quarta-feira, 10 de maio de 2023

Quand Kafka accouche de Kafka

 

[BLOG You Will Never Hate Alone] Dans le premier tome d'une biographie qui en compte trois, Reiner Stach s'approche au plus près de qui était Kafka. Une étude passionnante, à la hauteur du sujet.


                                       Pour Kafka, la littérature était une question de survie. | Piqsels

Écrit par Laurent Sagalovitsch 

On n'en aura jamais fini avec Kafka. L'année prochaine on fêtera le centenaire de sa disparition, mais malgré l'avalanche d'hommages, de revues et d'essais qui ne manqueront pas de paraître, il continuera à nous échapper, astre noir de la littérature universelle impossible à saisir dans sa totalité. La limpidité de la langue de l'écrivain tchèque viendra toujours percuter l'infinie complexité du personnage, comme une sorte de provocation qui nous amène à creuser encore et encore la vie de ce si singulier romancier.

Pour nous aider dans cette exploration, nous disposons désormais d'un atout précieux, la biographie en trois volumes de Reiner Stach dont les éditions du Cherche Midi viennent de publier le tome 1, Le temps des décisionsL'ouvrage est à la hauteur du défi que s'est lancé le biographe: immense, vertigineux, grandiose. Ce n'est pas une biographie, c'est une étude, une exégèse, une percée presque définitive dans le champ des études kafkaïennes.

Stach attaque bille en tête. Il nous épargne les tartinades habituelles sur l'enfance et l'adolescence et va à l'essentiel, au commencement du commencement, à la rédaction des premiers écrits, des chapitres inauguraux du Disparu, plus connu sous le titre L'Amérique, du Verdict, de la Métamorphose, de ces récits fondamentaux où Kafka pose les jalons de son oeuvre à venir. Quand Kafka accouche de Kafka.

Stach le suit pas à pas. Il le traque dans son Journal, à travers sa correspondance, dans la masse des souvenirs destinés à tenter de répondre à cette lancinante question, qui était Franz Kafka, cet homme torturé au-delà du possible dont la vie se divisait entre la littérature et son métier de fonctionnaire des assurances liées aux accidents du travail. Une vie impossible, infernale, où l'appel de la littérature se heurte aux contingences du quotidien, la nécessité de travailler pour s'assurer un salaire fixe, la torture de vivre dans l'appartement familial dominé par l'omniprésence despotique du père à peine adoucie par la présence des sœurs, l'obsession ascétique de mener une vie saine, pure, les fenêtres grandes ouvertes, à manger de presque rien, un végétarisme quasi absolu associé à une hygiène de vie vécue comme un sacerdoce.

Stach attaque bille en tête. Il nous épargne les tartinades habituelles sur l'enfance et l'adolescence et va à l'essentiel, au commencement du commencement, à la rédaction des premiers écrits, des chapitres inauguraux du Disparu, plus connu sous le titre L'Amérique, du Verdict, de la Métamorphose, de ces récits fondamentaux où Kafka pose les jalons de son oeuvre à venir. Quand Kafka accouche de Kafka.

Stach le suit pas à pas. Il le traque dans son Journal, à travers sa correspondance, dans la masse des souvenirs destinés à tenter de répondre à cette lancinante question, qui était Franz Kafka, cet homme torturé au-delà du possible dont la vie se divisait entre la littérature et son métier de fonctionnaire des assurances liées aux accidents du travail. Une vie impossible, infernale, où l'appel de la littérature se heurte aux contingences du quotidien, la nécessité de travailler pour s'assurer un salaire fixe, la torture de vivre dans l'appartement familial dominé par l'omniprésence despotique du père à peine adoucie par la présence des sœurs, l'obsession ascétique de mener une vie saine, pure, les fenêtres grandes ouvertes, à manger de presque rien, un végétarisme quasi absolu associé à une hygiène de vie vécue comme un sacerdoce.

Kafka est amoureux. Enfin, non, il ne l'est pas vraiment. Il est amoureux de l'idée d'être amoureux et encore, ce n'est pas non plus cela, c'est encore autre chose, un besoin de briser le cercle de sa solitude, d'être comme tout un chacun, de connaître le bonheur via la félicité de la vie domestique. Il s'en suivra une correspondance qui demeure à ce jour l'une des plus pathétiques et des plus déconcertantes de la littérature universelle.

