Au
Marathon des mots, nous avons entendu Alicia Dujovne Ortiz aussi je reprends
cette chronique ancienne… en attendant mieux. JPD
Michèle Gazier, Télérama N° 2551- 2 décembre 1998
Le tango pour pays
Au départ, une célèbre toile de
Toulouse-Lautrec : « Au salon de la rue des Moulins » Des filles y
attendent les clients. L'une d'elle, rousse, ronde, nez
mutin et longs bas verts, occupe le centre de la toile. C'est la
favorite du peintre. Elle s'appelle Mireille. Comme lui, elle est
originaire d'Albi. Un jour, Mireille partira pour Buenos Aires,
où les Françaises couleur de lait et de miel attirent les Argentins
au regard triste. Là disparaît sa trace. Ici commence sa légende...
L'écrivain argentin Julio Cortazar,
que fascinaient Lautrec et sa femme rousse au corps lascif, a écrit un
court texte — Un gotan pour Lautrec —, dans lequel il
raconte en quelques mots l'histoire de Mireille, qu'on retrouve,
dit-il, des années plus tard, sous les traits de la « blonde Mireya »,
héroïne du célèbre tango Tiempos viejos (« Temps anciens
»), signé de Romero et Canaro.
C'est ici qu'intervient Alicia
Dujovne Ortiz, compatriote de Cortazar, ayant comme lui choisi la
France. Paris, bien sûr, mais aussi ce Sud, entre Toulouse et Albi,
dont est issu Lautrec, son modèle, et aussi la figure mythique du
tango argentin Carlos Gardel. Fidèle au précepte de Cortazar selon
lequel « toute bonne invention est la vérité même », Alicia
Dujovne invente le réel avec gourmandise. Elle pénètre dans le
tableau de Lautrec, elle s'insinue dans la vie, dans le corps voluptueux
de Mireille, qui aime « rayonner » sous celui des hommes de
passage. Elle part avec elle pour l'Argentine, sur ces bateaux qui
transportaient pêle-mêle des immigrés de l'Europe pauvre, des filles à
vendre, des marchands de viande de retour en Argentine
après d'ébouriffantes virées dans le Paris canaille. Elle nous fait
ensuite découvrir les bas-fonds de Buenos Aires, leur violence sourde,
leur respiration chaloupée : les maisons où attendent
les filles ; les hommes aux cheveux bleu nuit, aux yeux d'encre et
de charbon, qui fuient les solitudes de la pampa pour ces bals mal famés
où parlent la musique, la danse et le couteau.
Bien plus qu'une biographie
imaginaire, qu'un roman d'aventures avortées et d'amours impossibles.
Femme couleur tango est un livre sur l'Argentine, sur
l'immigration et sur cette quête désespérée d'identité qu'expriment
entre douleur et plaisir les figures hésitantes et tragiques du tango.
L'Argentine de Mireille revisitée par
Alicia Dujovne Ortiz est celle des rêves de fortune, des illusions
déçues, des racines qu'on croit pouvoir oublier en
s'arrachant à sa terre et dont on s'aperçoit qu'elles étaient une
part de soi. « Devenir Argentin, c'était toujours trahir un ancêtre»,
écrit la romancière, qui porte dans son nom même — Dujovne
Ortiz — l'histoire d'aïeux venus de ghettos de l'Europe centrale et
des provinces levantines d'Espagne. Histoire qu'elle a racontée dans un
précédent roman L'Arbre de la gitane (1)...
Dans ce pays étrange où l'on entend
toujours une autre langue, un dialecte, derrière l'espagnol chantant qui
est langue nationale, est née une danse qui, nous dit
Alicia Dujovne, est une exploration du sol, une manière à la fois
prudente et brutale de prendre pied sur une terre inconnue. un « comme
si oui, comme si non » d'immigrés pas tout à fait d'ici,
plus tout à fait d'ailleurs. Le tango, c'est le territoire de ceux
qui n'ont pas de territoire, le passeport de ces paumés qui n'ont pris
qu'un aller simple direction l'inconnu, objectif le
salut. Le tango, c'est l'art d'effacer du bout du pied les faux
rêves du départ, les cauchemars de l'arrivée, la misère, la solitude, la
discrimination, la hiérarchie des couleurs de peau.
La figure enfantine de Carlos Gardel,
avec « ses dents pour sourire » et non pour mordre ni pour manger,
comme le décrit avec humour et tendresse Alicia Dujovne,
est en ce sens exemplaire. Né (en France) dans la pauvreté et
l'humiliation, il devient par le seul charme de sa voix le symbole d'un
peuple composite qui cherche des dieux à son image. Dans le
phrasé voluptueux du chant de Gardel qui traverse l'âme, le corps,
le temps et l'espace, l'Argentine se reconnaît, pleure et danse. Ni
jaune d'Asie, ni noire d'Afrique, ni rouge indienne, ni
blanche d'Europe, elle a choisi, comme Mireille, d'être... couleur
tango •
(1) Ed. Gallimard.
Femme couleur tango, d'Alicia Dujovne Ortiz. Traduit de l'espagnol (Argentine) par Françoise Rosset. Ed.
Grasset, 322 p., 135 F.
[Source : la-brochure.over-blog.com]
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