Par Florian COVA
Surfant sur la vague de l’opuscule philosophique mi-sérieux mi-drôle
(ou plutôt : traitant sérieusement d’un sujet à première vue saugrenu)
comme le célèbre On Bullshit de Harry G. Frankfurt ou le récent Art of Procrastination de John Perry, Aaron James nous livre avec Assholes: A Theory une analyse d’un phénomène somme toute assez peu étudié : le connard (ma traduction de l'anglais "assholes",
même si celui-ci se traduit plus littéralement par "trou-du-cul" -
j'espère que ce choix apparaîtra comme justifié à la lecture de ce qui
suit ).
Le paradoxe du connard
En effet, loin d’être un simple terme générique à caractère fortement
dépréciatif, le mot "connard" réfère à un phénomène particulier et
finalement paradoxal. Contrairement à la brute, au voleur, ou encore
meurtrier, le mal imposé par le connard est généralement léger, qu’il
nous grille la priorité dans une file d’attente ou nous coupe la parole
au milieu d’une discussion. Et pourtant, le connard suscite des
réactions épidermiques d’impuissance ou de rage
dont l’ampleur ne saurait s’expliquer par le mal (souvent mineur) qu’il
nous inflige. Bref, le connard nous pourrit la vie. Mais comment une
personne dont le comportement, bien que fâcheux, a des conséquences
bénignes, peut-elle déclencher un tel outrage ? C’est là le paradoxe du
connard qui constitue le point de départ de l’enquête d’Aaron James.
La solution proposée par Aaron James au premier chapitre de son
ouvrage est la suivante : le connard n’est pas simplement quelqu’un qui
se comporte de manière injuste en bafouant les règles de la coopération
sociale, mais quelqu’un qui se comporte de manière injuste et s’octroie
des avantages injustifiés tout en étant persuadé d’être dans son bon
droit .
Plus précisément, le connard réunit trois caractéristiques : (i) il
s’octroie certains avantages que les autres n’ont pas, (ii) tout en
pensant que cela lui est dû et qu’il est dans son bon droit et (iii) le
sentiment d’être dans son bon droit le rend imperméable aux plaintes de
ses victimes .
Le connard partage la première caractéristique avec nombres d’autres
figures : le voleur et le détourneur de fond s’octroient eux aussi
certains avantages que les autres n’ont pas (comme celui de prendre ce
qui n’est pas à eux). Cependant, ce qui distingue le connard des autres,
c’est sa seconde propriété, le sentiment d’être dans son bon droit, car
lui mérite d’avoir des avantages spéciaux. Le voleur peut
voler tout en sachant que ce qu’il fait est mal, ou même en ne
s’interrogeant guère sur la valeur morale de son acte – le connard, lui,
pense faire ce qui est juste : il est normal et justifié que vous
fassiez la queue pendant que lui passe en priorité. Plus précisément, il est juste qu’il bénéficie d’avantages spéciaux car il est lui-même spécial. C’est pourquoi la question permettant à coup sûr d’identifier un connard est le fameux : "Vous savez qui je suis ?"
Ce qui fait du connard un être si irritant n’est donc pas tant ce
qu’il fait que le sentiment d’être spécial qui transpire dans ses actes :
par son attitude, le connard met en doute l’idée fondamentale selon
laquelle nous mériterions tous une égale considération morale. Ce
faisant, le connard contredit un besoin fondamental : celui d’être reconnu comme un égal. La lutte contre le connard est une lutte pour la reconnaissance,
mais une lutte pour la reconnaissance vaine et perdue d’avance, car la
troisième caractéristique du connard est que son sentiment d’être dans
son droit est tel qu’il le protège des plaintes des autres, qui ont
forcément tort et n’ont de toute façon même pas le droit de remettre son
statut en question. Se plaindre au connard mènera forcément notre
amour-propre à être piétiné une seconde fois, quand notre discours sera
rejeté comme même pas digne d’être entendu.
