Question
arabe, nationalisme, laïcité et sécurité sont au cœur des élections
israéliennes de ce 17 septembre. Ces enjeux s'éclairent avec la nouvelle
biographie du fondateur d'Israël par Tom Segev.
![]() |
David Ben Gourion le 3 janvier 1947 à Londres. INP / AFP
|
Écrit
par Frédéric Martel
Un canyon grandiose.
Un précipice immense. De l'endroit où je me trouve, je vois un désert
spectaculaire et sans fin: une profonde vallée de couleurs blanches et ocres,
un paysage à couper le souffle. Presque un décor de cinéma. C'est l'un des plus
beaux sites du Néguev, à 160 kilomètres au sud de Tel-Aviv, et à une heure de
route de la mer Morte.
Un drapeau israélien flotte au vent,
gigantesque et fier, avec son étoile de David et ses deux bandes horizontales
bleues. Je me trouve devant la tombe de David Ben Gourion, le fondateur de
l'État hébreu, près de son
kibboutz du Néguev, à Sde Boker. C'est là qu'il a vécu les dernières
années de sa vie jusqu'à sa mort, dans un hôpital près de Tel-Aviv, le 1er décembre
1973, à 87 ans.
Tombes
de Paula et David Ben Gourion. | Volland via Wikimedia Commons
Depuis longtemps, Ben Gourion avait fait du Néguev une
véritable métaphore pour Israël. Sur ce sol désertique inclément, habité par
des serpents venimeux et sous un soleil de plomb, il avait demandé aux
Israélien·nes de venir habiter. «Si nous ne nous installons pas de manière ferme dans
le désert, nous ne serons jamais ferme à Tel-Aviv», a-t-il déclaré dès 1948.
Le Néguev a toujours frappé son
imagination, rêve sioniste le plus fou: bâtir une nation vierge sur le sable,
dans un territoire (presque) inhabité. Ben Gourion sanctifiera toujours le
travail manuel de la terre, allant jusqu'à inciter les Juifs à quitter les
villes pour rejoindre les kibboutzim –un mouvement unique dans l'histoire. «Nous conquérons la Palestine en la développant», écrit-il au milieu des années 1910.
Une
nouvelle biographie qui change les perspectives
C'est au fondateur de l'État hébreu que
le grand historien israélien Tom Segev vient de consacrer un gros livre
intitulé sobrement, dans sa version originale, David Ben Gourion –un ouvrage qui devrait devenir une des biographies de référence.
Initialement publié en Israël et en Allemagne, il vient de paraître en anglais
sous le titre: A State at Any Cost: The Life
of David Ben-Gurion («Un État à tout prix: la vie de David
Ben Gourion»; le livre n'est pas encore traduit en français).
Tom Segev est un Nouvel historien. On a regroupé sous cette expression
un groupe de chercheurs israéliens qui ont profondément renouvelé depuis une
trentaine d'années la connaissance de l'histoire de leur pays en rompant avec
son idéologie officielle. Des auteurs majeurs comme Benny Morris, Ilan Pappé ou
Avi Shlaïm appartiennent à ce courant. En dépit de grandes différences
idéologiques ou méthodologiques entre eux, ces auteurs révisionnistes ont remis
en cause l'historiographie officielle et les lieux de mémoire israéliens,
notamment sur le sionisme et la question arabe, suscitant des polémiques
durables. Aujourd'hui, leur travail est généralement respecté et considéré
comme faisant partie d'un courant de recherche post-sioniste incontournable.
Tom Segev a, pour sa part, déjà
publié Le
septième million, sur «les Israéliens et le génocide», un
ouvrage sur la guerre des Six Jours en juin 1967 qui a transformé le
Moyen-Orient, ainsi que Les
premiers Israéliens, consacré à la fondation de l'État en
1948-1949. C'est dire à quel point, au carrefour de ces thèmes, sa biographie
de Ben Gourion était attendue.
Disons-le dès le départ: l'ouvrage est
décisif. C'est une biographie de référence, conduite à l'américaine. Avec une
précision d'horlogerie suisse, Segev se nourrit de tous les détails puisés dans
les archives déclassifiées et des milliers de documents souvent inédits, qui
apparaissent dans des notes de bas de page, elles-mêmes innombrables. En le
lisant, on se sent en confiance car on connaît le sérieux de cet historien et
sait que tout repose sur des faits précis. Paradoxalement, ce sérieux fait
aussi la limite du livre: l'auteur n'y exprime aucune passion; il ne fait ni
commentaire, ni description, ni portrait. Ce n'est ni de la narrative
non-fiction, ni du storytelling. Les faits, rien que les faits,
dans leur succession fiable et parfois ennuyeuse.
