Pour Pierre Tevanian, les déboulonnages de statues d’esclavagistes sont des actions « légitimes et salutaires, tant au nom de l’histoire qu’au nom de la mémoire ».
La statue de Colbert située devant l’Assemblée nationale, à Paris, a été en partie recouverte,
mardi 23 juin, de peinture rouge et d’une inscription « Négrophobie d’État ».
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Les actions de déboulonnage qui défraient la chronique ont suscité une inflation de condamnations hyperboliques à droite, aussi bien, de manière prévisible, dans la droite lepéniste que, de manière plus inquiétante, dans la droite dite républicaine ou celle dite centriste du président Macron. Tout aussi inquiétant, à mon sens, est le relatif silence des partis de gauche, ou la faiblesse de leur soutien. Plusieurs voix se sont certes élevées pour défendre la légitimité d’un questionnement des lieux de mémoire qui façonnent notre espace public, mais en ne défendant pas, ou peu, le principe du déboulonnage, en particulier lorsqu’il n’est pas réalisé « dans les formes », par les « autorités compétentes », mais résulte d’une action directe menée par des militant.e.s.
Il me semble quant à moi que ces actions méritent un soutien bien plus franc. Sans approuver à l’avance toute action, quelle que soit sa cible (mais en se fondant sur les cibles actuelles, choisies avec un discernement certain), et sans valoriser le principe de l’action directe dans l’absolu (mais en le défendant plutôt comme une nécessité par défaut, quand l’autorité compétente n’agit pas), il me semble que ces actions méritent d’être ardemment défendues, comme peuvent être défendues d’autres formes d’intervention politique émanant de la société civile : plus que compréhensibles ou excusables, elles me paraissent légitimes et salutaires, tant au nom de l’histoire qu’au nom de la mémoire.
Éducation populaire
Loin de « nier », d’« effacer », ou de « falsifier » l’histoire, comme ont osé l’insinuer le président Macron, son premier ministre Édouard Philippe et la porte-parole Sibeth Ndiaye, ces déboulonnages sont au contraire fondés sur la connaissance de l’histoire, et plus profondément sur un souci de transmettre l’histoire. Ce ne sont pas des vérités qui sont attaquées par les actuels « iconoclastes » mais bien, précisément, des « icônes ». Ce n’est pas l’histoire qui est effacée mais un « récit » national mythifié, qui nous invite à vénérer « aveuglément » des Colbert, des Ferry ou des Voltaire, respectivement « grand administrateur », « fondateur de l’école publique » et « philosophe de la tolérance », au prix d’énormes mensonges par omission : l’administrateur fut aussi un législateur esclavagiste, le grand laïque fut aussi un colonialiste acharné, et l’apôtre de la tolérance prêcha aussi la haine des homosexuels, le mépris des Noirs et celui des Juifs, sans parler de ses actions dans une société de vente d’esclaves¹.
Loin du déni d’histoire dont ont osé parler Emmanuel Macron, Édouard Philippe et Sibeth Ndiaye, c’est bel et bien la connaissance de la vérité historique, dans toute sa complexité, qui fonde l’action des iconoclastes, et c’est cette vérité que ces actions aident à « déterrer », populariser, enseigner. Combien sont-ils, ces ex-élèves des collèges ou lycées Colbert, qui avouent aujourd’hui n’avoir jamais entendu parler du « Code Noir » pendant toute leur scolarité, et qui apprennent son existence, et son histoire, aujourd’hui, à la faveur du scandale des déboulonnages ?
Autrement dit, même si la pédagogie n’est pas la motivation première des déboulonneurs et déboulonneuses, ces dernier.e.s font malgré tout œuvre de transmission, d’éducation populaire au sens le plus noble du terme, en bousculant et réveillant un « corps social » endormi ou simplement ignorant, en provoquant un débat public et en renvoyant l’opinion publique à des livres d’histoire – ou encore en invitant à ouvrir des chantiers de recherche historique encore délaissés. Colette Guillaumin, récemment disparue, parla en son temps des « effets théoriques de la colère des opprimé.e.s », et le « moment iconoclaste » que nous traversons peut sans difficulté s’inscrire parmi ces « colères » sociales non seulement légitimes d’un point de vue éthique et politique mais aussi « heuristiques », fécondes, du point de vue épistémologique.
L’histoire à coup de marteau
Ce mouvement social, qu’on peut qualifier, en paraphrasant Martin Luther King, d’« action directe non-violente de déboulonnage civique », possède en somme une vertu « parrésiastique », au sens où l’entendait Michel Foucault : il vient, d’une manière un peu brusque, mais pas foncièrement violente, nous « dire le vrai » sans ambages, sans ménagements et sans aménagements, et ainsi nous sortir de notre sommeil dogmatique, désacraliser nos héros, démystifier nos récits dominants. Bref : il « fait de l’histoire à coup de marteau », pour parodier cette fois-ci une formule de Friedrich Nietzsche².
Ce mouvement social possède enfin une autre vertu : loin de seulement détruire, il construit aussi de nouveaux lieux de mémoire, bien plus légitimes. D’abord parce qu’en rendant visible une véritable violence symbolique, celle qu’inflige l’effigie d’un criminel, il adresse un signal à un État qui se prétend démocratique tout en piétinant une partie du « démos », et il crée ainsi les conditions d’une « réforme mémorielle » salutaire. C’est bien le déboulonnage qui vient enclencher le processus, et sortir les autorités compétentes de leur inertie – on l’observe d’ores et déjà aux États-Unis et au Royaume-Uni, et on l’observera sans doute en France, en dépit des rodomontades du président Macron, puisque les décisions, en matière de monuments locaux, de noms de rue ou de noms d’établissements, ne relèvent pas de la compétence du président de la République.
