Selon notre âge ou notre milieu social, les tics de langage nous réjouissent ou nous agacent. Mais nous y recourons tous, consciemment ou inconsciemment. Et ils révèlent qui nous sommes.
Écrit par Michel Feltin-Palas
"Du coup", "juste", "au jour d'aujourd'hui"... Que nous les utilisions sans même nous en apercevoir ou que nous mettions un soin jaloux à les éviter - preuve néanmoins qu'ils exercent sur nous une certaine tentation - les tics de langage existent dans toutes les sociétés. Et ce pour une raison simple : tout être humain qui s'exprime est influencé par ses semblables. "Que je le veuille ou non, je parle souvent comme vous et vous parlez comme moi", souligne la linguiste Julie Neveux, qui a eu l'excellente idée de se pencher sur cette catégorie spécifique de notre lexique dans un livre à la fois intelligent et ludique (1).
C'est ainsi : l'époque parle en nous et notre vocabulaire reflète l'air du temps. Oh, certes - j'ai déjà évoqué ce point dans cette lettre d'information - il existe plusieurs français, ce qui signifie que nous disposons d'une certaine marge de manoeuvre. Selon notre âge, notre catégorie sociale, l'image que nous souhaitons donner aux autres, nous pouvons opter pour une langue un peu précieuse, une version plus relâchée ou carrément un style "jeune de banlieue". Il demeure que cette marge de manoeuvre est limitée. Jamais un enseignant parisien, par exemple, ne parlera comme un paysan beauceron du XVIIe siècle ni comme un avocat québécois. La règle principale est bien celle-ci : nous subissons des modes langagières. En voici quelques exemples.
· "Au jour d'aujourd'hui". Voilà sans doute l'une des expressions qui agacent le plus. Pourquoi, en effet, ajouter "au jour" dans une formule où ils sont déjà présents ? Sans doute, explique Julie Neveux, parce que tout locuteur ressent le besoin de s'installer dans sa prise de parole en début de discours. Et d'inviter les donneurs de leçons à la modestie. De fait, "aujourd'hui" est déjà redondant, rappelle-t-elle. "Vers les Xe et XIe siècles, "hui" suffisait à dire "aujourd'hui". Il correspond en effet à l'évolution du latin hodie, contraction de hoc die, soit : "ce jour"...
· "Dans la vraie vie". Comment expliquer le succès de cette expression puisque, jusqu'à plus ample informé, nous ne disposons que d'une seule existence en ce bas monde ? Sans doute, indique Julie Neveux, parce que ce tic permet de "distinguer nos deux modes d'existence : l'existence filtrée de nos écrans, et l'expérience concrète". Ce qui me rappelle cette blague qui circule chez les amateurs de Super Mario ou de Minecraft : "Les jeux vidéo ont gâché ma vie. Il m'en reste deux".
· "Faire le buzz". Je l'ignorais, mais to buzz, directement inspiré du "bzzzz" des insectes, est un verbe attesté en anglais depuis... le XVe siècle. C'est à partir du XVIIe siècle qu'il prend le sens figuré de "ce dont on parle frénétiquement". Son apparition en français, qui remonte à une quinzaine d'années, "accompagne l'amplification du phénomène de viralité sur le Web", souligne Julie Neveux. Même si, curieusement, on recourt à une métaphore sonore pour évoquer une information qui se répand à travers les téléphones et les ordinateurs sans produire aucun bruit.
· "Selfie" : Inventé en 2002 par un Australien un soir de beuverie, "selfie" est sans doute l'un des termes qui symbolise le mieux l'un des traits des sociétés occidentales du XXIe siècle : la promotion de soi. Mais attention : pas n'importe quel "soi". Comme dans Jackie ou Barbie, le suffixe -ie, accolé à "self", caractérise en effet les diminutifs mignons, note Julie Neveux. Ce que nous montrons avec un selfie, c'est donc notre "moi-mignon", l'image mise en scène que nous cherchons à renvoyer de nos petites personnes. Le reste et sert de prétexte à notre ego, parfois jusqu'à l'excès. En 2019, rappelle Julie Neveux, le mémorial d'Auschwitz-Birkenau a dû publier un communiqué pour enjoindre aux visiteurs de faire preuve d'un peu de décence et de ne plus se prendre en photo devant les barbelés...
· "Collaboratif". Leboncoin, eBay, Airbnb : ces marques sont les symboles de ce que l'on nomme l'économie collaborative, où les échanges entre individus "libres" sont censés symboliser une ère où l'horizontalité l'emporte sur la verticalité. Vous doutez des bonnes intentions réelles de ces entreprises ? Vous n'avez pas forcément tort. Il demeure que les connotations associées à ce "travail en commun" (étymologie de "collaboration") ont changé du tout au tout depuis le XXe siècle tant il est vrai que le sens d'un mot dépend toujours du contexte dans lequel il est employé. Comme l'écrit avec humour Julie Neveux : ""collaborer", en 1943, c'était mal. Aujourd'hui, c'est uberbien."
· "En mode". Le succès de cette expression est particulièrement révélateur. À l'origine, la formule sert exclusivement à décrire l'état temporaire d'un téléphone ("en mode veille") ou d'une machine à laver ("en mode essoreuse"). Appliquée à un homme ou une femme, elle laisse supposer que la totalité de son être est absorbée par une seule tâche. Dire "je suis en mode révision" ou "je suis en mode hibernation" revient donc à nous réduire nous-mêmes à des machines. C'est en cela que cette formule est l'un des signes de la révolution numérique que nous traversons. Une société où les êtres humains communiquent de plus en plus souvent avec des objets et de moins en moins entre eux. "Les métaphores, rappelle Julie Neveux, tirent toujours leurs images des domaines que nous connaissons le mieux et fréquentons le plus"...
Ne soyons pas cependant trop sévères avec nous-mêmes. Comme le souligne Julie Neveux en conclusion, notre langue ne nous juge pas. Elle nous tend simplement un miroir qui nous permet de nous connaître et de mieux comprendre une époque qui nous façonne, mais que nous contribuons aussi à façonner. Pour le meilleur et pour le pire.
(1) Je parle comme je suis, Julie Neveux, Grasset
[Source : www.lexpress.fr]
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