La grande exposition « Bacon en toutes lettres » ouvre au Centre Pompidou. L’occasion de refaire le tour de l’atelier secret et sulfureux du peintre britannique.
Francis Bacon, « Triptych Inspired by
the Oresteia of Aeschylus », 1981. (©Adagp, Paris 2019)
|
Écrit par Bernard Géniès
« Bacon en toutes lettres » : c’est le nom de l’exposition qui ouvre ce 11 septembre au Centre Pompidou (jusqu’au 20 janvier 2020), et explore les rapports que le peintre britannique Francis Bacon (1909-1992) a entretenus avec la littérature. Un thème inédit. Et l’occasion de refaire le tour d’un atelier secret et sulfureux.
On ne rigolait pas chez les Bacon : quand le père, éleveur de chevaux dans la région de Dublin, découvre son fils en train d’enfiler les sous-vêtements de sa mère, Francis, 16 ans, est expulsé de la maison familiale. Pendant des années, il mènera une vie de « drifter » (vagabond), comme il le déclare à Marguerite Duras lors d’un entretien publié par « la Quinzaine littéraire » en 1971. Parmi ses petits boulots : celui de peintre-décorateur d’appartements.
Des débuts chaotiques et un chef-d’œuvre
Francis Bacon déclarera à plusieurs reprises, non sans fierté : « J’ai eu la chance de ne pas avoir de professeur. » Mais il subira des influences : Picasso d’abord (qu’il découvre pour la première fois lors d’une exposition à Paris à la fin des années 1920). Il regarde aussi Goya, Velázquez, Goya, Monet, Van Gogh, les films d’Eisenstein (« la Grève » notamment), de Buñuel (« le Chien andalou »), les photos de Muybridge (dont les clichés saisissent la décomposition du mouvement). Mais le regard qu’il porte sur ces artistes est distant. Bacon ne copie pas, il retient chez eux (tout comme les livres de médecine qu’il possède), les sensations capables d’ébranler ce qu’il appelle son « système nerveux ».
Attiré par le surréalisme, Bacon tente de participer à une exposition londonienne de cette mouvance en 1935 : ses œuvres sont refusées parce que « pas assez surréelles ». Coup dur pour ce débutant (26 ans) qui, dans les années 1940, détruit ses tableaux de jeunesse, à l’exception d’une quinzaine. Malgré quelques expositions, Bacon n’attire pas les foules.
En 1944, alors que Londres subit les bombardements allemands, il peint son premier triptyque, « Trois études de personnage au pied d’une crucifixion » : on y voit, se détachant sur un fond orange vif, trois figures mi-animales mi-humaines symbolisant les Euménides (déesses du châtiment dans la mythologie grecque). En guise de tête, elles n’ont qu’une bouche grande ouverte. Au Centre Pompidou, on pourra voir la « Seconde version du triptyque de 1944 », peinte en 1988. Didier Ottinger, commissaire de l’exposition, rappelle que ce triptyque – sur fond pourpre – fut fraîchement accueilli :
« Un peintre qui reprend une œuvre ancienne, c’était mal vu. On considérait cela comme une régression. À l’époque, comme aujourd’hui, un artiste doit toujours aller de l’avant ! »
Une incroyable bibliothèque
Francis Bacon n’est pas un intello. Mais il lit beaucoup. La liste des ouvrages de sa bibliothèque (plus d’un millier de volumes) est publiée dans le catalogue de l’expo. Parmi ses auteurs de prédilection, on trouve Eschyle, Nietzsche, Georges Bataille, Michel Leiris, Joseph Conrad et T. S. Eliot, qui seront à l’origine des tableaux qui figurent dans l’exposition du Centre Pompidou. Bacon ne cherche pas le moins du monde à les illustrer. Pour lui, il s’agit de reproduire sur la toile les sensations (plus ou moins précises, plus ou moins violentes) que lui inspirent leurs textes.
