Les mots et expressions du terroir suscitent un engouement
particulier, y compris chez les jeunes via Internet. Petit voyage linguistique,
au moment où s’ouvre la Semaine de la francophonie
Quand on veut nettoyer le sol avec une serpillière, on toile le salon à Cherbourg, on passe la pièce à Marseille, la panosse à Lyon, la gueille en Aquitaine, la peille dans le Languedoc, la loque en Picardie et la wassingue dans le Nord. Et pour vider les poubelles, on sort les équevilles à Lyon, tandis qu’à Nantes on utilise le ramasse-bourrier (la pelle à poussière) avant d’aller à la jaille (la déchetterie). À Marseille, on n’est pas serrés comme des sardines, mais esquichés comme des anchois. Et à Lyon, on aime bien se rincer le corgnolon avec un canon dans les mâchons.
Les mots et expressions régionales n’ont pas perdu de leur saveur ni de leur
vitalité. Le succès rencontré par les dictionnaires des « parlers régionaux »
(des Éditions Christine Bonneton) l’atteste. Assimil a édité des dictionnaires
du picard ou de l’occitan qui s’arrachent comme du pain chaud. Loin de bouder
les vestiges linguistiques de leurs grands-parents, les jeunes les intègrent
dans leur langage, se les échangent sur leurs blogs. Deux informaticiens rémois,
Romain Guillemot, 26 ans, et Robert Tisot, 40 ans, ont même créé récemment,
« pour le simple plaisir », un wiki (www.expressions-regionales.fr), où
chacun peut déposer les expressions de sa région.
Pittoresques, parfois croustillantes, ces expressions sont soigneusement
entretenues par les locaux qui n’ont pas envie de s’aligner sur le parler
parisien. « Il ne s’agit pas uniquement de nostalgie ; on aime préserver une
petite zone de la langue comme un jardin secret », souligne Gilbert Salmon,
linguiste à l’université de Haute-Alsace, mais originaire de Lyon et auteur du
dictionnaire Le Parler du lyonnais (1).
« J’y veux », « j’y dis »
Le « français de Lyon » a ses tournures syntaxiques (« j’y veux », « j’y
dis » ) et ses mots spécifiques, que les « Lyonnais revendiquent avec
fierté comme un signe de reconnaissance », dit-il, et qui reprennent même
une nouvelle vie. « Gone » par exemple, robe en ancien français, qui
désignait les enfants (ils portaient des robes), puis les habitants de Lyon,
s’est féminisé récemment en « gonesse » (membre de l’équipe de foot
féminin) et « gonette » (militante associative de quartier). Les
Lyonnais tiennent aussi à leur « gnafron » (compagnon inséparable de
Guignol), qui désigne un ivrogne, mais acquiert aussi des sens inattendus (des
saucissons tranchés à la crème, une variété de baba au rhum).
« À chaque fois que je retourne à Lyon, il y a des nouveautés !
s’étonne Gilbert Salmon. Et des mots qu’on croyait enterrés
resurgissent. » Prononcer une expression du terroir instaure immédiatement
une connivence : « se grabotter le picou », par exemple (se gratter le
nez). Ou peut susciter un quiproquo chez les non-initiés. Gilbert Salmon raconte
ainsi comment, invité à dîner chez un collègue en Alsace, il avait utilisé la
formule rituelle lyonnaise : « je vais prendre du souci » (je vais
bientôt prendre congé) et s’était vu offrir par son hôtesse un bouquet de soucis
cueillis dans son jardin !
Apparus au fur et à mesure que les dialectes disparaissaient, ces parlers
régionaux constituent pour le linguiste Alain Rey (2) des « biens précieux »,
« car ils reflètent la diversité des parlers à l’intérieur de la langue
française », tout comme les accents qui en modulent la musique. Même s’ils
ont souvent du mal à bénéficier d’une reconnaissance nationale. « La
visibilité de certains usages de la langue française est très faible par rapport
à ceux qui composent le discours dominant, dit-il. Il existe des mots
régionaux parfaitement vivants, qui se développent de façon spontanée, et ont
même proliféré, mais ne sont perçus qu’à l’intérieur de ces régions. »
Le retour de la maille
La notion de région est même parfois trop large, précise-t-il. Le Morvan, par
exemple, a ses mots propres. D’autres irradient alentour, essaiment en dehors de
l’Hexagone vers la Belgique ou la Suisse et traversent même les océans : « Le
québécois, qui nous paraît étrange, est riche de mots empruntés à l’ouest de la
France », souligne-t-il. Quelques-uns ont l’honneur chaque année de pouvoir
entrer dans les dictionnaires de la langue française « dominante ». Les patois
lui lèguent ainsi régulièrement de nouveaux mots (de rapetasser à escagasser),
grâce à la littérature, la musique ou la gastronomie (du magret de canard au
kouign aman).
L’histoire de nos langues vivantes n’a en tout cas pas dit son dernier mot.
Comme elle n’a pas fini d’intriguer les linguistes. Bernard Cerquiglini, recteur
de l’Agence universitaire de la francophonie, se dit ainsi fasciné par la
persistance d’expressions archaïques qui renvoient à nos anciennes provinces,
comme « à la queue leu leu », issu du vieux picard. « Mais ce qui me
frappe surtout, ajoute-t-il, c’est la résurgence de mots très anciens
qui remontent soudain. »
La maille par exemple, cette petite monnaie moyenâgeuse que les jeunes ont
fait resurgir pour désigner l’argent. « Où ces gamins sont-ils allés chercher
cette maille, qui n’existait plus depuis Philippe Auguste ? Grâce à Internet,
ils ont accès à toute la langue et à toutes les langues. Ils ont la virtuosité
extraordinaire d’aller y chercher des mots : les vieux argots vont revenir,
comme les mots de nos régions. »
« L’effet ultime de la décentralisation »
Dans cet engouement pour le terroir, Bernard Cerquiglini voit « l’effet
ultime de la décentralisation ». « Notre vieux pays a su réussir sa
décentralisation : on en mesure les effets dans la langue. » Le succès du
film Bienvenue chez les Ch’tis en témoigne. « C’est cette langue des
mineurs que des millions de Français sont venus applaudir. »
Même si le français officiel de la capitale continue à l’emporter. « Les
politiques en particulier ne sont pas représentatifs de la parlure française,
car ils parlent aujourd’hui tous l’énarque », dit-il. Où sont passés les
phrasés colorés de Charles Pasqua, Gaston Deferre ou Georges Marchais ? Bernard
Cerquiglini est prêt à parier qu’ils vont revenir. « La prochaine génération
va avoir clairement son accent du Nord ou de l’Alsace. Grâce aux jeunes et à
Internet, qui n’est pas, contrairement à ce qu’on a cru, un rouleau compresseur,
mais le média de la diversité. »
(1) Éd. Christine Bonneton, 221 p., 13 €.
(2) Ancien rédacteur en chef des Éditions Le Robert, auteur notamment du
Dictionnaire historique de la langue française .
CHRISTINE LEGRAND
[Source : www.la-croix.com]
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