Pleinement conscients du caractère éminemment religieux de Yom Kippour, les Juifs laïques n’ont pas tous évacué cette fête juive de leur champ identitaire et n’apportent pas non plus de réponse univoque quant à la nécessité d’observer ou de laïciser ce jour du Grand Pardon.
Par Nicolas Zomersztajn
Dans le judaïsme, Yom Kippour est considéré comme le jour le plus solennel, voire le plus saint du calendrier juif. Jour du Grand Pardon, Yom Kippour se tient le 10 Tichri, soit dix jours après Rosh Hashana. Durant cette fête, un jeûne complet est observé du coucher du soleil à la tombée de la nuit (plus de 24 heures) et les Juifs se rendent à la synagogue pour « faire propitation », c’est-à-dire pour reconnaître les péchés qu’ils ont commis tout au long de l’année écoulée et s’en repentir afin d’obtenir le pardon divin. A cet égard, les Sages du Talmud font remarquer que Yom Kippour permet au Juif d’expier ses péchés contre Dieu, mais pas ceux contre son prochain !
Cette précision a le mérite de souligner le caractère exclusivement religieux que revêt Yom Kippour. Il n’est fait référence à aucun épisode particulier de l’histoire juive ni à aucun mythe fondateur du peuple juif. Cela explique aussi pourquoi les Juifs laïques éprouvent certaines difficultés à célébrer ce jour très particulier du calendrier juif au cours duquel le rapport entre l’individu et Dieu est central. « Je n’observe pas Yom Kippour », déclare Izio Rosenman, physicien français et président de l’Association pour un judaïsme humaniste et laïque qu’il a fondée à Paris en 1989 avec l’écrivain et sociologue Albert Memmi. « Je suis suffisamment enraciné dans mon identité juive pour ne pas éprouver la nécessité d’accomplir ce rituel que je considère comme essentiellement religieux. Il est difficile de donner à Yom Kippour un contenu laïque et culturel, comme nous pouvons le faire à Pessah, Hanoucca, Pourim ou Rosh Hashana ».
A la rigueur, les Juifs laïques pourraient retenir de Yom Kippour la rétrospection et la notion de pardon pour les fautes commises envers leur prochain. « Mais se faire pardonner par son prochain, et non pas par Dieu comme le prévoit la tradition rabbinique », s’exclame Izio Rosenman. « Cela montre bien qu’encore aujourd’hui, beaucoup de Juifs envisagent Yom Kippour comme une confession annuelle. Ce qui n’est pas tout à fait faux, car durant l’office à la synagogue, on récite la prière du Vidouï, littéralement la confession, durant laquelle on se frappe la poitrine avec le poing droit en implorant Dieu de nous pardonner nos péchés. En revanche, pourquoi ne pas profiter de ce jour pour se livrer à un examen de conscience en s’interrogeant sur ce qu’on a fait et ce qu’on n’a pas fait. Car dans la vie, ce qu’on s’est abstenu de faire est souvent pire que ce qu’on a fait, comme nous le rappelait très justement Elie Wiesel ».
Marqueur identitaire
Il faut néanmoins admettre que le point de vue de ce militant juif laïque, dont l’éducation juive fut religieuse, n’est pas partagé par l’ensemble des Juifs laïques. En réalité, on s’aperçoit qu’il y a autant de manières juives laïques d’envisager Yom Kippour qu’il y a de Juifs laïques. « Je suis laïque et athée », souligne Delphine Szwarcburt, responsable de la transmission du judaïsme et de la laïcité au CCLJ. « Ce jour ne représente religieusement rien pour moi. Je n’en fais pas un moment particulier d’introspection, mais comme il a une portée symbolique dans l’histoire du peuple juif, je pense que c’est important d’en faire un jour spécial, différent ». Et comme Yom Kippour a toujours été la fête juive la plus largement respectée par les Juifs, y compris par ceux qui se sont éloignés de la tradition religieuse, beaucoup de Juifs laïques observent encore Yom Kippour. « C’est un marqueur identitaire important, même pour les Juifs laïques », confie Joël Kotek, directeur de publication de Regards et administrateur du CCLJ. « En ce qui me concerne, c’est un des rares moments du calendrier juif où je peux me conformer à un rite qui me relie à la longue histoire du peuple juif. Pendant que je jeûne, je suis conscient que des millions de Juifs jeûnent aussi. Etre juif, même laïque, c’est aussi assumer un certain nombre de rites. Par un signe concret et tangible, je me rattache à une tradition et une culture. Et comme le judaïsme est avant tout une orthopraxie, c’est une manière authentiquement juive d’affirmer mon appartenance au peuple juif. Dans une certaine mesure, le respect de Yom Kippour est la ligne rouge que je ne franchirai pas. Mais à chaque Juif de fixer lui-même sa ligne rouge ».
