chavire” les choses. On chavire son verre, son thé, son café, son sac. Et quand ça chavire, c’est que ça va mal », dit Suzanne qui, comme bien des Madelinots, manie l’art du récit comme le gouvernail.
Faut dire qu’être insulaire depuis 250 ans, non seulement ça vous aiguise le sens de la débrouillardise, ça titille aussi l’imaginaire et vous enjolive le bagou d’expressions plus colorées qu’un « doris » (petit bateau) frais repeint pour mordre la vague. Habitués aux « vents d’boutte », et même aux « vents de dépouille » (tempête), les Madelinots sont souvent « en avant de leur bouée » (au-dessus de leurs affaires), mais ils ne laissent pas non plus leur place côté humour.

À preuve, aux Îles, on s’amuse à « amiéler » quand on veut amadouer. Si une demoiselle a « de l’avantage », c’est que plusieurs « neuillasses » (jeunes garçons) lui tournent autour. Et quand Cupidon s’invite chez l’un d’eux, on dit qu’il « r’garde le large », ou qu’il est devenu « barreau de châssis » à force de zyeuter les belles à travers les vitres. Avant, quand on disait qu’une fille « était partie en voyage à Pictou », c’était qu’elle cachait un Polichinelle dans le tiroir.
Si le temps venait à « beauzir » et la mer à se « calmir », on voyait mieux les « souffleux » (baleines) et les « brasseux » (phoques du Groenland) au large. Là, c’était le temps de lever les cages (à homards) et de mettre de la « bouette » (appât) sur les « crocs » (hameçons), histoire d’avoir de quoi fêter jusqu’au « cul-de-l’an ».
Du butin sur la corde à linge
Quant aux cordes, hormis celles de bois, elles ont toujours été synonymes de ligne, objet fétiche dans ce chapelet d’îlots jetés en pleine mer. D’où l’expression sécher ses vêtements sur « la ligne à butin ».
« Le butin, ça vient droit du terme utilisé par les pirates pour désigner l’avoir matériel. Aux Îles, le butin, c’étaient les vêtements », explique Chantal Naud, Madelinienne d’adoption, qui a signé le fameux dictionnaire des régionalismes des îles de la Madeleine.
Photo : Île Imaginair
Le dialecte des Îles appartient à la famille des dialectes acadiens
Débarquée aux Îles en 1966, quand les jeunes de tous les villages de l’archipel ont été réunis pour la première fois dans une école régionale, la jeune enseignante a colligé pendant toute sa carrière les mots colorés des habitants des Îles, retraçant l’origine de certains jusqu’en Normandie ou aux îles Jersey.
« Quand je suis arrivée, les élèves se comprenaient entre eux, mais chaque village avait un accent très différent. Une fois les cours finis, les jeunes se rassemblaient encore par villages sur les bancs. Il y avait le banc de Fatima, le banc de Havre-Aubert, celui de Bassin », dit-elle en rigolant.
Conquise par leurs mots et leur musique, elle a mis 30 ans à immortaliser ce parler en péril dans une somme qui fait aujourd’hui figure de bible du langage madelinot.
« Ç’a été long avant que les Madelinots acceptent que je parle de leur langue, car plusieurs en avaient honte. Certaines religieuses punissaient les enfants qui disaient “amarrer” leurs lacets. »
 Ç’a été long avant que les Madelinots acceptent que je parle de leur langue, car plusieurs en avaient honte. Certaines religieuses punissaient les enfants qui disaient “amarrer” leurs lacets.
Mais aujourd’hui, les Madelinots sont fiers du grain de sel qui fleurit leur langue, même si certains se demandent si leurs enfants la parleront encore longtemps.
« Les mots que j’entendais dans mon enfance, on les entend de moins en moins. Ceux qui ont plus de 50 ans les comprennent encore », raconte Gabrielle Leblanc, passionnée de patrimoine, qui veille à ancrer dans la toponymie des Îles ces termes qui se font aujourd’hui aussi rares que la morue dans le golfe du Saint-Laurent.
Maxime Arseneault, ex-député madelinot, retraité aux Îles, constate que certains petits-enfants ont parfois du mal à saisir ce que disent leurs grands-parents. Notamment tous ces mots évanouis avec les pratiques et usages laissés en plan. « La pêche au hareng à la trappe est disparue et tous les mots qui y étaient reliés », note l’ancien député.
Mais plusieurs Madelinots se battent pour défier le sablier qui délite lentement leur héritage linguistique, comme les vagues qui rongent les falaises de l’archipel. Philosophe, Suzanne Richard affirme que même la modernité et le monde virtuel continuent de porter cet appel du grand large. « On dit bien naviguer sur Internet, surfer sur Ia Toile, être “hameçonné” par un pirate ! » insiste-t-elle.
Entre-temps, sur le quai foulé par les visiteurs, la conteuse continue de faire résonner cette langue façonnée par le vent et les flots.
« C’est sû’ qu’ici on a un accent et des mots uniques. Ça s’entend qu’on vient des ÎÎÎles ! », lance-t-elle, avec l’accent typique de Havre-aux-Maisons, là où les « r » se sont perdus dans la brume.
« L’été, on s’efforce de rrrrouler nos “r” comme sur le continent et de parler lentement pour être compris des touristes. Tellement que, l’autre jour, un voisin m’a dit : “Dieu que j’ai hâte au mois de septembre pour pouvoir parler vite !” »
MÊME DES PRÉNOMS
Un proverbe dit qu’aux Îles, si quelque chose n’existe pas, on l’invente. À preuve, les noms de tous ces aïeux qui reposent dans les cimetières des Îles, aux prénoms presque sortis de récits et d’odyssées. Esbras, Vénérande, Apolonie, Célanyre, Cyrice, Itha, Odina, Clodemir, Aldoria, Ellée, Chrysologue, Praxede, Lebée et Auxile… Autant de Madelinots qui, avec invention, bonhomie et résilience plein leur cale, ont réussi à vivre pendant deux siècles sur une virgule de sable en marge du monde et à s’y forger une culture à part entière.

PARLEZ-VOUS MADELINOT ?

Que veulent dire ces verbes ? 1. friper, 2. hucher, 3. appareiller, 4. s’amariner, 5. s’apiquer, 6. ça fait zir, 7. brocher, 8. agripper par la cagouette.
Réponses : 1. lécher, 2. appeler, 3. s’en aller, 4. s’adapter à une nouvelle situation, 5. se mettre en colère, 6. ça donne la nausée, 7. tricoter, 8. attraper par la peau du cou.
 
Et que signifient ces mots ? 1. coquemar, 2. oeil-de-bouc, 3. éloize, 4. soleil de mer, 5. pouellous, 6. poursil, 7. borgot.
Réponses : 1. bouilloire, 2. arc-en-ciel brisé, 3. éclair de chaleur, 4. méduse, 5. oursin, 6. marsouin, 7. corne de brume.
[Source : www.ledevoir.com]

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