Lorsque
je visite le kibboutz de Ben Gourion et passe du temps avec ses habitant·es, je
comprends mieux Israël. La maison de l'ancien chef de l'État est modeste, son
bureau et sa chambre plus encore. C'est l'un des derniers endroits du pays où
l'on partage encore ses revenus, où l'on mange collectivement, où les enfants
grandissent en commun, où l'idéal socialiste du premier Israël demeure une réalité,
disparue presque partout ailleurs dans le pays.
David Ben
Gourion fut un intellectuel et un immense lecteur, ce que montre bien la
biographie de Tom Segev et ce qu'atteste sa bibliothèque, spectaculaire, que je
vois dans le kibboutz. C'est un homme de l'écrit, pas de l'oral: ses lettres,
ses journaux, ses articles, ses livres représentent des dizaines de milliers de
pages que le biographe s'est épuisé à consulter. Les livres constituent son
plus important trésor et il en achète constamment, bien plus qu'il ne peut en
lire, y consacrant, jeune homme, une part importante de son budget. Il les lit
en allemand, en anglais, en français, en russe et, bien sûr, en polonais, en
yiddish et en hébreu. Car il parle et écrit sept langues...
S'il s'intéresse à la littérature (Shakespeare, Goethe et Tolstoï
notamment), sa bibliothèque montre bien ses centres d'intérêt majeurs:
l'histoire, les biographies et les ouvrages militaires. Il n'a aucune idée de
l'économie mais il lit les philosophes, mieux en tout cas que la plupart des
responsables politiques de sa stature: il a longuement fréquenté Platon,
Spinoza, Heidegger, Wittgenstein ou Popper, ce qui n'est pas donné à toutes les
femmes et hommes d'État. Et le biographe de raconter la nature cocasse de ses
relations avec les penseurs de son temps quand il s'efforce de leur parler
philosophie et eux politique.
L'homme est aussi ce qu'on appellerait
aujourd'hui un workaholic: il n'a fait que travailler toute sa vie. Il dort
peu, passe ses nuits à lire (il fait chambre à part avec sa femme, comme
l'atteste le lit minuscule à une place que je vois dans sa maison). Pour
compenser, il fait parfois de micro-siestes dans la journée. Il commande ses
livres à la librairie Blackwell à Oxford, parfois sans même régler les
factures! Surtout, il a une volonté hors du commun qui lui permet d'élaborer
des plans de vie qu'il respecte à la lettre: il décide d'arrêter de fumer et il
arrête; il régule ses insomnies en lisant et en prenant des somnifères; il
contrôle son énervement en troquant le café pour le jus de pomme. Il est, pour
reprendre la belle formule de Victor Hugo, «une volonté qui va».
Toujours
vêtu avec attention, portant presque systématiquement une cravate, même en été
sous le soleil du Néguev, il n'arrive jamais à une réunion sans être
minutieusement préparé et il sait toujours, à l'avance, quelle position
privilégier et quelle décision en sortira. Il est toujours ponctuel. Il prépare
ses discours très en amont, même s'il donne l'impression d'improviser en les
lisant; il parle longuement, sans humour, de façon égocentrique, parfois durant
plusieurs heures. S'il n'est pas un très bon orateur, il arrive à convaincre
par sa stature, sa détermination et en incarnant son rêve. Une critique, une
attaque contre lui est simplement une attaque contre les intérêts vitaux
d'Israël. Autoritaire, il sait néanmoins écouter d'autres points de vue,
lorsqu'ils émanent de conseillers qui maîtrisent leurs dossiers à la perfection
et qui partagent son sens de l'histoire.
C'est un homme à femmes, à la sexualité
parfois animale, un womanizer qui
a multiplié les relations adultères (pendant plusieurs années avec la
journaliste Rivka Katznelson), mais il serait exagéré de dire, affirme Tom
Segev, que les femmes ont été la grande affaire de sa vie. Lorsqu'il fera le
choix de partir pour la Palestine, il le fera pour une femme, mais il suit
d'abord son idéal sioniste. Et toute sa vie, il donnera la priorité aux
affaires politiques sur les affaires familiales. Lorsqu'il devient Premier
ministre, Paula, sa femme, n'a pas un rôle déterminant; elle le sert à table
mais ne mange qu'une fois son repas fini. C'est une assistante qui le protège,
partage ses idées et veille sur sa santé et son repos.
Le
socialisme au service du sionisme
David Joseph Gruen est né le 16 octobre
1886 dans la petite ville de Płońsk, en Pologne. Selon Tom Segev, il s'est
toujours senti juif plutôt que polonais. Son identité est claire dès sa
jeunesse européenne: il parle yiddish avec sa famille et apprend l'hébreu; mais
il connaît aussi le polonais et le russe. Orphelin de mère dès l'âge de 11 ans,
Ben Gourion sera inconsolable toute sa vie de cette disparition précoce. Il
évoquera souvent, en des phrases magnifiques, le souvenir de cette mère qu'il
aimera éternellement, bien qu'il n'ait pas même conservé une photo d'elle. Son
père vivra, lui, jusqu'à l'âge de 86 ans et une grande complicité les
liera «même
s'il n'y a rien qui puisse remplacer une mère», écrira-t-il.
