domingo, 18 de dezembro de 2016

#369. TIEMPO DE MORIR. Arturo Ripstein, 1966

Prescience du Nouvel Hollywood, le premier film d’Arturo Ripstein imposa un auteur en même temps qu’un nouveau langage outre-Atlantique. Superbe western crépusculaire dopé aux expérimentations chaos de la Nouvelle Vague.

Écrit par Alexandre Jourdain
Célèbre pour son film La Reine de la Nuit (1994), biographie imaginaire virtuose de la vie sentimentale de la chanteuse Lucha Reyes, Arturo Ripstein demeure aujourd’hui un cinéaste un peu oublié. Malgré quelques rééditions de ses œuvres, une large part de sa filmographie reste dans l’ombre. Bonne nouvelle, donc, que l’exhumation par Tamasa Distribution de son prodigieux premier long-métrage, Tiempo de morir (1966). Scénarisé par l’essayiste mexicain Carlos Fuentes et par l’écrivain colombien Gabriel García Márquez – rien que ça -, ce western ténébreux à la nostalgie douce-amère préfigure avec sensibilité toutes les fulgurances à venir du cinéma d’Arturo Ripstein. Avec un soin maniaque, il dépeint la ruralité mexicaine en poète – le western n’étant au fond qu’un ancrage. S’y exprime déjà l’une des préoccupations centrales définissant son style : la nécessité de développer une atmosphère saturée par l’oppression et la mort. Si le procès de l’intolérance dont il sera question par la suite dans la plupart de ses films n’apparaît pas encore avec netteté, le fatum en revanche contamine déjà tout l’espace filmique.
Citant en ouverture le plan final de La Prisonnière du désert (John Ford, 1956), Ripstein cadre son antihéros de dos sur le seuil d’une geôle dans laquelle il perdît 18 ans de sa vie pour avoir ôté la vie d’un truand nommé Trueba. Exit la flamboyance du Technicolor, un noir et blanc renvoyant aux eaux noires de James Wong Howe période La Vallée de la Peur (Raoul Walsh, 1947) impose sa rigueur mortifère. Aux barreaux visibles au premier plan se substitue à l’horizon un nouveau cachot : un monde du vivant désertique qui déjà semble se dérober à lui, l’ex-défenseur de villageois. Juan Sayago – c’est le nom de ce cowboy légendaire qui vient d’achever sa peine – s’avance bravant le vent et l’aridité tel un mort-vivant. Dans cette allégorie tourmentée de la mort – ou du moins d’un au-delà tendance L’Échelle de Jacob ou Angel Heart -, la caméra embrasse le mouvement lancinant du protagoniste. Avant d’initier une boucle mentale qui durera le temps du film, une fois ce dernier passé à côté d’une croix plantée dans le sable : la tombe du défunt Trueba. Cette croix aux évocations métaphysiques, qui annonce un supplice et constitue le point de non-retour de Tiempo de morir, se pare avec le recul de la même tonalité mystique que celle entraperçue dans la neige en introduction des Huit Salopards (Quentin Tarantino, 2016). C’est qu’elle porte en elle une affliction et ravive un passé auquel il est impossible de se soustraire. De retour au village qui l’a vu naître, Sayago voit ainsi aussitôt ressurgir de sa vie antérieure quelques démons refoulés : les fils du bandit assassiné ont grandi et réclament désormais sa mort en compensation. Débute pour le héros déchu un parcours initiatique cerné par une destruction spectrale. Fantôme chevaleresque d’un autre temps pour les uns, monstre sans pitié pour les autres, Sayago présage quelque part le William Munny d’Impitoyable (Clint Eastwood, 1992), la cruauté à expier en moins.
Plus qu’une préfiguration des westerns crépusculaires que seront La Horde Sauvage (Sam Peckinpah, 1969), Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia (Peckinpah, 1974) et autres Dead Man (Jim Jarmusch, 1995), Tiempo de morir trouve autant sa place dans la généalogie du réalisme romanesque que dans celle du film noir. Il y a du Flaubert et du Proust en ses profondes analyses psychologiques et en ses résurgences de souvenirs mélancoliques – le retour impossible de Sayago auprès de son épouse, les retrouvailles fallacieuses avec les amis… -, en même temps qu’il y a cette morale tragique d’un destin finissant quelle que soit sa trajectoire, par rattraper le héros. Hormis peut-être avant lui John Ford avec Les deux cavaliers (1961) et L’homme qui tua Liberty Valance (1962), difficile de dénicher à l’époque de Tiempo de morir avant-garde plus accomplie. La modernité du regard de Ripstein toutefois – outre la négation de la figure du cowboy et de ses péripéties – tient aussi à sa manière de filmer. À rebours du classicisme de ses pairs, le cinéaste mexicain joue avec la profondeur de champ pour enrichir la réflexion, grâce notamment à de subtils mouvements d’appareil. De même, les cadrages dans le village – d’une rigueur extrême – modèlent des perspectives géométriques étranges et peu usitées, dans la veine des toiles de Giorgio de Chirico, avec un soleil vif et des ombres puissantes. Tandis que certains déplacements de caméra façon documentaire convient la Nouvelle Vague, comme lors de la rixe à coup de ceinturon entre les fils Trueba.
Toute cette sophistication dans le dispositif, pourtant, ne déjoue à aucun moment la simplicité originelle du récit et les émotions de Tiempo de morir. Au contraire, chaque motif convoqué enrichit les enjeux psychologiques et les impressions. En découle une poétique aux frontières de l’abstraction lyrique et du cinéma mental, proche du mouvement littéraire dit « réalisme magique » cher à Gabriel García Márquez. En cela, Arturo Ripstein prend ses distances avec le western américain et puise surtout son inspiration en Europe, chez Antonioni notamment. À défaut d’une parabole politique transparaissant dans son scénario autrement que dans son socialisme latent, Tiempo de morir incarne de cette manière avant l’heure la sédition à venir du Nouvel Hollywood – Arthur Penn en tête. Une révolution qui passe par l’expérimentation. De fait, son importance sur le cinéma mexicain et mondial apparaît aujourd’hui comme une évidence. Ne serait-ce que pour l’interprétation habitée de Jorge Martínez de Hoyos – acteur chez Buñuel, Sturges ou encore Verneuil -, sa redécouverte s’avère même une nécessité pour tout cinéphile. À noter que Ripstein gardera tout au long de sa carrière l’empreinte de Gabriel García Márquez, jusqu’à adapter avec brio en 1999 son livre Pas de lettre pour le colonel, avec Marisa Paredes et Salma Hayek.

[Source : www.chaosreigns.fr]

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