Ce sont bien ces actions de déboulonnage qui viennent bousculer, réveiller et donc activer les autorités publiques, et ainsi hâter une réforme des espaces publics qui n’a que trop tardé. Comment ne pas comprendre en effet qu’il est tout bonnement inhumain de forcer des descendants de victimes à devoir prononcer, chaque fois qu’ils doivent évoquer leur école, leur lieu de travail, l’adresse d’un magasin ou d’un lieu de rendez-vous, ou pire encore leur propre adresse, le nom d’un des assassins de leurs aïeux – qu’il s’agisse de Colbert, de Galliéni, de Faidherbe ou d’un autre militaire massacreur d’« indigènes » ?
Le mémorial du bourreau vandalisé
Enfin, avant même d’être entendues et satisfaites par les autorités, et quand bien même elles ne le sont pas, ces actions directes de déboulonnage possèdent déjà en elles-mêmes un effet mémoriel bénéfique. Car en vandalisant un monument qui lui-même vandalise, depuis des décennies parfois, depuis des siècles souvent, la mémoire des vaincus, je veux dire la mémoire des génocidé.e.s, des colonisé.e.s, des esclavagisé.e.s, de tou.te.s les exclu.e.s de la mémoire nationale étatisée, lesdits exclu.e.s de la mémoire créent, en attendant mieux, leurs propres espaces et leurs propres temps de commémoration, leurs propres monuments et leurs propres cérémonies – bref : des coordonnées existentielles indispensables pour tenir debout malgré un passé traumatique, vivre le présent et se tourner vers l’avenir. En l’absence de journées fériées et de cérémonies officielles conséquentes, on s’invente des moments de « cérémonie populaire » comme le déboulonnage, qui défraie la chronique et interpelle une collectivité nationale « amnésique », « ignorante » ou « indifférente ». Faute de mieux. En lieu et place d’un mémorial pour les victimes en bonne et due forme, on s’en fabrique un qui est le mémorial du bourreau vandalisé, déboulonné ou aspergé de rouge sang par exemple. Faute de mieux, là encore.
On peut s’indigner si l’on veut, mais il n’empêche : il est tout bonnement odieux de priver une communauté humaine, quelle qu’elle soit, d’un minimum d’inscription mémorielle dans un espace-temps commun, permettant une reconnaissance dans l’ensemble de la collectivité – en particulier quand il s’agit d’une mémoire aussi traumatique que celle des génocides et des crimes contre l’humanité. Il est plus odieux encore d’exiger des « sans voix » de la mémoire nationale qu’ils demeurent sages et silencieux, et de se scandaliser de leur « vacarme » lorsqu’ils finissent par hausser la voix. On peut là encore s’en offusquer, pas l’empêcher.
« Les murmures des restes de l’épée prennent enfin voix et se transforment en cris » a pu dire Rakel Dink dans un autre contexte, mais sur des enjeux voisins – ceux de la mémoire arménienne dans la Turquie négationniste, pleine de mémoriaux et d’avenues Talaat Pacha.
On ne vandalise pas gratuitement, ni de gaîté de cœur : que l’autorité étatique fasse elle-même le ménage si elle veut prévenir ledit vandalisme. Qu’elle déboulonne elle-même les idoles qui piétinent depuis des siècles l’humanité des Noir.e.s, des Arabes ou des Asiatiques, mais aussi des Juif. ve.s, des Tziganes ou des Arménien. ne.s – comme ce sinistre Pierre Loti, apologue du génocide de 1915, célébré lui aussi par le président Macron, il y a tout juste deux ans. Que la République joue pleinement son rôle de « communauté nationale », et qu’elle offre, en lieu et place de ces icônes outrageantes, de véritables lieux de mémoire apaisants pour tou.te.s les communautés – sauf celle des racistes. Mise au ban de tous les criminels, hommage à toutes les victimes : ce principe égalitaire est la seule politique monumentale légitime et viable à long terme. Sans justice mémorielle, pas de paix pour les statues.
1 C’étaient là les préjugés et les travers de l’époque, rétorque-t-on souvent, comme pour excuser, mais la fonction d’une statue est justement d’honorer des êtres exceptionnels, qui ont su s’extraire de la gangue de « leur époque » et se battre pour enfanter un avenir meilleur. Ces consciences exceptionnelles, minoritaires, visionnaires, appelons-les comme on veut, ont existé du temps de Voltaire, et même avant, sur la question de la négrophobie et de l’esclavage comme sur d’autres questions : qu’on leur érige donc des statues, en lieu et place de celles du philosophe !
2 Utilisé en sous-titre du Crépuscule des idoles, la formule « philosopher à coup de marteau » signifie à la fois, pour Nietzsche, sonder, ausculter et déboulonner les « idoles », c’est-à-dire principalement les « valeurs morales » idolâtrées par la tradition philosophique européenne.
Philosophe et enseignant, Pierre Tevanian est l’auteur, notamment, de « La haine de la religion » et de « La mécanique raciste » (La Découverte).
[Photo : Samuel Boivin / NurPhoto via AFP - source : www.nouvelobs.com]
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