En 1806, l’empereur veut connaître les pratiques linguistiques des Français. Un matériau exceptionnel qui permet de mesurer la francisation en cours d’un pays encore profondément multilingue.
Écrit par Michel Feltin-Palas
C’est un épisode peu connu de l’Histoire de France. En 1806, Napoléon confie à son bureau des statistiques – rattaché comme il se doit au ministère de l’Intérieur – une vaste enquête linguistique. Son objet ? Connaître l’"idiome natal" en usage dans chacune des multiples contrées françaises. L’approche ne se veut pas idéologique, mais scientifique : il s’agit de mieux connaître la situation de son empire. Le paradoxe n’est toutefois qu’apparent : savoir permet toujours de contrôler…
Pour le mener à bien, le directeur dudit bureau, Charles Coquebert de Montbret, demande à son tour aux préfets des échantillons desdits idiomes ainsi qu’une traduction d’un épisode célèbre de la Bible, la parabole du fils prodigue, "telle qu’on la trouve chez L’évangile selon saint Luc, chapitre XV".
C’est ce matériau exceptionnel que l’historien, essayiste et écrivain René Merle a eu l’excellente idée d’analyser en s’intéressant exclusivement à la zone des parlers d’oc, franco-provençaux et catalan (1). Un ouvrage d’où il ressort un constat majeur : si, à cette époque, la francisation du pays avance vaille que vaille, la France reste encore profondément multilingue.
La francisation avance… "L’étude et la pratique de la langue françoise ont fait des progrès sensibles dans toutes les classes de citoyens depuis la Révolution", se félicite ainsi le préfet du département du Mont-Blanc, à l’instar de plusieurs de ses collègues. De multiples facteurs concourent à ce mouvement. La "circulation des voyageurs" ; le retour dans leurs foyers des soldats des armées napoléoniennes ; l’arrivée de populations toujours plus nombreuses dans les villes ; la nécessité de connaître les lois. Sans oublier la perte d’indépendance politique de provinces jadis indépendantes, comme la Provence ou le Béarn, où le provençal et le gascon avaient respectivement disposé d’un statut officiel.
… de manière inégale. La situation reste toutefois contrastée car la progression de la langue nationale concerne pour l’essentiel les centres urbains et les notables. Dans les milieux populaires et dans les campagnes, l’occitan (2) reste largement majoritaire. "C’est surtout dans les montagnes qu’un isolement constant entretient les anciennes habitudes", déplore ainsi l’enquêteur de l’Isère.
Nuançons encore. Si une partie de la population est bilingue, il s’agit le plus souvent d’un bilinguisme déséquilibré. On pratique le français, certes, mais rares sont ceux qui le maîtrisent parfaitement ou exclusivement. Au sud de la Loire, l’oc continue de dominer, même si des mots de la langue nationale s’introduisent peu à peu, notamment chez les nouvelles générations. "À Montpellier, les vieillards disent croupâ, barâ, cremâ tandis que les jeunes gens disent achetâ, fermâ, brullâ", note l’enquêteur du département de l’Hérault.
Le goût pour le français est plus marqué encore chez les classes favorisées, soucieuses de se distinguer. On le constate ainsi à Marseille. "Pour "maison", le peuple dit "houstaou", les bourgeois et négocians "maïsou". "Mouchoir" se dit chez les uns "lou moucadou", chez les autres "lou mouchoir"".
Un discours péjoratif. À la différence du célèbre rapport de l’abbé Grégoire sur la "nécessité d’anéantir le patois" (1794), il n’y a pas sous Napoléon de volonté d’extermination linguistique. Il est vrai que, pour y parvenir, il aurait fallu instaurer une politique d’éducation pour tous dont le pouvoir n’avait pas la volonté. En revanche, l’idée d’une hiérarchie entre les langues est déjà présente. "Dans les montagnes de notre Cantal, le langage est brusque, dur et grossier", est-il ainsi affirmé sans que, bien évidemment, ne soient définies ces notions éminemment subjectives. À Montpellier, l’enquêteur refuse carrément de faire traduire la parabole biblique qui, selon lui, aboutirait à une "copie dégoûtante et grotesque d’un original majestueux et imposant".
Les complexes des classes cultivées méridionales. Ces dernières citations en témoignent : nombre d’enquêteurs, pourtant locuteurs de la langue d’oc, ont intégré le discours dominant sur la supposée infériorité de leur prétendu "dialecte". Dans les Hautes-Alpes, l’abbé Rolland veut bien admettre que "la langue provençale (2) n’est point dépourvue d’intérêt" ; "qu’elle a été, à certaines époques, une langue supérieure à toutes celles que l’on parlait dans les Gaules" ; qu’elle a "de la clarté, de l’élégance et une certaine harmonie" ; que "les rois mêmes l’admiraient dans leurs cours". Qu’à cela ne tienne : il lui paraît nécessaire qu’elle cède désormais la place à la langue française qui, "par sa clarté, sa douceur, son harmonie et sa noblesse, doit faire oublier tous les jargons, appelés patois, restes d’un temps de barbarie et d’ignorance".
Cette attitude rappelle celle que l’écrivain Albert Memmi qualifia de "complexe du colonisé" dans un essai publié en 1957 (3). Il y décrivait la "honte d’eux-mêmes" éprouvée par certains Africains et leur propension à tenter de s’assimiler en s’aliénant culturellement. Ce qui fait dire aujourd’hui au sociolinguiste Romain Colonna : "Le dominé regarde sa propre langue et sa propre culture à travers les yeux méprisants du dominant. Et ce dernier, par conséquent, n’a même plus besoin d’exercer une quelconque forme de domination : le dominé se soumet de lui-même."
De fait, sous Napoléon, l’attitude de certains méridionaux était exactement celle-là.
(1) Visions de l’idiome natal, par René Merle. Editions Trabucaire.
(2) Dans les années 1800, le terme "occitan" n’est pas en usage. Il lui est généralement préféré la désignation "provençal", prise au sens générique pour qualifier l’ensemble des parlers d’oc.
(3) Portrait du colonisé, par Albert Memmi, Gallimard.
[Source : www.lexpress.fr]
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