À l'occasion de la sortie en salles le 4 décembre 2013 du nouveau film de Philippe Garrel, La Jalousie,
avec son fils l'acteur Louis Garrel et le mannequin Anna Mouglalis,
revenons sur la publication, au printemps de cette même année, d'un
livre sur le cinéaste, Philippe Garrel, en substance, par le
critique de cinéma Philippe Azoury. Ce livre était attendu depuis
longtemps, d'une part parce que son auteur, par ailleurs auteur
d’ouvrages sur Jean Cocteau (Jean Cocteau et le cinéma : désordres, co-écrit avec Jean-Marc Lalanne) ou Werner Schroeter,
s'illustrait depuis plusieurs années par ses articles, ses entretiens
et ses conférences, comme l'un des meilleurs connaisseurs de l'œuvre du
cinéaste Philippe Garrel ; et d'autre part parce qu'aucun essai en
français n'était encore paru sur ce cinéaste, pourtant l'un des plus
forts du cinéma français. Malgré un certain embourgeoisement de son
cinéma depuis la fin de sa période underground dans les années 1980,
cette œuvre demeure aussi importante et radicale que celle d'un Robert
Bresson par exemple (auquel plusieurs essais ont été consacrés, comme il
se doit). Il convient donc de remarquer ce livre sur le cinéma de
Philippe Garrel, pour se réjouir de sa parution, tout en s'étonnant
qu'il ait fallu attendre si tard dans la filmographie du cinéaste pour
lire cette première monographie, puisque Garrel réalise des films depuis
1964, année de son premier court métrage, déjà d'une modernité
saisissante, alors que le cinéaste n'a que seize ans, et qui lui vaut la
réputation juste de Rimbaud du cinéma.
Bien sûr, la bibliographie relative au cinéma de Philippe Garrel
n'est pas inexistante, mais aucun auteur n'avait encore proposé, comme
Philippe Azoury avec ce livre, une somme monographique. Les essais sur
le cinéaste se limitaient jusqu'alors à des formes brèves, des articles
épars, sur tels ou tels films ou thèmes particuliers. À l'étranger,
notamment en Italie, des essais de plus grande ampleur, comme ce livre,
sont bien parus sur le cinéaste, mais ces publications sont restées
plutôt confidentielles, et n'ont pas été traduites en français ; de
plus, elles se bornent aux films les plus récents du cinéaste, car les
plus accessibles, mais qui ne sont pas forcément les plus marquants. Les
films de forme plus subversive de sa première période n'ont en effet
pas tous été édités en DVD ni en VHS, et leur visibilité se limite, pour
certains, à la programmation des copies de la Cinémathèque Française.
La référence bibliographique principale, la plus exhaustive, demeurait
jusqu'alors le livre édité par Thomas Lescure, Une Caméra à la place du cœur,
de 1992, consistant en un recueil d'entretien et de documents de
travail du cinéaste – livre épuisé depuis quelques années, soit encore
une publication relativement confidentielle. De même, il était possible
de consulter en bibliothèque une brochure éditée par Dominique Païni
pour le Studio 43, en 1988, recueil constitué d'un bel entretien avec le
cinéaste en visite au Louvre et d'articles de différents critiques et
théoriciens du cinéma. Enfin, parmi les livres sur le cinéma de Philippe
Garrel, est particulièrement précieux, bien qu'il ne soit pas
uniquement consacré au cinéaste, le livre de Sally Shafto, sur Zanzibar, Les Films Zanzibar et les dandys de mai 1968, paru aux éditions Paris Expérimental en 2007.
L'apport inédit du livre de Philippe Azoury tient donc à son ampleur
et à sa cohérence monographiques. Par rapport aux autres livres
mentionnés, plus anciens, sa parution en cette année 2013 lui permet
d'offrir une actualisation bibliographique, en couvrant la filmographie
de Garrel du début dans les années 1960 jusqu’aux années 2000, où le
cinéaste n'a cessé d'être productif, se renouvelant même depuis les
années 1990 dans des films plus classiquement narratifs que ceux de sa
période dite underground, celle des décennies 1960 et 1970, où il a
réalisé ses films les plus singuliers sur le plan formel comme Le Révélateur (1968), La Cicatrice intérieure (1971), Athanor (1972), Les Hautes Solitudes (1974), Le Berceau de cristal (1976) et Le Bleu des origines (1979).
