segunda-feira, 18 de novembro de 2019

La censure en littérature jeunesse : qui de l’adulte ou de l’enfant est choqué ?

Nous avons tous en tête les récentes et violentes polémiques autour de titres tels que Tous à poil ! ou On a chopé la puberté. Alors que débute la Banned Books Week, semaine des livres censurés, la Bibliothèque nationale de France propose jusqu’au 1er décembre Ne les laissez pas lire, une exposition particulièrement didactique sur les débats parfois houleux suscités depuis plus d’un siècle par les parutions destinées à la jeunesse en France. Comment à travers l’histoire certains titres ont-ils « mérité » l’opprobre ? Comment ce regard moral a-t-il évolué, et quel fut le cadre de la loi ? La violence des récentes polémiques est-elle finalement si « nouvelle » ?

Représentation de l'abbé Bethléem 

Écrit par Christine Barros 

En préambule, soulignons que Ne les laissez pas lire !, injonction qui peut sembler saugrenue de la part de la BnF, est en réalité un clin d'œil à Laissez-les lire !, sorte de manifeste pour la lecture des enfants de Geneviève Patte, fondatrice de La joie par les livres, dont le Centre National de la Littérature pour la Jeunesse est l'héritier. Et nos remerciements vont particulièrement à Marine Planche (BnF/CNLJ), commissaire de l’exposition, qui nous en a exposé les lignes de force et des exemples particulièrement révélateurs. 

L’abbé Bethleem, la pomme de la discorde 

En 1904, paraît Romans à lire, romans à proscrire, de l’Abbé Louis Bethléem, qui s’était donné pour mission de guider ses ouailles vers de sain(t)es lectures pour toute la famille, et particulièrement celles des femmes et des enfants, les plus vulnérables et influençables, cela va de soi. Immense succès, plusieurs éditions successives auront lieu, à tel point qu'il va créer une publication périodique La revue des lectures, qui atteindra jusqu'à 15 000 abonnés dans les années 30, y compris en Belgique et au Québec.

 
Romans à lire et Romans à prescrire - 3ème édition de 1906
George Sand - La Petite Fadette - Coll. Nelson - 1926

Le véhément critique en soutane s’attachera particulièrement à dénoncer George Sand par exemple, déjà mise à l'index par l'Église dans son Index Librorum Prohibitorum, et les illustrés pour la jeunesse, ceux de la bande dessinée française d'abord, ensuite américaine.

Les Pieds Nickelés sont ainsi particulièrement mal vus : immoraux, ils utilisent un vocabulaire argotique, et le journal L’épatant dans lesquels ils sont publiés sera voué aux gémonies par l’abbé. Celui-ci déchirait les journaux sur la place publique et dans les kiosques en convoquant les journalistes pour faire sa campagne auprès de l’opinion publique…

Dans les années 30, cette critique-là va être de plus en plus entendue, contre les illustrés et la bande dessinée, dont en 1934, le Journal de Mickey, vraie révolution dans les ouvrages pour la jeunesse.
 
 
 
Les milieux communistes, notamment sous la plume de Georges Sadoul, vont aussi dénoncer particulièrement la connotation colonialiste de certains titres de cette presse illustrée ; motifs différents, mais néanmoins convergence dans la condamnation. 

Durant la Seconde Guerre mondiale, le régime de Vichy et l'occupant allemand vont rétablir la censure d'un certain nombre de journaux, comme le Journal de Spirou ; certains de ces titres figureront d’ailleurs sur la tristement célèbre liste Otto, d'auteurs « juifs ou anti-allemands » à proscrire définitivement.  

La loi du 16 juillet 49 

Si l'abbé Bethleem est mort en 1940, il est néanmoins considéré comme le principal instigateur de cette loi qui encadre aujourd'hui encore l’édition pour la jeunesse : les publications pour la jeunesse ne doivent alors comporter aucun récit ou illustration présentant sous un jour favorable une liste de 7 « péchés capitaux »,  qu'expose l'article 2 :  « [...] le banditisme, le mensonge, le vol, la paresse, la lâcheté, la haine et la débauche, ou tout acte qualifié de crime ou délit ou de nature à démoraliser l'enfance ou la jeunesse [...] », démoraliser étant entendu au sens fort de  « privé de morale ». 

Est alors constituée une commission de surveillance des publications pour la jeunesse, composée de membres issus des ministères, des associations familiales, des mouvements de jeunesse, de l’édition, de patrons de presse, et chargée d'examiner si ces publications ne contreviennent pas à la loi. 

À partir des années 50, son action fut quelque peu répressive, mais moins que ne l'auraient voulu les premiers membres de la commission : elle n'a pas tous les pouvoirs. Si elle veut engager des poursuites pénales contre un éditeur, elle doit transmettre le dossier au ministre de la Justice. 

