terça-feira, 17 de janeiro de 2023

Jeff Beck, la musique de l’orgasme

Décédé à l’âge de 78 ans des suites d’une méningite bactérienne, le guitariste britannique a redéfini les contours de la pratique du rock. Du psychédélisme au hard rock, retour sur une vie faite de révolutions et de rendez-vous manqués.

Écrit par Francis Dordor

Quelques semaines après la disparition de l’ex-mitrailleur épileptique de Dr. Feelgood, Wilko Johnson, c’est à un autre guitar hero qu’il nous faut rendre hommage aujourd’hui, Jeff Beck, qui vient de succomber à une méningite à l’âge de 78 ans. À ne surtout pas confondre avec Beck (Hansen), tant il est vrai que le farfadet pop de Californie s’est malencontreusement arrogé la primauté du patronyme, notamment auprès d’un public pour qui les années 1960 sont synonymes de préhistoire et les virtuoses de la gratte électrique des entités dignes d’être remisées dans les grottes de Lascaux.

C’est là l’une des nombreuses incohérences d’un destin, ou peut être la conséquence d’un caractère réputé retors, qui fait que celui que ses pairs considèrent comme le plus doué de leur génération puisse au bout du compte ne baigner que dans une lumière rendue indécise par l’éclat de la renommée accaparée par d’autres. C’est ainsi qu’à l’issue de n’importe quel sondage réalisé en micro-trottoir, dans la hiérarchie des guitaristes ayant contribué à écrire la grande légende du rock anglais, Jeff Beck se retrouvera forcément derrière les Keith Richards, Pete Townshend, Eric Clapton, Jimmy Page et autres Ritchie Blackmore. Alors que question talent, audace et inventivité, il leur met sa race à tous et à tous les coups. Haut la pogne !

Le rock sans les paillettes

À l’époque préhistorique (les années 1960 et 1970), quand les murs de la chambre d’un ado lambda – c’est-à-dire ayant échappé à l’austérité d’un dortoir de pensionnat catholique – étaient forcément recouverts de posters, la photo de tous les musiciens précités avait l’honneur d’être punaisée entre celles de filles à poil arrachées au cahier central de Lui ou de Playboy. Mais rarement Jeff Beck. Pourtant, avec son profil en silex, son heaume de cheveux raides, ses crucifix en pendentif et son goût pour le cuir, il cochait tous les critères du bon look rock. Seulement voilà, pendant longtemps, le rock n’a guère eu à voir avec la musique. Or Jeff Beck, c’est un peu comme Thelonious Monk en jazz, Glenn Gould en classique ou Maurice Merleau-Ponty en philo, c’est du sérieux, de l’incorruptible. Qui inspire le respect, pas forcément l’adulation. Sinon dans le cercle élitiste de ceux qui font exactement la même chose : de la musique.

Pour Jeff, tout a commencé à Wallington, dans le Surrey, où il naît le 24 juin 1944. Pas forcément sous les meilleurs auspices d’ailleurs. À 8 ans, sa mère le soumet à deux heures de piano quotidiennes. Puis renonce quand son fils, plutôt que de faire ses gammes sur La Lettre à Élise, préfère arracher les touches noires de l’instrument qu’il juge “encombrantes”. D’autres tentatives, au violoncelle, au violon, suivront, aussi peu concluantes. Puis au milieu des antédiluviennes années 1950, un son venu d’outre-Atlantique s’entête à mettre en surchauffe les circuits des postes à galène qui trônent dans le salon des intérieurs britanniques.

L’oreille de Jeff est particulièrement alertée par celui que produit un certain Cliff Gallup, le guitariste des Blue Caps, le groupe du bad boy Gene Vincent, dans Be-Bop-A-Lula. Une sorte de stridulation chargée de désir et gorgée d’innocence, qui ne se contente pas de le traverser de part en part mais lui dessine carrément une ligne de vie. D’autres démiurges tisonnent les braises de ce premier émoi : Hank Marvin des Shadows et James Burton (guitariste de Ricky Nelson) notamment. Quand on lui offre sa première vraie guitare, Jeff s’est déjà forgé une solide technique avec celle fabriquée artisanalement dans sa chambre qu’il amplifie en la branchant sur la radio familiale. C’est un point essentiel : Beck appartient à la race des bricoleurs de génie (il le prouvera en s’adonnant à son autre passion, les bolides de course, qu’il monte et démonte dans son garage).

