domingo, 11 de junho de 2023

Pour comprendre ce qu'il y a dans le cœur des Russes, il faut lire Dostoïevski

 

[TRIBUNE] Le peuple russe, rendu fataliste par une histoire chaotique, consent à la tyrannie. Et cela, nul ouvrage ne permet mieux de le comprendre que «Souvenirs de la maison des morts».

Ce qui frappe, dans Souvenirs de la maison des morts, outre la précision extrême, le détachement émotionnel, c'est le consentement face à une situation inique. | В.Я. Лауфферт via Wikimedia Commons

Par Phénix 

De son voyage de trois ans en Russie, le marquis de Custine tire quelques années plus tard un essai, La Russie en 1839, mélange d'observations personnelles, de considérations politiques, institutionnelles et sociales. Le livre, interdit par la censure du tsar, connaît un grand succès et est souvent considéré comme le pendant de De la démocratie en Amérique d'Alexis de Tocqueville pour sa clairvoyance et son caractère visionnaire. Astolphe de Custine y décrit le régime comme une «monarchie absolue tempérée par l'assassinat»; sur ses sujets, il ajoute: «On peut dire des Russes, grands et petits, qu'ils sont ivres d'esclavage».

Quand Valeri Zaloujny, le chef d'état-major des armées ukrainiennes, déclare, dans une interview donnée à The Economist il y a quelques mois, «Un tsar leur dit de faire la guerre, et ils font la guerre», il ne dit rien de bien différent. Pas plus que Marina Ovsiannikova, la journaliste russe de la chaîne de télévision Channel One, rendue célèbre pour avoir interrompu l'antenne en brandissant une pancarte dénonçant le conflit et qui, plus tard, interrogée par Sky News sur la possibilité d'un soulèvement, répond: «Les Russes sont intimidés et il n'y a rien qui les motivera à aller manifester dans la rue. La police est partout, si vous relevez la tête, votre vie est finie.»

Depuis des siècles, l'Occident multiplie les mêmes clichés sur le pays-continent, entre tyrannie eurasiate, nouvel Eldorado et pays européen qui s'ignore. Mais la réalité est plus complexe. Il est faux de dire que les Russes sont condamnés à l'asservissement, de même qu'il est naïf d'attendre un soulèvement du peuple pour renverser le tyran.

L'histoire russe n'est pas que celle des guerres et des conquêtes, c'est aussi, surtout depuis deux siècles, celle d'un vaste mouvement de balancier oscillant entre réformes timides et contre-réformes brutales. Pour cela, il faut un peuple non pas «ivre d'esclavage», mais rendu fataliste par une histoire particulièrement chaotique, un peuple qui consent à une forme de tyrannie comme ferment de son originalité et de sa spécificité, un peuple ayant accepté une métaphysique du malheur. Or, nul ouvrage ne permet mieux de le comprendre que les Souvenirs de la maison des morts de Fiodor Dostoïevski.

Le cycle réforme-contre-réforme est une constante de l'histoire russe

Au début de son règne, Alexandre Ier (1801-1825) essaie de constitutionnaliser le gouvernement russe. Il offre au Sénat un droit de remontrance, s'appuie sur le conseil des ministres et le conseil d'État pour gouverner et s'attaque même, sans succès, à la réforme du servage. Puis, au fil des guerres et des conversions mystiques, il revient en arrière, renforçant entre autres la censure tandis que commence «l'âge d'or» de la littérature russe.

Son successeur, Nicolas Ier (1825-1855), devant faire face aux décembristes, entame un nouveau cycle de répression, de censure, de bannissement et d'élimination de toute forme d'opposition, tout en continuant à guerroyer sur tous les fronts comme son frère aîné.

Après sa mort en plein désastre de la guerre de Crimée, le nouveau tsar Alexandre II (1855-1881) entame une période de libéralisation: abolition du servage en 1861, réforme du système judiciaire, du système éducatif, de la censure, création des zemstvo (assemblées provinciales), etc., avant de prendre un tournant conservateur vers la fin de son règne et de finir assassiné sous les bombes des nihilistes.

Quand Alexandre III (1881-1894) accède au trône, il commence par créer l'Okhrana, la «première» police politique russe et le véritable ancêtre des services secrets, avant de mettre en place des contre-réformes qui reviennent sur les avancées de son père.

Puis, c'est le tour de Nicolas II (1894-1917), qui amorce le rapprochement avec la France –visite triomphale à Paris en 1896, inauguration du pont Alexandre III, etc. Sous l'impulsion des ministres Serge Witte (emprunts, stabilisation de la monnaie, construction ferroviaire, essor industriel) puis Piotr Stolypine (réforme agraire, instauration de la Douma, tentatives de levée des interdits pesant sur les juifs), le pays connaît un essor sans précédent, le portant au rang de quatrième puissance économique mondiale.

Après la révolution de février 1917, le cycle continue (communisme de guerre puis nouvelle politique économique, Staline puis déstalinisation, etc.) jusqu'à la libéralisation des années Eltsine et les contre-réformes de Poutine, dont l'échec ukrainien pourrait annoncer la chute (comme le désastre de Crimée avait signifié la fin de Nicolas Ier).