Bien entendu, il ne s’agit là que d’une théorie générale du connard
et le connard vient en toutes sortes de variétés. Les chapitres 2 et 3,
plus anecdotiques, égrènent ainsi différentes catégories de connards,
sans proposer pour autant de typologie systématique. James y classe les
connards selon la façon dont s’exprime leur vice (certains connards se
caractérisent par leur grossièreté, d’autres par leur sentiment de
supériorité – catégorie pour laquelle est nominé notre BHL national,
d’autres par leur tendance à squatter nos écrans de télévision et à y
prendre plaisir à humilier leurs interlocuteurs, et d’autres par leur
tendance à agir sans se soucier de mettre les autres en danger), la
fonction qui l'exacerbe (sont ainsi étudiés du moins puissant au plus
influent le patron connard, le connard présidentiel et le connard royal)
ou la cause supérieure qui leur permet de se sentir investis de droits
spéciaux (est ainsi cité à titre d’exemple historique le connard
colonialiste qui se sent justifié voir forcé de mettre sous tutelle les
pays inférieurs pour leur bien, car tel est le fardeau de l'homme
blanc). La liste se termine par une analyse de ce qui constitue
probablement la pire variété de connard : le connard délirant (delusional)
qui non seulement se trompe moralement en pensant que sa fonction ou
ses talents lui donnent le droit à des avantages spéciaux, mais aussi
tout simplement sur la nature de sa fonction et de ses talents (sont
ainsi rapprochés Kanye West pour son incapacité à imaginer que ses
talents de styliste ne sont peut-être pas aussi extraordinaires qu’il le
pense et les banquiers de Wall Street pour leur étrange certitude de
jouer un rôle clé et bénéfique dans l’économie mondiale).
Ainsi se résout dès les premiers chapitres le paradoxe du connard :
si le connard suscite des réactions épidermiques, ce n’est pas à cause
de ce qu’il fait, mais parce que son attitude semble supposer que nous
sommes moins dignes de respect que lui et déclenche ainsi un farouche
désir d’être reconnu. Cependant, cette théorie sur la nature du connard
n’est pas sans soulever certaines questions, qui seront traitées dans
les chapitres suivants.
La fabrique du connard
Etant donné qu’être un connard est une certaine attitude (voire même
un certain style de vie), on peut se demander quelle est en la source :
est-on connard par nature, ou est-ce une question de culture ? Pour
l’auteur, il fait peu de doute qu’être un connard est principalement une
affaire culturelle : pour preuve, certaines cultures produisent
beaucoup plus de connard que d’autres (l’auteur contraste ainsi le Japon
et l’Italie, le premier étant selon lui pauvres en connard tandis que
la seconde en serait la terre de prédilections, Silvio Berlusconi étant
cité comme le connard par excellence). Il en va de même pour les
différences entre sexes : si, pour l’auteur, on trouve beaucoup plus de
connards parmi les hommes que parmi les femmes (les secondes ayant plus
tendances à être des salopes – en anglais : bitch
), c’est parce que les hommes sont plus souvent éduqués à s’affirmer et
à se faire valoir, deux qualités indispensables à tout bon connard qui
se respecte.
Cela pose bien évidemment le problème de savoir si le connard mérite
d’être blâmé : si non content d’être moralement dans l’erreur (en
pensant qu’il a le droit à des avantages spéciaux) et incurable (car
immunisé aux arguments d’autrui ),
le connard est aussi un produit culturel, peut-on encore le tenir pour
responsable de ses actes et le blâmer ? Après de longues considérations
sur le type de responsabilité qui justifie le blâme, l’auteur conclut
que oui : le connard mérite d’être blâmé, justement parce qu’il pense
comme un connard. Toute autre solution reviendrait à conclure que le
connard ne peut pas être blâmé précisément parce qu’il est un connard,
une solution somme toute très paradoxale.
Mais l’idée que la fabrique du connard est principalement culturelle
pose un autre problème : celle des effets délétères de la multiplication
des connards dans des cultures où chacun se sent dans son bon droit de
biaiser les règles de la coopération à son propre avantage. Plus
particulièrement, l’auteur s’intéresse dans le chapitre 6 à la
dégradation possible de la culture capitaliste dans une forme dévoyée
qu’il appelle le "capitalisme de connards" (asshole capitalism).
Commençons par préciser que l’auteur est favorable au capitalisme,
qu’il définit une "société capitaliste" comme une société qui s’appuie
principalement sur les marchés pour la distribution des biens et des
services et l’allocation du capital, et qu’il pense que ce système, si
lui on adjoint les mécanismes correctifs adéquats, est un bon système si
l’on se fixe comme objectif le développement de liberté, la prospérité
de tous, et la maximisation des opportunités offertes à chacun. Ce qui
le préoccupe, c’est la possibilité que, le nombre de connards augmentant
de façon significative, le capitalisme puisse se "dégrader" en une
forme instable, le "capitalisme de connards". Selon l’auteur, le
capitalisme est très sensible à la présence de connards : en effet,
selon lui, le système capitaliste repose sur un certain nombre
d’institutions et de règles que les partenaires doivent respecter pour
que la coopération soit bénéfique au plus grand nombre. Parce qu’ils
bénéficient du capitalisme, et donc de ces institutions, les partenaires
les respectent généralement. Mais le connard, lui, se croit tout
permis, et en particulier de contourner ces institutions voire de les
détourner à son profit (par exemple en faisant payer les autres pour ses
déficits et ses investissements absurdes) : il augmente ainsi
considérablement le coût de la coopération pour les autres.
