Série “Un été littéraire dans les Carpates” (1)
Écrit par Marie Céhère
Depuis la chute de la
dictature communiste en Roumanie, le « travail de mémoire » a du mal à
démarrer et à mobiliser l’ensemble de la société. La vie politique est
tiraillée entre des courants victimaires, chrétien conservateur,
européiste et identitaire qui cohabitent dans une relative harmonie.
Mais au milieu de cela, les spécialistes estiment que beaucoup de jeunes
Roumains n’en savent pas très long sur le régime de Ceausescu.
Parmi les artisans de l’histoire roumaine du XXème siècle figure
Razvan Radulescu. Né en 1969 à Bucarest, il a collaboré avec le
réalisateur Cristian Mungiu pour la Palme d’or 4 mois, 3 semaines, 2 jours, ainsi qu’avec d’autres réalisateurs de la nouvelle vague roumaine, Cristi Puiu (La Mort de Dante Lazarescu), Radu Muntean (L’Étage du dessous) et a réalisé son premier film, Félicia avant tout, en 2008.
Le souvenir du régime totalitaire hante ces œuvres à divers degrés. On y retrouve les topoi
de l’enfermement intérieur et physique des hommes, de la surveillance,
d’un pouvoir tentaculaire et paranoïaque, on y croise des personnages
nageant en plein délire, victimes de leur impuissance, fatalistes, se
sachant menacés toujours et pour aucune raison.
Radulescu, loin d’épuiser le sujet à l’écran, en a fait le cadre de son premier roman, traduit en français en 2013, La Vie et les agissements d’Ilie Cazane.
Ilie Cazane est un homme ordinaire, à la vie ordinaire, si ce n’est
qu’il possède le don de faire pousser des tomates géantes. Ce charmant
sortilège passe, aux yeux de Ceausescu, pour un crime. L’auteur fait se
confronter la froide autorité du pouvoir qui tourne sur lui-même avec
l’innocence joyeuse des hommes.
En 2016, les éditions Zulma publient le deuxième roman de Razvan Radulescu, Théodose le Petit,
récompensé par le prix de littérature de l’Union européenne. Cinq cents
pages d’une fable politique délirante, fantasque et fantastique, au
cours de laquelle s’expriment la virtuosité et le talent d’autodérision
du scénariste.
Théodose le Petit est appelé à régner sur un royaume divisé. D’un
côté, la chouette Calliope, cultivatrice de fraises transgéniques et le
minotaure Samuel, cultivateur de champignons atomiques, se livrent une
querelle de voisinage. De l’autre, le duc Otto d’Ottobourg et le Silure
Olivier, maître du Lac Froid, tentent de renverser le régime avec l’aide
pas toujours fiable des sécessionnistes fourmis vertes et violettes. À
la manière d’un Machiavel dépoussiéré, Radulescu enseigne à son héros en
culottes courtes la stratégie militaire, les subtilités de la
négociation avec des traîtres, la balistique, l’art de s’évader d’un
cachot et de saluer son peuple réunifié.
Le roman est un Alice au pays des merveilles politisé, avec
un renversement stupéfiant de tout le système narratif au moment où
Théodose, accompagné du terrifiant et invisible Grand Monstrelet,
bascule dans la tête puis dans la maison de l’écrivain. Le Grand
Monstrelet, personnage tout-puissant dans la fable, s’avoue vaincu
devant celui qui tape sur le clavier. Radulescu déconstruit la trame,
fait lire à Théodose, pour qu’il se tienne au courant des événements en
cours, dans son propre ordinateur, des fragments de chapitres pas encore
incorporés au roman, comme s’il lisait le journal.
Avec cela, une drôlerie ininterrompue dans le style qui n’entrave en
rien la compréhension. Il s’agit toujours du régime délirant de
Ceausescu, toujours des souvenirs du communisme mangeur d’hommes, mais
le sérieux que l’on pourrait craindre d’une telle entreprise est
dynamité dès les premières lignes. Razvan Radulescu fait et fait faire à
ses personnages une révolution sourde, par l’humour, et rend l’hommage
qu’il se doit à la soumission ironique et au flegme des populations
opprimées.
Théodose le Petit, Razvan Radulescu, traduit du roumain par Philippe Loubière, Ed. Zulma, 504 pages, 23,5 euros.
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[Source : www.causeur.fr]
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