Plus que le désir d’indépendance des Ecossais, c'est l’“arrogance
coloniale” de l’Angleterre qui pourrait décider de l’issue du référendum
de 2014.
Par Neal Ascherson
Ce pourrait être un titre de roman. Pour une large part de l’opinion
internationale, et pour les Anglais eux-mêmes, il est inconcevable
qu’une nation aussi solidement enracinée que le Royaume-Uni, la plus
ancienne monarchie parlementaire du monde, puisse un jour éclater.
Pourtant, les milieux politiques londoniens ont récemment paniqué en
constatant que, d’un bout à l’autre des îles Britanniques, de plus en
plus de voix s’élèvent pour dénoncer la structure archaïque de la
Grande-Bretagne et réclamer qu’elle soit enfin remaniée – voire
démembrée.
Nulle part ces voix ne sont mieux accordées qu’en Ecosse. Si la
Grande-Bretagne est autre chose qu’un simple mot sur un passeport,
comment se fait-il que la plupart des Ecossais aient aujourd’hui le
sentiment que leur identité première n’est pas britannique ? Et que
signifierait être anglais si les Ecossais venaient à faire sécession ?
En janvier 2012, Alex Salmond, Premier ministre écossais et chef du
Parti national écossais (SNP), promettait un référendum qui déciderait
de l’avenir de son pays. Après un triomphe inattendu aux élections
législatives de 2011, le parti va soumettre aux votes la déclaration
d’indépendance. La consultation se tiendra en 2014, sept siècles
exactement après la victoire sur les Anglais du roi Robert the Bruce à
la bataille de Bannockburn [première guerre d’indépendance écossaise].
Sur le bulletin, une seule question sera posée : “Souhaitez-vous que l’Ecosse devienne un pays indépendant ?”
Cette initiative n’a pas plu au gouvernement
britannique. La coalition de conservateurs et de démocrates libéraux
emmenée par le Premier ministre David Cameron a réagi, tout comme les
partis d’opposition écossais, par des protestations indignées mais
confuses, qualifiant d’injuste la formulation de la question par
M. Salmond et prédisant faillite et isolement à une Ecosse indépendante.
Une crise ancienne
Les origines historiques de cette crise remontent très loin dans le
temps : en 1707, après avoir partagé pendant un siècle les mêmes
monarques avec l’Angleterre, l’Ecosse, frappée par la misère et au bord
de la banqueroute, a accepté de signer un “acte d’union” aux
termes duquel elle renonçait à son indépendance en échange d’un accès
aux marchés anglais et aux immenses débouchés offerts par l’Empire de
Sa Majesté. Mais cet accord entérinait surtout un malentendu capital
entre deux traditions constitutionnelles très différentes : alors que
les Anglais considéraient cette union comme irréversible, les Ecossais
n’y voyaient – et continuent de n’y voir – qu’un traité susceptible
d’être modifié, voire révoqué, d’un commun accord.
Au cours des deux siècles qui suivirent, l’Ecosse prospéra, grâce aux
retombées économiques de l’Empire d’abord, puis à la révolution
industrielle. Elle n’oublia pourtant jamais tout à fait qu’elle avait
été indépendante. Et c’est ce souvenir d’Etat autonome qui demeure ancré
dans la conscience politique de tous les Ecossais, qu’ils soient
favorables à l’union ou pas. L’idée que la nation préserve à ce jour une
“souveraineté résiduelle” que rien ni personne ne pourrait lui retirer relève davantage de l’instinct que du raisonnement clairement formulé.
"Pente glissante vers l'indépendance"
Entre le dernier soulèvement jacobite de 1745 et la fin de la
Seconde Guerre mondiale, le principe de l’union n’a pourtant jamais été
sérieusement remis en cause. Il a fallu les effets cumulés de la crise
de 1929, du déclin des industries écossaises et de l’effondrement de
l’empire britannique, au milieu du XXe siècle, pour raviver et propager
l’idée que le jeu n’en valait plus la chandelle. A Londres, les
travaillistes au pouvoir sentirent le vent et, pour couper l’herbe sous
le pied des nationalistes, inventèrent le principe de “dévolution” : une
partie des affaires intérieures de l’Ecosse – la santé, l’éducation,
les transports entre autres – serait confiée à un Parlement et à un
exécutif écossais élus, tandis que les affaires étrangères, la défense,
la protection sociale et la politique fiscale resteraient le “domaine
réservé” de Londres. Le Parlement écossais, qui siège depuis 1999, n’a
pas compétence pour lever ses propres recettes fiscales.
Les détracteurs du principe de “dévolution” ont aussitôt décrié ce projet, prévenant qu’il constituerait une “pente glissante” vers l’indépendance et ferait le jeu du SNP. Ils avaient raison, mais ils se trompaient de cible. En soi, la dévolution a été une réussite, et la grande majorité des Ecossais sont satisfaits de leur nouveau Parlement.
Mais le peuple écossais dans son ensemble – au-delà du SNP – tient-il
véritablement à l’indépendance ? En dépit du récent feu d’artifice
politique, l’Ecosse est un pays profondément conservateur. Et depuis une
quarantaine d’années, les Ecossais n’ont pratiquement pas changé
d’avis : la plupart d’entre eux souhaitent prendre en main leurs propres
affaires comme le font les autres petits pays, tout en restant, dans la
mesure du possible, dans le giron du Royaume-Uni.
Or aucun parti ne leur propose ce compromis. Bien que la coalition
gouvernementale de Cameron soit toujours partagée sur la façon de mener
la campagne unioniste du non au référendum, M. Cameron lui-même a
clairement rappelé qu’il ne saurait être question de laisser l’Ecosse
gérer elle-même ses finances – apportant ainsi de l’eau au moulin du
SNP. Si, pour obtenir cette pleine autonomie, les électeurs écossais
doivent en passer par l’indépendance, alors beaucoup pourraient voter
pour une rupture avec le Royaume-Uni – fût-ce à contrecœur.
Indépendance "light"
M. Salmond défend pour sa part une version étrangement désinvolte de la
souveraineté – une sorte d’“indépendance allégée” : il garderait la
reine comme chef d’Etat et la livre sterling comme monnaie nationale. Et
l’“union sociale” matérialisée par les liens familiaux et commerciaux
qui relient si intimement Anglais et Ecossais resterait intacte. Bien que
l’Ecosse ne compte que 5 millions d’habitants – contre 57 pour
l’Angleterre, le Pays de Galles et l’Irlande du Nord –, son retrait
aurait naturellement des conséquences majeures. Quel nom devraient alors
prendre les pays du Sud ? Le Royaume-Uni d’Angleterre et du Pays de
Galles ? Ou simplement l’Angleterre ? Ou bien devraient-ils adopter la
détestable appellation que proposent les politologues : “le reste du Royaume-Uni” ?
Si l’Ecosse se prononce pour le oui, la responsabilité en incombera
moins à M. Salmond qu’à la campagne unioniste. Les débordements verbaux
ont surtout réussi à conforter les Ecossais dans leur impression d’avoir
affaire à un pouvoir central sourd à leurs désirs et affichant une
arrogance quasi colonialiste. Paradoxalement, l’indépendance écossaise
pourrait en fin de compte être la meilleure garantie de relations plus
ouvertes entre l’Angleterre et l’antique petite nation obstinée à sa
frontière septentrionale.
Note : Le démembrement de la Grande-Bretagne”…
[Dessin de Steve Bell - source : www.courrierinternational.com]
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