Le livre est structuré en trois grandes parties, qui impliquent un
grand récit critique, assez conventionnel, sur la filmographie de
Garrel. En effet, le premier volet traite de la période underground,
tandis qu'un second grand volet, où l'auteur aborde les films tardifs
plus narratifs du cinéaste, s'intitule "La chance du recommencement",
suivant l'idée d'une normalisation salutaire du cinéma de Garrel, dont
les premiers films ont souvent été jugés trop hermétiques. Ces deux
grands volets de l'essai sont séparés, comme par un entracte, par un
entretien avec le cinéaste : un entretien inédit, daté d'août 2011,
assez long, intitulé "De la méthode", où Garrel est amené par Philippe
Azoury et Jean-Marc Lalanne à décrire sa méthode particulière de
tournage actuelle, "induite durant ses années solitaires et
expérimentales"
comme la résume Azoury ; méthode par laquelle, même dans un cadre
industriel, le cinéaste parvient à préserver une certaine liberté
créatrice. Garrel aborde surtout la question de l'acteur, affirmant même
: "les neuf dixième de mon attention sont portés sur l'acteur", ou
encore évoquant l'art délicat de la direction d'acteurs en ces termes :
"ça équivaut en musique à ce que ça sonne juste".
Garrel explique ses techniques, inspirées notamment de Stanislavski, et
comment il est un des rares cinéastes à tourner en prise de vue unique,
suite à un important travail de répétitions avec les acteurs, ce qui
lui permet de réaliser des tournages rapides, qui gâchent peu de
pellicule, donc réduisent les coûts de productions et lui permettent de
conserver une part d'indépendance. Mais cette méthode a aussi pour
avantage de favoriser la grâce, l'intensité et la sublime fragilité,
inimitables de l'acteur garrélien, dans "Un cinéma qui tirerait sa
puissance actorielle du théâtre, de l'instant unique de la
représentation théâtrale".
Il était judicieux de placer cet entretien entre les deux volets du
livre, correspondant aux deux grandes périodes de la filmographie de
Garrel (selon la coupure de l'historiographie usuelle de son œuvre), car
le jeu d'acteur constitue bel et bien une continuation, un pont entre
par exemple l'improvisation radicale avec Jean Seberg dans Les Hautes solitudes de
1974, totalement underground (auto-produit, tourné sur de la pellicule
obtenue en système-D par dons ou récupération, donnant par là au film un
surcroît de beauté plastique dans la danse variée des grains de la
pellicule, plus ou moins gonflés, aérés, agrégés en texture poudreuse,
lumineuse, du gris anthracite de la sous-exposition, au blanc irradiant
de la sur-exposition, selon l'hétérogénéité des fragments de pellicule
utilisés) et le travail avec ses jeunes élèves/acteurs dans Les Amants réguliers
en 2005, dans un jeu d'une fraîcheur rare, qui fait rayonner par cet
autre aspect ce film aux images en noir et blanc contrasté d'une force
plastique extraordinaire, irriguant d'une belle sincérité cette fiction
sur Mai 68. Cet entretien placé au centre du livre contient des
informations précises et précieuses, en tant que témoignage du cinéaste
sur sa façon de travailler. Lui donner la parole au centre du livre
constitue un complément aux deux volets essayistes qui l'encadrent, qui
constituent la plus large partie de l’ouvrage. Il s’agit d’un portrait
de l'œuvre de Garrel par Azoury, dont les lecteurs familiers de ses
autres livres ou de ses articles dans Libération et les Inrockuptibles,
pourront reconnaître la vision et la plume très personnelles. L’ouvrage
est cependant documenté, comme Azoury lui-même l'écrit, révélant que le
cinéaste lui a confié des documents pendant l'élaboration de ce livre
et qu'ils en discutaient ensemble. En exposant ainsi avec honnêteté sa
propre "méthode", l'essai semble ainsi revendiquer à une plus grande
fidélité/proximité vis-à-vis de l’œuvre de Garrel.
