Le
narrateur se réveille dans le musée de l’Ermitage, à Saint-Pétersbourg, à une
époque qui n’est pas la sienne. Naviguant de pièce en pièce, de tableau vivant
en fresque réelles, il philosophe avec "l’étranger", un diplomate
français, seule personne pour qui il n’est pas invisible.
Écrit par Anthony Sitruk
Filmer l’Art et l’Histoire revient finalement à filmer les hommes, en premier lieu, à retranscrire les joies, les peines, les intrigues qui vont mener aux événements historiques. C’est à cette tâche que s’attèle admirablement Alexandre Sokourov, après avoir décrit les tourments de Lénine et Hitler dans ses deux précédents films: filmer les hommes, à hauteur d’homme, les regarder, les espionner sans être vu, grâce à une caméra subjective et omnipotente transcrivant la vision de l’artiste lui même présent dans le film. Au delà de la performance technique qui intéresse manifestement peu le cinéaste (en témoignent les quelques erreurs grossières de mise en scène), il y a le désir évident de visiter le musée de l’Homme qui a pris place, devant sa caméra, dans les palais majestueux de l’Ermitage, à Saint-Pétersbourg. Et visiter ce musée revient à se balader de pièce en pièce, en observant la comédie humaine qui se joue sous nos yeux. Mensonges, tromperies, amours, jeux, théâtre, mondanités, autant de figures imposées composant l’Histoire d’un pays qui, un jour, a été grand; autant de scènes parfois intimes que le cinéaste regarde sans jamais intervenir, discutant avec son interlocuteur européen, commentant ce spectacle.
Chez Sokourov, pas de
pulsion voyeuriste, juste le désir d’être là, d’être le témoin d’un monde qui
n’existe plus. Ces hommes et ces femmes qui s’essoufflent devant la caméra
existent ainsi moins comme individus que comme actants de l’Histoire d’un pays
dont le cinéaste observe la lente et inévitable dégradation – passant
d’ailleurs fréquemment sous silence l’après révolution russe. Il demeure
pourtant quelques erreurs dans ce désir de regarder l’Histoire dans les yeux.
Maîtrisant mal l’aspect technique du plan séquence, le cinéaste abuse de zooms
et de recadrages systématiques lors de l’entrée dans chaque pièce. Mal préparé,
ce plan qui se veut grandiose – quoique le cinéaste affirme le contraire -
souffre d’imperfections qui le handicapent, jusque dans le principe de vision
subjective parasité par une caméra qui s’élève parfois à trois mères du sol.
Seul véritable bémol du film, ajouté à la voix off du cinéaste pas toujours
heureuse. Mais, bien qu’isolée, cette erreur empêche le principe de filmage de
l’Histoire de s’affirmer pleinement, et l’œil du réalisateur devient parfois
celui d’un narrateur omniscient et divin, au caractère contradictoire avec ce
désir de regarder les Hommes sans jamais les mettre en scène.
En observant les hommes
et les femmes qui ont présidé au destin de la Russie, Sokourov construit
littéralement l’arche du titre, selon le sens que l’on donnait à ce mot au XVIè
siècle: un coffre contenant des trésors et des archives. Véritable document
historique, le film, bien que relativement obscure pour le spectateur européen,
constitue un portrait d’un pays à travers les âges. De pièce en pièce, le temps
avance, recule, s’arrête durant quelques minutes sur un détail (Catherine II
cherchant un endroit pour se soulager) ou au contraire un haut fait (la visite
de l’ambassadeur de Perse). Qu’est ce que la Russie, c’est l’éternelle question
posée tout au long du film. Civilisation lointaine, éloignée par un vingtième
siècle houleux, pays à la situation bancale, aujourd’hui difficilement
connectable à l’Europe, la Russie d’hier, avec tout ce qu’elle contient de
majestueux, est ainsi conservée par cette arche russe qui préserve les trésors
et archives des siècles précédents, ceux qui ont vu la grandeur de ce pays.
