Écrit par Eric SENABRE
Le problème du roman inadaptable (au cinéma, s’entend) est, finalement, le même que celui du mot ou de l’expression intraduisible d’une langue à une autre. Si l’on s’entend sur le fait que les sentiments humains sont universels, il n’y a pas de raison pour qu’une langue ne puisse rendre compte de ce qu’une autre exprime : elle y parviendra toujours par la périphrase, sa rythmique propre, ses idiomes, ses détours. De même le passage du roman au cinéma, qui n’est impossible que si l’on s’astreint à la littéralité. Or, il n’y a pas de raison de sacraliser le livre, et Huston l’a bien compris en adaptant Melville, Kipling, et ici Malcom Lowry. S’éloignant très ouvertement de l’écriture de Lowry, complexe dans sa présentation des personnages, l’agencement des événements et la charge symbolique qu’il attribue à ces derniers, Huston livre non pas une interprétation du livre mais, plus subtilement, une lecture. Il ne s’agit pas pour lui de décrypter les éventuels motifs éparpillés par Lowry, mais de se frayer son propre itinéraire parmi eux en y emmenant le spectateur non pas par la main, mais comme à son habitude, par la peau des fesses.
Au fond, l’intrigue d’Under The Volcano n’a rien de très difficile à résumer : on y suit l’incompréhensible (a priori du moins) déchéance physique et morale d’un consul alcoolique (Albert Finney) coincé au Mexique, dont la femme (Jacqueline Bisset) lui revient après une période de séparation aux causes ambigües. Y a-t-il eu quelque chose entre la femme du consul et le jeune frère de ce dernier, prévenant, athlétique et plein de charme ? Très probablement, mais la question, rapidement, n’est pas de cet ordre. Il semble que pour Geoffrey, le personnage d’Albert Finney, la première rupture avec sa femme ait été non pas un déclic (il buvait déjà avant) mais le signe qu’il attendait pour mener à bien ce que d’aucun appellerait une autodestruction, mais qui n’est au fond que l’accomplissement d’un destin qu’il s’est lui-même attribué. Comme si le consul, incapable d’influencer durablement sa propre existence, avait choisi de mener sa perte comme il l’entend. Le retour de sa femme, en ce sens, est vécu à la fois comme l’exaucement d’une prière, et un obstacle à ce voyage sans vrai but dans lequel il s’est lancé. Le Under The Volcano d’Huston n’est pas le récit d’un chagrin d’amour délétère : c’est l’aventure d’un seul homme qui, après avoir caboté égoïstement pendant une partie de sa vie, prend enfin le large.
Si le livre comme le film commencent le jour de la fête des morts, l’approche de Lowry et de Huston diffèrent une fois encore. En plantant ses personnages dans un hôtel vide, déserté, quasiment hanté, Lowry offre une vision somme toute assez classiquement européenne du fantomatique. Pour Huston, mexicain d’adoption, la fête des morts est pleine de couleurs, de vie, de rires. « Pourquoi êtes-vous si joyeux le jour de la fête des morts ? », demande au début du film Albert Finney à un ami mexicain. « Pour ne pas rendre la route trop glissante de larmes aux esprits qui viennent nous visiter », répond en substance ce dernier. Ce lien amical tendu entre notre monde et l’au-delà donne au film tout son côté irréel. Ni morts ni vivants, les personnages déambulent dans un décor qui ne demande qu’à se fissurer, à laisser voir l’invisible. Le tout sans cynisme ou méchanceté : seulement une pointe d’ironie, et beaucoup de compassion.
La prestation d’Albert Finney compte sans aucun doute parmi ses plus éblouissantes : jouer un cabotin sans cabotiner soi-même est un exercice dont peu se sont relevés indemnes. Dans les années 80, Finney avait eu des fortunes diverses : impeccable de sobriété mais un peu perdu dans le sidérant Wolfen (le fait est qu’il valait mieux ne pas en rajouter), catapulté dans le polar SF de Michael Crichton, Looker, chauve et vociférant dans Annie du même John Huston, Finney montre dans Under The Volcano à quel point il avait pu être fréquemment sous-employé depuis une petite dizaine d’années. Ironie suprême : juste avant de jouer un consul alcoolique éructant au visage de la Vierge, Finney avait incarné Jean-Paul II dans un téléfilm. Solide comme un taureau de combat, le regard noyé dans une insondable tristesse, Finney bâtit son personnage sur les contrastes et la démesure dans les sentiments. Malgré tout le bien que l’on peut en penser, il est peu probable que Robert Shaw, pressenti pour le rôle avant sa disparition, aurait su apporter cette ambivalence foudroyante à Geoffrey Firmin.
Under The Volcano, que l’on doit à un cinéaste toujours bouillonnant alors qu’il était âgé de 78 ans, est une œuvre qui a su se soustraire au flot du temps. Intemporelle, elle l’était déjà en 1984 en ne reprenant pas le moindre tic esthétique de cette époque clinquante ; près de 25 ans plus tard, rien n’a bougé. Une adaptation parfaite ? En tous les cas, idéale…
Au dessous du volcan (États-Unis, 1984) de John Huston, avec Albert Finney, Jacqueline Bisset & Anthony Andrews (2 dvds)
Édité par Carlotta, sortie le 8 octobre
[Source : www.culturopoing.com]
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