"Modélisation mathématique" à l’appui (voir la seconde annexe de
l’ouvrage), l’auteur soutient que la prolifération de connards conduit
peu à peu les autres à ne plus coopérer, ce qui à terme provoque
l’effondrement du système capitaliste.
Cette menace est prise d’autant plus au sérieux par l’auteur que,
selon lui, les Etats-Unis sont peut-être déjà dans une telle situation.
En effet, l’auteur considère que les Etats-Unis ont vu au cours de ces
dernières années se développer une "culture du bon droit" ("entitlement culture")
selon laquelle chacun est spécial et justifié à chercher son
enrichissement personnel et à contourner toutes les règles à cette fin.
L’auteur passe en revue toute une série de contre-pouvoirs, qui auraient
la possibilité de contrer l’influence de cette culture (la famille, la
religion, la punition, la honte, la foi dans la justice et la
coopération), mais conclut de façon pessimiste que ces contre-mesures
sont soit irréalistes (une société dans laquelle les connards seraient
punis verserait bien vite dans le totalitarisme) soit susceptibles
d’être retournés (dans une société de connards où seuls les connards
triomphent, les parents seraient vite tentés d’aider leur progéniture en
les élevant en connards). L’auteur nous enjoint cependant à ne pas
perdre espoir et à continuer à croire à la justice et à la coopération
entre les hommes de bonne volonté (même si on est Italien).
Gérer le connard
Finalement, les chapitres 5 et 7 cherchent à donner un avis pratique :
comment se conduire en présence d’un connard ? Chercher à le changer
est perdu d’avance, on l’a vu. On ne peut pas non plus l’éviter en
permanence, car cela reviendrait à s’exclure tout bonnement de la
société. Mais on ne peut non plus se contenter de le tolérer
stoïquement, car non seulement cela est probablement au-dessus de nos
forces, mais cela revient aussi à renoncer à toute reconnaissance (sans
compter que, comme on l’a vu, le connard est nuisible à la bonne marche
de la société). L’auteur propose alors une voie médiane : ne pas
renoncer face au connard, mais ne pas chercher à le changer non plus.
Cela passe par deux objectifs. Le premier est, lorsque l’on doit
coopérer avec un connard, de fixer clairement les termes du contrat et
de ne pas céder. Le second est de ne pas hésiter, quand le moment est
adéquat, de répondre au connard : certes, le connard ne nous reconnaîtra
jamais, mais il n’est pas notre seul public. S’affirmer face au connard
peut être un moyen de nous reconnaître nous-même comme sujet moral,
voire même de retrouver cette reconnaissance dans les yeux d’une tierce
personne. Après tout, quand nous traitons de "connard" le chauffard sur
l’autoroute, l’insulte ne vise pas tant à blesser le connard en question
(qui ne l’entendra pas) qu’à affirmer notre bon droit et, si nous ne
sommes pas seuls, à chercher l’approbation des autres.
Ainsi se conclut cette recension. Malgré ses qualités, ou plutôt du fait
même de ses qualités (sérieux, technicité), l’ouvrage de Aaron James
tire un peu en longueur – comme vous avez peut-être pu vous-mêmes vous
en rendre compte à la longueur de cette recension .
La blague tend donc à s’épuiser et la verve de l’auteur à s’essouffler :
on sent que le surmoi professionnel de l’auteur l’a empêché de se
livrer pleinement à ses pulsions de "pop philosophie". Il n’empêche que
l’auteur parvient à tirer d’un phénomène apparemment banal des
considérations techniques, élaborées et stimulantes sur des sujets aussi
divers que notre désir de reconnaissance, la responsabilité et le
déterminisme ou la coopération économique. Surtout, son découpage
conceptuel de la catégorie du connard se déploie avec une telle évidence
que l’on prend grand plaisir à mettre une théorie sur le sentiment
désagréable que nous font ressentir certains individus. Reste alors à se
poser la question de savoir si l’on est soi-même un connard
Titre du livre : Assholes: A theory
Auteur : Aaron James
Éditeur : Nicholas Brealey Publishing
Date de publication : 01/11/12
N° ISBN : 1857885937
Auteur : Aaron James
Éditeur : Nicholas Brealey Publishing
Date de publication : 01/11/12
N° ISBN : 1857885937
[Source : www.nonfiction.fr]
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