C'est comme si on avait jeté un sort à la démocratie russe. Dès qu'elle balbutie, on la bâillonne. Mais alors, pourquoi? Il faudrait demander comme Étienne de La Boétie dans son Discours de la servitude volontaire«Quelle malchance a pu tant dénaturer l'homme –seul vraiment né pour vivre librement– au point de lui faire perdre la souvenance de son premier état, et le désir de le reprendre?» La réponse, on la trouve en lisant Dostoïevski.

L'édifiant parcours de Dostoïevski

Sa popularité en France doit beaucoup aux existentialistes, qui saluent sa profondeur métaphysique, aux symbolistes, ou à Camus, qui l'admirait pour ce qu'il lui «révélait de la nature humaine». Or, l'image en France du grand écrivain russe, progressiste dans sa jeunesse, prophète apocalyptique d'une société métastasée par le nihilisme, ou penseur d'un monde en désarroi, est une réalité fantasmée.

En Russie, il est perçu différemment. On trouve son style pesant, sa galerie de personnages une déclinaison sans fin du même type de névrosés. Lénine le détestait, le libéral Anatoli Tchoubaïs lui vouait une «haine physique»; en revanche, Vladimir Poutine, grand fan du romancier comme le rappelle Michel Eltchaninoff, cherche à le mettre à toutes les sauces.

Le parcours personnel de Dostoïevski est un miroir, un raccourci fascinant des ressorts profonds de la société russe, l'aspiration à la liberté qui finit par être étouffée par une sorte d'entropie historique. D'abord, jeune écrivain proche des idées socialistes, favori des clubs mondains à la suite du succès des Pauvres gens, il est arrêté pour son association avec le cercle de Petrachevski, un fonctionnaire aux idées révolutionnaires.

Après une brève incarcération au cours laquelle il croit sa dernière heure arrivée lors d'un simulacre d'exécution, sa peine est commuée à quatre ans de bagne, suivis de quatre ans de bannissement en Sibérie comme simple soldat. De ce séjour au bagne d'Omsk, il tirera un formidable récit autobiographique, Souvenirs de la maison des morts. En le lisant, on comprend pourquoi un soulèvement populaire contre Vladimir Poutine n'est pas possible et pourquoi Alexeï Navalny n'est pas près d'arriver au pouvoir.

Un «syndrome de Stockholm» littéraire

Le livre est un monument de la littérature concentrationnaire, un témoignage extraordinaire de réalisme, de simplicité, écrit sans les lourdeurs de style coutumières du grand romancier. Mais là où ç'aurait pu être une charge à la Napoléon le Petit, un réquisitoire contre la privation de liberté, un pamphlet contre un régime qui n'hésite pas à envoyer les opposants en colonie pénitentiaire pour un oui ou pour un non, Souvenirs, constat désabusé sur la nature humaine, est avant tout un ouvrage de contrition.

Si certains passages, celui du théâtre, particulièrement émouvant (les prisonniers montrent leur humanité lors de la représentation d'une pièce), ou celui où l'on voit Dostoïevski se prendre d'affection pour le chien Boulot, d'autres sont d'une rare cruauté, justement parce que l'écrivain s'abstient de crier sa révolte contre un système aussi ignoble.

Ce qui frappe, dans ce récit, outre la précision extrême, le détachement émotionnel, c'est le consentement face à une situation inique. Les victimes, les détenus, sont devenus les bourreaux, et le bourreau, le tsar (que Dostoïevski le bagnard «adore») et toute la machine bureaucratique qui le sert, devient l'instrument d'un système juste qui sert de mécanisme régulateur de la nature humaine. Comme les otages de Stockholm, Dostoïevski est tombé sous la dépendance émotionnelle de son tortionnaire, le tsar Nicolas Ier, responsable de sa condamnation à mort mais suffisamment magnanime pour commuer sa peine en quatre ans de bagne et quatre d'exil.

L'auteur du Double, préfigurant l'œuvre de Kafka, mariant le fantastique, la folie, l'absurde de la société bureaucratique (d'ailleurs le roman préféré de ceux qui, tel Vladimir Nabokov, n'aiment pas Dostoïevski), ne s'en remettra pas. Il devient l'écrivain des récits interminables, d'une complexité invraisemblable, mais aussi, épousant les valeurs du bourreau, il se transforme en chantre d'une idéologie nationaliste, mystique, conservatrice, xénophobe, qui n'est pas sans rappeler celle des tsars russes, tel le dernier d'entre eux, Vladimir Poutine.

Comme le président de la fédération, l'écrivain est convaincu de la perversion de l'Europe et de l'Occident, matérialiste, décadent, et de la nécessité de préserver la nature «originale» de la civilisation russe, afin qu'elle apporte une «lumière nouvelle» au monde.

Le comte de Custine, dans son récit écrit dix ans avant l'arrestation de Dostoïevski, poursuit: «L'obéissance politique est devenue pour les Russes un culte, une religion. Ce n'est que chez ce peuple, du moins je le crois, qu'on a vu les martyrs en adoration devant les bourreaux!» Plus loin, le diplomate français remarque aussi l'étonnante aptitude des Russes à duper les étrangers. Après tout, Dostoïevski, révéré par les existentialistes, les symbolistes, Camus, Mauriac et l'intelligentsia française, n'aurait-il pas su lui aussi nous berner?

 

[Source : www.slate.fr]

 

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