Yom Kippour est effectivement un jour particulier pour les Juifs. Ce sentiment semble largement diffus au sein du monde juif laïque. « Ce n’est pas un jour comme les autres et si j’en ai l’occasion, je me rends à la synagogue », insiste Anny Dayan, maître de conférences en littérature française à l’Université de Paris Diderot (Paris-VII) et membre de la commission Histoire de la Fondation pour la mémoire de la Shoah. « J’y vais parce que je sais que c’est un jour important pour beaucoup de Juifs. J’ai donc envie de partager ce moment avec les miens. C’est un marqueur identitaire au même titre que l’histoire et la culture ». Née dans une famille juive d’Afrique du Nord très attachée à la tradition religieuse, Anny Dayan avoue aussi que Yom Kippour la relie de manière un peu mélancolique à son enfance, comme c’est le cas pour beaucoup de Juifs laïques ayant rompu avec la tradition religieuse.
Le rapport de ces Juifs laïques à une fête juive aussi religieuse que Yom kippour peut paraître paradoxal, mais le sentiment d’être rattaché à un passé considéré vécu comme révolu, dont le souvenir est encore vivace, procure un sentiment réel d’apaisement. « C’est ce qu’on peut qualifier de nostalgie apaisante et réconfortante », souligne David Meyer, rabbin et professeur de littérature rabbinique. « L’être humain est paradoxal et les “Juifs laïques de kippour” sont une excellente expression de ces paradoxes. Cette célébration est certes relativement déconnectée de l’histoire juive, mais pas dans la conscience populaire juive. En d’autres termes, Yom kippour est un moment de grande connexion avec le passé juif. Ce dont nous nous souvenons, c’est que nous étions un peuple religieux, pratiquant et uni par le ciment de la tradition religieuse. C’est ce souvenir de l’histoire juive que beaucoup de Juifs commémorent en ce jour ».
En tant que président du Consistoire central israélite de Belgique et président de la communauté israélite de Bruxelles, Philippe Markiewicz observe depuis de nombreuses années un nombre considérable de Juifs non religieux fréquenter la synagogue de la rue de la Régence le jour de Kippour, alors qu’ils la désertent tout au long de l’année. « Ils se rendent à la synagogue comme le faisaient leurs ancêtres depuis des temps immémoriaux. Ils jugent donc important de maintenir cette tradition et de la transmettre aux générations suivantes, aussi éloignés soient-ils de la pratique religieuse », explique-t-il. Et d’ajouter : « Leur présence à la synagogue le jour de Kippour n’entame en rien leurs conceptions philosophiques ».
Un rituel laïque de Yom Kippour ?
Si Yom Kippour demeure un repère essentiel pour les Juifs laïques, ne faut-il pas qu’ils se l’approprient pleinement en élaborant un véritable rituel laïque de cette fête ? L’unanimité se dégage pour décliner cette offre. « Il me semble illusoire de constituer un rituel juif laïque de Yom Kippour », admet Izio Rosenman. « L’identité juive laïque ne peut s’enraciner qu’à travers la connaissance, la culture, l’histoire et l’engagement collectif. Je ne vois rien de tout cela à Yom Kippour. Il existe certes des fêtes religieuses qui peuvent servir de base à des célébrations juives laïques, mais pour ce faire, la dimension culturelle doit être présente et cela doit répondre à une conviction ». Bien que cette impossibilité de concevoir Yom Kippour dans une perspective juive laïque l’attriste énormément, Anny Dayan considère aussi qu’il n’est pas nécessaire de concevoir un rituel laïque de Yom Kippour. « Il faut parfois faire preuve de modestie et ne pas adapter systématiquement au mode laïque toutes les fêtes religieuses juives. Nous pouvons proposer une lecture laïque de certaines fêtes juives en leur donnant un véritable contenu, mais nous devons aussi admettre nos limites en acceptant qu’il existe des célébrations juives religieuses pour lesquelles nous ne pourrons jamais concevoir un rituel laïque qui fasse sens », reconnaît-elle. « Croire que l’identité juive laïque peut se substituer à l’identité juive religieuse me paraît présomptueux. Et inversement, croire que le judaïsme ne peut se réduire qu’à sa dimension religieuse reviendrait à transformer le judaïsme en une petite secte. Les Juifs laïques ne doivent pas concevoir leur identité dans une perspective de concurrence avec les religieux. Il y a donc une articulation complexe entre ce que transmettent les religieux et ce que comprennent, transmettent et innovent les Juifs laïques ». Et il y a surtout chez les Juifs laïques cette volonté bien ancrée de ne pas sombrer dans un universalisme abstrait qui les conduirait inévitablement à l’assimilation.
[Photo : Regards - source : www.cclj.be ]
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