Franz écrit une fois, deux fois, trois par jour à Félicie. Des lettres, des télégrammes, parfois un coup de téléphone. Il veut tout savoir d'elle, ce qu'elle mange, ce qu'elle lit, à quelle heure elle se couche, qui elle voit. Elle vit à Berlin, elle occupe un poste important dans une société qui commercialise les premiers dictaphones et autres parlophones, elle ne comprend pas qui est Kafka, ce qu'il cherche, ce qu'il veut. Il est écrivain, il est fonctionnaire, il est juif comme elle. C'est un enfant, c'est un saint, c'est l'homme le plus compliqué qui puisse exister sur terre.

«Dernièrement, après la lettre de mon oncle, tu m'as demandé quels sont mes projets et mes perspectives. Cette question m'a étonné… Je n'ai évidemment pas le moindre projet, pas la moindre perspective, je ne veux pas aller vers l'avenir, je peux tomber dans l'avenir, me vautrer dans l'avenir, trébucher dans l'avenir, cela oui, et ce que je peux encore le mieux, c'est de rester couché. Mais des projets, des perspectives, je n'en ai vraiment pas, quand je vais bien le présent m'emplit tout entier, quand je vais mal je maudis déjà le présent, alors combien plus l'avenir.»

Ils finissent par se fiancer mais aucun n'est convaincu de la sincérité de leurs sentiments respectifs.

'«J'ai le sentiment marqué que, par le mariage, par l'union, par la dissolution de ce rien que je suis, je vais à ma perte et non pas seul, mais avec ma femme, et plus je l'aime, plus ce sera rapide et effroyable.»

Kafka veut se marier mais il veut aussi continuer à écrire, non, il ne veut pas, il doit. La littérature est toute sa vie. Il voudrait passer le reste de ses jours à écrire dans une cave, sans visite, sans rien, seul, seul comme un animal blessé. Mais alors pourquoi se marier d'autant plus que l'intimité partagée avec une femme l'effraie? Ils vivront ensemble mais séparés. Félicie Bauer ne sait plus quoi faire. Qui voudrait lier sa destinée à un homme pareil dont les lettres sont tout à la fois des interrogatoires et des explications sur la nature profonde de son auteur, un homme décrit par lui-même comme faible, désespéré, triste, secret, repoussant?

«Tout mon être est dirigé vers la littérature, j'ai maintenu cette direction rigoureusement jusqu'à ma trentième année; si je m'en écarte une fois, je ne vis plus. Tout ce que je suis et ne suis pas en découle. Je suis taciturne, insociable, maussade, égoïste, hypocondriaque et réellement souffreteux. Je mène dans ma famille, parmi les gens les meilleurs et les plus aimants qui soient, une vie plus étrangère que celle d'un étranger.»

On recommence à zéro. À l'infini, Kafka ressasse les mêmes obsessions, les mêmes doutes, les mêmes peurs. Il se sent si insignifiant, si médiocre. Il ne sait pas vivre. Félicie est flattée d'être courtisée de la sorte. Elle répond aux lettres. On programme une rencontre. Ils se retrouvent. Rien ne se passe ou presque. Maintenant, il faut se décider. Va pour le mariage. On va se marier quand on décide de rompre pour de bon. Du moins pour l'instant.

«Tout mon être est dirigé vers la littérature, j'ai maintenu cette direction rigoureusement jusqu'à ma trentième année; si je m'en écarte une fois, je ne vis plus. Tout ce que je suis et ne suis pas en découle. Je suis taciturne, insociable, maussade, égoïste, hypocondriaque et réellement souffreteux. Je mène dans ma famille, parmi les gens les meilleurs et les plus aimants qui soient, une vie plus étrangère que celle d'un étranger.»

On recommence à zéro. À l'infini, Kafka ressasse les mêmes obsessions, les mêmes doutes, les mêmes peurs. Il se sent si insignifiant, si médiocre. Il ne sait pas vivre. Félicie est flattée d'être courtisée de la sorte. Elle répond aux lettres. On programme une rencontre. Ils se retrouvent. Rien ne se passe ou presque. Maintenant, il faut se décider. Va pour le mariage. On va se marier quand on décide de rompre pour de bon. Du moins pour l'instant.

De cette rupture procédera l'écriture du Procès. Il aura fallu à Kafka cette liaison impossible avec ses innombrables rebondissements pour fixer son écriture. Devenir ce qu'il était destiné à être, l'une des voix les plus humaines, les plus fines, les plus profondes, les plus authentiques du XXe siècle.

Un génie.

Kafka – Tome 1: le temps des décisions

de Reiner Stach

Traduction: Régis Quatresous

Le Cherche Midi

960 pages

29 euros 50

Parution le 9 mars 2023

 

[Source : www.slate.fr]

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