Le titre du premier des deux grands volets qui composent le livre,
"Les échos du silence" (titre plutôt garrélien), qualifie la méthode
particulière d'écriture du livre, qui en a déterminé la nature et la
structure particulières. Le livre se présente en effet sous forme de
fragments, de taille variable, de quelques lignes à quelques pages,
portant des titres étiquetant leur contenu, thématique. Ces fragments
sont classés, globalement, selon un ordre chronologique des films
auxquels ils renvoient. Ces "échos du silence", du silence de
l'expérience des films, du silence de certains films de Garrel, silence
plus profond qu'une forme de cinéma muet, de simple définition
technique, de l'absence de bande-son, mais de la profondeur de ce qui
excède les pouvoirs limités du langage, révélations de l'art auxquelles
le cinéma de Garrel croit et tire sa force, ses "échos" sont des notes
spontanées qui semblent aspirer à retranscrire cette expérience des
films, au plus près de leur vérité. Azoury explique, en introduction au
livre, comment il a écrit cette collection de notes fragmentaires, qu'il
publie pour faire ce livre, en se référant à ses propres souvenirs de
l'expérience des films, comme il est particulièrement manifeste dans
l'incipit d'un fragment : "Me revient en mémoire un plan des Baisers de secours",
remémoration qui amorce ses analyses. Ce livre est impressionniste, en
ce sens profond, en tant qu'effort de se maintenir au plus près de la
vérité originelle de l'expérience des films. En tant que tel, le livre
peut toutefois prêter à un reproche : c'est l'absence d'effort de
synthèse, de prise de recul et de construction conceptuelle, qui peut
donner le sentiment que les brouillons de l'auteur ont simplement été
publiés tels quels, sans souci didactique ni de théorisation, et même
leur ordre chronologique est très approximatif. Une façon positive
d'apprécier le livre, en revanche, c'est de l'envisager comme un style
improvisé, équivalent par exemple en musique au free jazz ou en peinture à l’action painting, soit faudrait-il dire, free writing ou action writing (l'auteur
dit d’ailleurs en introduction qu'il a écrit dans des cafés, sur des
carnets). L'avantage d'une telle méthode – par rapport à une
architecturation livresque classique dont les grands axes conceptuels
guideraient les développements à l'intérieur du livre, et dont
l'inconvénient, contre-partie du gain de cohérence et d'ordonnancement,
serait le risque de perdre de vue les films – c'est de préserver une
qualité de vivacité, de vérité de l'expérience, proche d'un
souvenir-flash.
En résultent des appréciations justes, plutôt bien ajustées aux
films, et reflets de diverses facettes caractéristiques du cinéma de
Garrel. Sont appréciables, par exemple, un ensemble de remarques sur
l'abstraction, sur le gros plan de visage et sa photogénie, ou encore,
sur le travail du rêve, non comme simple illustration filmique d'un
contenu de rêve (comme dans le cas célèbre du rêve de carton-pâte du
surréaliste Dalì pour la fiction psychanalytique d'Hitchcock), mais
comme modèle théorique de la formation des figures filmiques à partir du
matériau autobiographique (par condensation de plusieurs figures de
femmes aimées pour former un seul personnage fictif, ou par déplacement
du passé du cinéaste dans les rôles confiés à son fils). Cela constitue
une façon subtile et pertinente d'aborder la question de la dimension
autobiographique du cinéma de Garrel, au-delà de l'anecdote, comme
lorsqu'il s'agit d'aborder le caractère marquant pour son cinéma
(jusqu'aux films les plus récents) de sa relation amoureuse avec Nico
dans les années 1970. De manière générale, le ton impressionniste du
livre favorise l'appréciation de l'intensité du cinéma de Garrel,
qualité portée par la force plastique de l'image et le jeu de l'acteur
épiphanique, aussi bien.
Azoury, faisant preuve de sensibilité, résume justement : "Garrel ne filme et n'a jamais filmé que des intensités. Les Hautes solitudes
ce sont des collections d'intensités." Il résume du même coup
l'aspiration manifeste de son livre, collection de pointes d'intensité
et de traits saillants dans les souvenirs de l'expérience des films de
Garrel. Il parle avec justesse de son œuvre comme de celle d'un
"cinéaste à la fois auratique et matérialiste",
avec ses figures phosphorescentes et photogéniques, ses clairs-obscurs,
matière sensible et d'affect, si touchante, profondément – transcendant
le superficiel spectaculaire, pour restaurer une fonction vitale de
l'art. Le livre est aussi un témoignage d'empathie profonde avec le
cinéma de Garrel – façon, encore une fois, de lui rendre un hommage
mérité (bien que relativement tardif).
[Source : www.nonfiction.fr]
Sem comentários:
Enviar um comentário