Dans un soucis d’équité, le minimaliste y côtoie le fastueux, l’intrigue de
fond de cours prend autant d’ampleur que l’événement politique, les moments se
mélangent, comme autant d’instants magiques renforçant la nostalgie évidente de
Sokourov. La dernière scène, qui suit celle, splendide, du bal, est à ce titre
exemplaire.
La Russie s’éloigne,
viennent le froid, le vide, le brouillard. Qu’est devenu cette société ?
"Songe à tous ceux qui furent depuis le début des temps. Et moi, aussi
passager qu’eux, je me dissous peu à peu, comme eux pour me fondre dans leur
grisaille. Comme tout ce qui m’entoure, ce monde massif lui-même, qu’ils ont
élevé pour y vivre, décline et se dissout". Ce sont les mots qui
accompagnent les images finales, mortuaires et neigeuses, des Gens de Dublin,
dernier film de John Huston dans lequel le cinéaste octogénaire dépeint une
société en perdition, condamnée, hantée par le souvenir, et pour laquelle
l’avenir n’existe plus. La fin d’une société qui a connu ses sommets, le
souvenir d’une époque que l’on a pas vécue, mais qui nous hante par son charme,
sa beauté, sa culture, et que pleure ici le narrateur. Philosophant sur son
pays, discutant avec ce diplomate français, il fait le point sur les relations
fondamentales entre l’Europe et la Russie, qui ont conduit cette dernière à sa
perte, tout en avançant au milieu de ces murs chargés d’Histoire. Donnant vie
aux objets qui constituent ce musée, le cinéaste éprouve le désir de
transmettre ce qu’il voit et qui soudainement se meut devant l’œil de sa
caméra, expérience unique et hallucinante, véritable syndrome de Stendhal,
consistant à perdre pied devant la beauté des œuvres. Au milieu de ce musée, à
l’intérieur de cet arche, le cinéaste ne sait plus où il est, perd conscience
et se réveille littéralement au centre du tableau, à la recherche d’un temps
perdu et canonisé.
Filmer le temps, c’est
filmer le souffle, sans laisser au spectateur le temps de reprendre le sien.
D’où la continuité dramatique. D’où le plan séquence, simple instrument d’une
philosophie de l’Histoire qui consiste à brouiller la temporalité, à confondre
les époques, dans le but de présenter non pas un film historique, mais un film
sur l’Histoire justement. L’Histoire étant pris ici dans le sens d’un concept
ambigu et spirituel, mis à plat par une caméra qui passe d’une époque à l’autre
aléatoirement, revient en arrière, avance dans le temps, sans jamais suivre une
quelconque échelle linéaire ou chronologique. Expérience troublante et unique
que celle de Sokourov que de nous plonger dans un univers qui n’est pas le
notre, que l’on ne connaît que figé par les peintures et sculptures de
l’époque, et qui soudainement se met à vivre sous nos yeux, sans jamais
reprendre son souffle. Expérimentation consistant à matérialiser ce qu’est le
temps, à nous le faire littéralement voir et entendre. Le temps, c’est cette
représentation théâtrale, c’est ce bal fabuleux mené par les valses du chef
d’orchestre Valery Gergiev, c’est ce siège de Stalingrad durant neuf cents
jours par les nazis, c’est cette famille du Tsar qui dîne alors que la
révolution gronde à l’extérieur…
Montrer le temps, c’est
montrer tout cela dans une même continuité, sans souffler, sans s’arrêter, sans
couper la caméra et entamer une phase de montage habituellement propre au
cinéma. Filmer ce flot d’images et de pensées, de mouvements, enregistrer les
mots et les événements qui ont fait ou défait l’Histoire de la Russie, afin
d’en livrer un portrait incroyablement nostalgique à destination des
générations futures, d’en conserver un instantané, tel est le rêve, l’ambition
que le cinéaste a su mener à son terme. Cette Arche Russe, c’est le cri d’amour
et de désespoir d’un artiste à son pays, le don qu’il lègue à ses contemporains
et à ses enfants. Tout cela à la fois.
[Source : www.filmdeculte.com]
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