Un seul éditeur sera au final condamné, avoir refusé d'obtempérer à un certain nombre de demandes de la commission : Pierre Mouchot s'était lancé après la guerre dans l’édition de bandes dessinées jeunesse inspirées des comics américains. Il sabordera lui-même Fantax en 1949, Big Bill le casseur en 1954. La commission lui reprochait la trop grande violence de ces publications. 

Tarzan sera aussi l'une des cibles privilégiées des commissaires à l’époque, à la fois irréaliste, pas assez vêtu et trop puissant… 

Le sort particulier des éditeurs étrangers et de la BD franco-belge 

Pour les éditeurs français, le contrôle se fait après publication, on ne peut donc pas parler de censure proprement dite.

 
Pour les publications arrivant de l'étranger, la commission rend un avis avant l'importation, et elle peut la refuser, ce qui est fort dommageable aux éditeurs pour lesquels le marché français est primordial. 

Ainsi, au début des années 50, on peut constater des différences entre la publication par exemple dans le Journal de Spirou, et la publication en albums en France, où l'on doit tenir compte des recommandations et modifier les planches. Billy the Kid tétant goulûment le revolver de son père ne passera pas la frontière…
 

Petit à petit, Dupuis va mettre en place une stratégie d'autocensure en intégrant un certain nombre des contraintes exprimées par la commission pour ne plus avoir de problèmes. 

On peut donc dire que cette loi est l'une de celles qui ont façonné la BD franco-belge telle qu'on la connait aujourd'hui, en installant une sorte de protectionnisme vis-à-vis des publications étrangères, notamment américaines, et en instaurant un certain nombre de normes petit à petit.

Trop compliqués à mettre en scène, jamais trop habillés, ne devant être ni trop voyants ni trop téméraires, les personnages féminins notamment auront bien du mal à trouver leur place dans la BD franco-belge des débuts…   

Mai 68, vent de liberté  

Les bouleversements sociétaux nés de Mai 68 vont aussi opérer un moment de bascule dans l'histoire de l'album jeunesse ; naît une conception nouvelle de la place de l'enfant, considéré, au même titre que la femme ou l'ouvrier, comme un être exploité qu'il faut libérer.

D'où Le petit livre rouge des écoliers et des lycéens, écrit par deux enseignants et un psychologue danois et publié par François Maspéro, pour donner aux enfants toutes les armes pour se libérer des adultes considérés comme des « tigres de papier ». Expliquant la contraception, l'usage des stupéfiants etc, ce livre est immédiatement interdit par le ministère de la Justice. 


De nouveaux éditeurs arrivent dans la foulée de ce mouvement de libération. Entre autres, Les éditions des femmes annoncent la couleur dès la conférence de presse inaugurale. Une collection Du côté des petites filles est lancée en 76, suite au succès du titre éponyme, réédité en 2009 (un titre assez « revigorant », précise avec malice la commissaire).

En 2011 eut lieu une modification (et non une abrogation, le législateur considérant sa nécessité toujours impérieuse) de la loi, et de l'article 2, obsolète en termes d'interdits. Les péchés capitaux furent redéfinis : pornographie, incitation à la discrimination ou à la haine, atteinte à la dignité humaine, usage ou trafic de stupéfiants, violence, tout acte qualifié de crime ou délit ou de nature à nuire à l'épanouissement, physique, mental ou moral de l'enfance ou de la jeunesse.

Une nouvelle formulation sans doute plus en accord avec ce que nous considérons comme dangereux à notre époque. Et l’absence de pouvoir coercitif de la commission limite son action. 


Réactions, polémiques et épidermes 

En décembre 1972, Françoise Dolto publiera dans l’Express une tribune féroce contre François Ruy-Vidal, jeune éditeur qui lui avait confié ses titres pour qu’elle émette un avis ; "Littérature enfantine, attention danger" dénoncera avec beaucoup de force ces livres qu'elle considère comme une projection des fantasmes des adultes :

S’agit-il, ici, d’une entreprise consciente de « génocide » subtil au niveau de l’imaginaire, en sapant les forces vives d’une certaine classe d’enfants ? […] C’est une responsabilité d’éducateur que d’écrire pour les enfants, c’est une responsabilité d’adulte à leur égard. Il ne s’agit pas, pour la « classe » adulte de se défouler sur la génération suivante en exploitant l’angoisse de la « classe » enfantine.
 
En 1985, Marie-Claude Monchaux publiera aux éditions de l’UNI, le syndicat étudiant, ses Écrits pour nuire, cataloguant les titres qu'elle considère à bannir des familles, des bibliothèques : ces titres portés par de nouveaux auteurs, ou traduits des États-Unis ou de la Suède, qui semblent « plus avancés » en matière éditoriale que l’édition française.

Elle proscrit ainsi La guerre des chocolats de Robert Cormier qui aborde la question de la violence scolaire qu'elle considère d'une violence décuplée et gratuite, et « expression de la crainte névrotique de la sexualité adolescente ».