Cet attrait pour l’innovation, plus encore pour l’inouï, va se focaliser sur le son, inspiré par les trouvailles technologiques du guitariste Les Paul qui, avant de donner son nom à l’un des instruments parmi les plus célèbres au monde, en aura considérablement élargi les possibilités de résonance. De sorte que Les Paul est un peu à Jeff Beck et Jimi Hendrix ce que Youri Gagarine est à Neil Armstrong et Buzz Aldrin de la mission lunaire Apollo 11 : un pionnier dans une conquête spatiale dont la fusée est cette guitare élue reine d’un sabbat où sera entraînée toute une génération. De facto, la diablesse sera bientôt soumise aux fantaisies pyrotechniques de quelques sorciers qui, aidés d’effets spéciaux (pédales, compresseurs, vibratos, phasers, harmoniseurs…), vont en exploser les limites au point d’en faire, plus qu’un simple instrument, un symbole, un puissant phare sonore illuminant toute la musique de la fin du XXe siècle, élevant ses meilleurs serviteurs au rang de ce que l’on appellera des guitar heroes.

Hara-kiri

Ce rôle quasi prométhéen, Jeff Beck va l’assumer à fond, musicalement du moins. D’abord avec un premier groupe, The Tridents. Mais surtout avec les Yardbirds qu’il rejoint en 1965, après le départ de Clapton pour les Bluesbreakers de John Mayall. Avec les Yardbirds, il contribue à éventrer la boîte de Pandore des sixties. Heart Full of Soul, Shapes of Things, Over Under Sideways Down, Happening Ten Years Time Ago, la liste est longue des tubes dus en grande partie à son jeu incandescent. Tout y est : des premiers ébats du psychédélisme aux ruades inaugurales du heavy metal, des langueurs d’un blues urbain déconstruit au baroque sophistiqué de la pop. Ce Beck-là, sauvage, pyromane, futuriste, démiurgique, sera immortalisé dans une scène d’anthologie du Blow-Up d’Antonioni, où le groupe interprète Stroll On avant que le guitariste ne pète les plombs. Un accès d’autodestruction qui préfigure le sabordage de la tournée américaine qui va suivre, pourtant annonciatrice d’un colossal succès.


Deux versions coexistent pour expliquer le hara-kiri. 1 : il aurait rejoint sa girlfriend et par conséquent viandé un concert. 2 : il s’est cassé au beau milieu du Kansas parce que la clim de sa chambre d’hôtel est tombée en panne. Troisième hypothèse, vérifiable aussi sec : Beck a beau être un incendiaire, une véritable torche vivante, son goût pour les feux de la rampe n’en demeure pas moins limité. Ainsi, après les Yardbirds et quelques tentatives en solo (Hi Ho Silver Lining, seule exception où il prend le chant à son compte), il fonde un nouveau groupe fait de pièces rapportées : un certain Rod Stewart au chant, un certain Ron Wood à la rythmique, un certain Nicky Hopkins aux claviers. Bref, un supergroup qui s’ignore mais enregistre quand même deux fabuleux albums, Beck-Ola et Truth. Qui cartonnent. Surtout aux États-Unis. Au point d’intéresser en 1969 les organisateurs d’un festival prévu dans les environs de New York. Et là, Beck dit non. Il a plus envie, veut changer d’air, de musique, de musiciens. Ce à quoi il vient de poser les fondements avec le Jeff Beck Group – le hard rock –, il en a déjà soupé. Manque de bol, ou de jugeotte, le festival en question s’appelle Woodstock, réunit un demi-million de baba cools extatiques dans la boue et rend immortels des musiciens bien moins passionnants (Alvin Lee de Ten Years After).

Rendez-vous manqués

Après les mauvaises décisions viendra la malchance. Son grave accident à bord de l’un de ses bolides. Surtout, son rendez-vous manqué avec le succès. Début des années 1970, il joue les utilités en studios. Cela l’amène à enregistrer avec Stevie Wonder, qui en échange de ses services lui promet l’exclusivité d’une chanson. Ce sera Superstition, que Beck met en boîte avec un nouveau trio, Beck, Bogert & Appice. C’est alors que Wonder se ravise et décide de l’inclure sur son nouvel opus Talking Book. Le titre devient un tube planétaire et la version de Beck passe aux oubliettes. Bad luck.

Consciencieusement, stoïquement, obstinément, il poursuivra son œuvre, s’orientant tantôt vers le jazz avec Blow by Blow (produit par George Martin en 1975) ou revenant aux racines du rock’n’roll sur Crazy Legs (1993), où il rend hommage à son idole de jeunesse Cliff Gallup. Jeff aura aussi été l’invité VIP des albums de prestigieux congénères, comme sur She’s The Boss de Mick Jagger (qui voulait l’engager dans les Stones suite au départ de Mick Taylor avant de choisir Ron Wood, bad luck again), d’Ozzy Osbourne ou de Roger Waters. L’année dernière, il avait sorti un ultime témoignage de l’incroyable finesse de sa technique, de l’inépuisable sensibilité d’un jeu sans pareil, un album 18 enregistré avec son pote et fan le plus fervent : Johnny Depp. Beck disait à propos de sa musique : “Je joue la musique de l’orgasme.” Il nous aura bien fait jouir.

 

[Source : www.lesinrocks.com]

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