Écrit par Anne COUDREUSE
Chevreuse Patrick Modiano Gallimard 176 pages |
Dans ce trentième roman, le Prix Nobel de Littérature 2014 nous plonge dans des souvenirs troubles et condense son art poétique fondé sur le silence.
Patrick Modiano reprend le personnage d’écrivain de L’Horizon (2010), Jean Bosmans, qui est une sorte de double (Jean est son premier prénom), et entremêle trois strates temporelles : le présent, les années 1960 et plus précisément l’année 1969, que l’on peut identifier grâce à une chanson de Serge Latour, « Douce Dame », et les années 1950 où il était enfant. Le lecteur reconnaît aussi des lieux, comme la rue du Docteur-Kurzenne, ou Auteuil, des noms propres, comme Martine Hayward, Rose-Marie Krawell, Guy Vincent, Michel de Gama (ou Degama ?), et même Coudreuse… nom que l’on voyait déjà apparaître dans Rue des boutiques obscures (1978).
La mémoire : un labyrinthe doux et cruel
Grâce à quelques objets follement romanesques, comme un agenda, un briquet, une montre ou une boussole, le narrateur retrouve des souvenirs confus et inquiétants, comme s’il était lui-même l’objet d’une traque. Le lecteur le suit parmi des fantômes, dans un univers qui emprunte autant au réel qu’à l’œuvre de Modiano ou à la littérature. Le titre du roman n’évoque pas seulement un lieu :
« Chevreuse. Ce nom attirerait peut-être à lui d’autres noms, comme un aimant. Bosmans répétait à voix basse : “Chevreuse”. Et s’il tenait le fil qui permettait de ramener à soi toute la bobine ? Mais pourquoi Chevreuse ? Il y avait bien la duchesse de Chevreuse, qui figurait dans les Mémoires du cardinal de Retz, longtemps l’un de ses livres de chevet. Un dimanche de janvier de ces années lointaines, en descendant d’un train bondé qui revenait de Normandie, il avait oublié sur la banquette du compartiment le volume en papier bible et à couverture blanche, et il savait qu’il ne se consolerait jamais de cette perte. »
Le lecteur reconnaîtra aussi peut-être Rétif de la Bretonne, qui n’est pas nommé, mais qui apparaissait déjà dans L’Herbe des nuits (2012), et que l’on retrouve seulement évoqué ici : « Il n’avait été qu’un spectateur nocturne qui finissait par écrire tout ce qu’il avait vu, deviné ou imaginé autour de lui. » Saint-Exupéry n’est, lui non plus, pas nommé, mais une de ses phrases célèbres est comme prise au piège de tous les troubles de la mémoire et des fantômes du passé : « Il aurait été obligé de lui parler de son enfance et des personnes étranges qu’il avait côtoyées à cette époque-là. Quelqu’un avait écrit : “On est de son enfance comme on est d’un pays”, mais encore fallait-il préciser de quelle enfance et de quel pays. Cela aurait été difficile pour lui. »
Le lecteur se laisse emporter dans cette enquête où le rêve et la réalité semblent se superposer : « Ainsi, elle était au courant de tout, et voilà qu’il trouvait cela parfaitement naturel, et qu’il s’y attendait, comme dans ces rêves où l’on sait déjà ce que les gens vont vous dire puisque tout recommence et qu’ils vous l’ont déjà dit dans une autre vie. »
« L’Art de se taire »
L’auteur joue mélancoliquement avec son lecteur, quand Jean Bosmans dresse « une liste des titres de romans qui traduisaient son état d’esprit :
- Le Retour des fantômes
- Les Mystères de l’hôtel Chatham
- La Maison hantée de la rue du Docteur-Kurzenne
- Auteuil 15.28
- Les Rendez-vous de Saint-Lazare
- Le Bureau de Guy Vincent
- La Vie secrète de René-Marco Heriford. »
L’humour tempère, on le voit, les impressions troubles laissées par le passé. Et le roman, avec son titre rêveur et polysémique, contient son propre art poétique, celui de l’ellipse, de l’effacement, d’un silence à laisser entre les mots, loin du mot d’ordre rousseauiste de « tout dire ».
On le trouve avec la mention de L’Art de se taire (1771) de l’abbé Dinouart (1716-1786), dont le nom est tu, conformément à ce principe : « Depuis son enfance, il avait toujours essayé de pratiquer cet art-là, un art très difficile, celui qu’il admirait le plus et qui pouvait s’appliquer à tous les domaines, même à celui de la littérature. Son professeur ne lui avait-il pas appris que la prose et la poésie ne sont pas faites simplement de mots mais surtout de silences ? »
À la lecture de ce roman de Modiano, ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre, le lecteur vit un enchantement et, pour bien faire, devrait prolonger cet état en relisant le livre depuis la première page.
[Source : www.nonfiction.fr]
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