 
 
La perception du caractère sulfureux des titres est aussi très souvent aléatoire : déjà dans les années 50, La guerre des boutons, qui peut sembler assez gentillet aujourd’hui, a donné lieu à quelques pastilles (qui prévenaient de la dangerosité du titre) de la part de certains bibliothécaires… 

Plus grave fut le cas des premières mairies du Front National dans les années 90, notamment à Orange, avec la volonté, par ces nouveaux élus, de prendre le contrôle du contenu des bibliothèques, qu'ils estimaient non conformes à leur idéologie ; les contes africains ont été particulièrement visés à ce moment-là, désignés comme une « littérature tropicale ».



Plus proche de nous, Le dictionnaire fou du corps (Katy Couprie, chez Thierry Magnier) fit l'objet en 2016 d'une circulaire de la part de la direction de la vie scolaire de Paris demandant son retrait des espaces lecture des centres de loisirs. On connait la réaction de Thierry Magnier et la suite de l'histoire... Là encore, l'autorité administrative fit état de pression de la part de parents, de courriers dénonçant des images susceptibles de choquer de jeunes enfants « ou leurs parents ». 


Même les stars ne sont pas épargnées par la polémique : dans la première édition de Lili se fait piéger sur internet (Calligram) l’on pouvait deviner un couple nu en arrière-plan d’une vignette ; elle fut modifiée lors de la réimpression, suite à des remontées de bibliothécaires.

En 2014, moment de tension sociétale assez forte autour du mariage pour tous, de la PMA, de la Manif pour tous, parait Tous à poil ! (Rouergue) dont Jean-Francois Copé s'indignera qu'il soit recommandé par l'éducation nationale, ce qui était inexact et provoqua un tollé. Les bibliothèques dénonceront notamment une instrumentalisation du livre.


 

Et la mondialisation des échanges, et en particulier les réseaux sociaux participent désormais pleinement de la vie éditoriale de ce secteur, ou des polémiques baudruches soulèvent malgré elles des questions de fond. 

L’on a encore en tête les débats enfiévrés autour des Petits contes nègres de Cendrars, de ceux que souleva le Zizi sexuel au Brésil, brandi à la télévision par Bolsonaro pour dénoncer le fait que le gouvernement alors en place propageait ce livre dans les écoles et qu'il faisait partie d'un "kit" gay. 

Le petit chaperon rouge a été récemment avec 200 autres titres retirés de la bibliothèque d'une école à Barcelone, tous considérés comme sexistes, toxiques, pour les remplacer par des livres prônant l'égalité des sexes. Tout comme Harry Potter, voué aux flammes d’autodafés aussi grotesques que terrifiants. 

Mais l'exemple sans doute le plus emblématique est celui d'On a chopé la puberté (Milan) qui a fait au printemps 2018 l'objet d'une pétition en ligne, qui va recueillir 148 000 signatures en 48 heures, pour dénoncer le sexisme de ce titre tiré à 5 000 exemplaires, et demander son retrait du marché. L'éditeur choisira non pas de le retirer mais de ne pas le réimprimer. 
 

Aux États-Unis l'Association des bibliothécaires américains (ALA) mène depuis 1982 une campagne de promotion de la liberté de lire (cette semaine du 23 au 29 septembre est d'ailleurs celle de la #BannedBooksWeek ). Il est établi un classement des titres les plus mis en cause dans l'année et qui sont à 80% des livres pour enfants. Défendre cette liberté de lire est primordial. L'affiche de l'exposition actuelle de la BnF reprend d'ailleurs l'affiche d'une précédente campagne de l'ALA. 

L’obscurantisme n’est jamais loin… D’autant plus pertinent est ce parcours didactique et chronologique proposé par la BnF, qui invite à réfléchir longuement à ce que nous considérons être la place de l'enfant, sa culture, son éducation, et aux enjeux sociétaux, philosophiques, moraux de cette littérature encore aujourd’hui paradoxalement prise de haut, et considérée parfois comme un sous-genre….
 
Mais si tel était le cas, susciterait-elle tant de polémiques et de diatribes?
 

EXPOSITION : « Ne les laissez pas lire ! Polémiques et livres pour enfants »
Du 17 septembre au 1er décembre 2019
Site François Mitterrand Allée Julien Cain 

Entrée libre
Commissaire: Marine Planche (BnF/CNLJ) 

Pour aller plus loin :
 
Présentation de l'exposition par Marine Planche
article dans La Revue des livres pour enfants n° 308 - septembre 2019

Tout ce que vous avez toujours eu envie de savoir sur la Loi de 1949



Entretien avec Laurence Marion, présidente de la Commission de surveillance et de contrôle des publications destinées à l'enfance et à l'adolescence (CSCPJ) article dans La Revue des livres pour enfants n° 307 - juin 2019



[Source : www.actualitte.com]

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