Toutes choses qui ne l’empêchent pas de dévorer par ailleurs des guides Michelin, des livres de cuisine provençale, des ouvrages consacrés à l’art préhistorique, à l’Egypte ancienne, à l’assassinat du président Kennedy, des livres de photographie (Robert Frank, Eadweard Muybridge, Brassaï), les œuvres complètes de Racine, de Shakespeare, des ouvrages d’art (Velázquez, les lettres de Van Gogh), plusieurs essais de Sigmund Freud, un livre de François Nourissier et Henri Cartier-Bresson (« Vive la France »), un essai de Jean Clair (« Considération sur l’état des beaux-arts »), des poèmes de Federico García Lorca, plusieurs romans d’Agatha Christie, de nombreux exemplaires de magazines ou revues (« Sciences et Avenir », « Artforum », « le Crapouillot »). Francis Bacon est un esprit curieux.
Shocking ?
Pour Didier Ottinger :
« Bacon a largement contribué à forger sa propre mythologie : celle du type qui claque son fric à tout vent, qui file à Monaco jouer à la roulette, qui fait la fête toute la nuit en picolant. C’est une image qui a contribué à sa notoriété. Les artistes turbulents, ou maudits, attirent toujours plus l’attention. »
Son homosexualité (rappelons que celle-ci n’a été dépénalisée en Angleterre qu’en 1967), son goût pour la bagarre (en 1972, il peint son « Autoportrait à l’œil blessé ») ajoutent à la construction d’un personnage qui se moque des conventions. La doctrine de Bacon ? « La vie n’a pas de sens. Nous lui en donnons un pendant que nous existons […] Mais c’est un sens totalement futile. »
Corps distordus, écartelés, démembrés, flaques de sang, vomissures, bouches hurlantes, oiseau dépeçant la cariatide d’un personnage : l’art de Bacon n’est pas paisible. Nourri de certains éléments biographiques (comme la mort de son amant, George Dyer, survenue en 1971), il n’en place pas moins le réel à distance.
Pour le peintre, l’art n’est pas une partie de plaisir. Ses tableaux ne sont pas là pour décorer les (grands) appartements ou les salles des musées : ils sont là pour ébranler celui qui les regarde. Leur violence n’est pas plus extrême que celle du monde. Commentaire de Didier Ottinger, lorsqu’on l’interroge sur la volonté du peintre de choquer le public :
« Ce qu’il veut, c’est ouvrir les vannes de la sensation. Pour lui, la peinture n’est pas que chose mentale, elle est aussi un agitateur physique. »
Et les dollars tombèrent
Comment souvent, la mort sauve les artistes (Bacon est mort en 1992, à Madrid, des suites d’une crise cardiaque). Ou plutôt elle enrichit les marchands et les collectionneurs. Si Bacon a bien vécu de son art dans les années 1960 et 1970, sa cote faiblit en 1980. Ses triptyques monumentaux (douze d’entre eux sont réunis dans l’expo) n’intéressent plus les amateurs de peinture. C’est à cette époque qu’un marchand londonien décide, pour casser les prix, de démembrer l’un de ces ensembles : le premier panneau est acquis (pour une somme modique, dit-on) par le Musée national d’Art moderne et le second par un collectionneur américain. Les deux tableaux (« Study of the Human Body » et « Study for the Eumenides ») sont présentés au Centre Pompidou, le prêt du troisième volet (actuellement exposé en Corée) n’a pu être obtenu.
Malgré les réticences de certains collectionneurs (« Ça doit être dur d’avoir ça chez soi tous les jours », disait une visiteuse lors du vernissage de l’exposition), la cote de Bacon a explosé depuis plusieurs années. En 2013, « Trois études de Lucian Freud », un tryptique qui lui aussi avait été démembré, s’est vendu 142 millions de dollars (106 millions d’euros). Dans l’expo, on pourra voir un « Triptyque » de 1976. Jadis acquis par la famille Moueix, propriétaire du prestigieux domaine Petrus, il a été acheté aux enchères en 2008 par l’oligarque russe Roman Abramovich pour la somme de 55 millions d’euros. Visiblement, l’oligarque russe n’a pas non plus envie d’avoir ça chez lui : par prudence, il l’entrepose habituellement au port franc de Genève…
« Bacon en toutes lettres », du 11 septembre 2019 au 20 janvier 2020 au Centre Pompidou.
[Source : /www.nouvelobs.com]
Sem comentários:
Enviar um comentário