Sa mère est morte de maladie; elle n'a
pas été victime de pogrom.
En fait, Ben Gourion n'a guère connu l'antisémitisme, insiste Segev; il n'est
pas non plus croyant. L'historien analyse sa judaïté dans un essentialisme
singulier et nationaliste. Son rêve israélien, nourri dès le tournant du
siècle, ne s'inscrit ni dans une démarche religieuse, ni comme fuite face à
l'antisémitisme: c'est un sioniste.
Ben Gourion adhère précocement à une
idée, qui a pu lui être inculquée par son grand-père, grand défenseur de Theodor Herzl: le
nouveau nationalisme juif.
Lecture de la déclaration d'indépendance
de l'État d'Israël par David Ben Gourion, sous le portrait de Theodor Herzl, le
14 mai 1948 à Tel-Aviv.
Rudi Weissenstein via Wikimedia Commons
L'un des apports majeurs de la
biographie de Tom Segev est de montrer que le socialisme de Ben Gourion, qu'il
ne cessera de symboliser, apparaît en réalité inféodé à son nationalisme. «En fait, Ben Gourion a mis son socialisme au service
de son nationalisme», écrit
l'auteur. Il a grandi dans un milieu qui rêvait de Palestine et, avant lui,
bien de ses amis de Płońsk ont choisi de partir pour la terre promise. Les
lettres qu'il reçoit, d'ailleurs, de cette parentèle lointaine, jouent un rôle
décisif.
En quittant Płońsk, David Joseph Gruen
passe plusieurs années à Varsovie, où il baigne dans les débats à la fois
socialistes et sionistes. Il y affronte notamment les Juifs antisionistes du
Bund. C'est là que le futur Ben Gourion trouve sa voie, mi-socialiste,
mi-sioniste, dans le mouvement marxiste des Travailleurs de Sion, Poale Zion –ce nom, en
lui-même, est la quintessence de l'idéologie originale de Ben Gourion. Lequel
dira de cette période: «J'ai
ajouté le socialisme à mon sionisme.»
La mission du prolétariat juif est donc de s'établir dans un État
indépendant à partir duquel on pourra parvenir à l'égalité de tous. Le pari est
osé et il anime Ben Gourion dès sa jeunesse. Pourtant, Segev insiste encore une
fois: ce projet socialiste est inféodé à son projet sioniste. L'avenir allait
le prouver.
Le chemin
vers la Palestine est enclenché. Le déclic aura lieu en 1906, sous l'impulsion
d'une femme (Rachel Nelkin) dont le futur fondateur de l'État d'Israël est
amoureux. Il émigre pour la suivre et, ce faisant, poursuit aussi son idéal. Il
n'a pas 20 ans; il est encore mineur. Il débarque à Jaffa le 7 septembre 1906.
Ses premières années se passent à Petah
Tikva, la première moshava, puis à Sejera en Basse Galilée. Bientôt, il
troque le nom de son père pour un nom hébreu (Ben Gourion), une manière de
rompre avec ses origines et son pays de naissance. Il choisit sa nouvelle
identité. Sa nation, c'est déjà la Palestine.
Les lettres que le futur premier Premier
ministre d'Israël envoie entre 1906 et 1919 à son père, et que Tom Segev
utilise minutieusement, sont passionnantes. Presque chaque jour, ce jeune homme
sans mère raconte à son père sa vie dans les moindres détails: il lui envoie
des rapports sur le fonctionnement de la moshava, lui décrit la situation
politique. Fondés sur le principe socialiste d'une égalité collective, les
premiers kibboutzim dans les années 1910 apparaissent, sous les yeux
émerveillés de Ben Gourion, comme de petites républiques juives. Il vénère ces
fermes et ces villages communautaires et chante leur magie quasi communarde
dans ses lettres à son père. Bientôt, la déclaration Balfour de 1917, moment charnière, change
la perspective en autorisant le principe pour les Juifs d'établir leur foyer
national en Palestine.
Arthur Balfour et sa déclaration. |
דניאל צבי via Wikimedia Commons
Ben
Gourion est d'abord un homme d'idées. Ce n'est pas un travailleur, il n'a pas
vraiment cultivé la terre, et ce ne sera jamais, en fait, ni un économiste, ni
un gestionnaire, ni un soldat. Ce qui frappe à la lecture de la biographie de
Tom Segev, c'est sa nature profondément idéologique ancrée dans un incroyable
pragmatisme. Dès son arrivée en Palestine, Ben Gourion comprend le pays, son
climat, sa géographie et la dureté de ses conditions de vie (la malaria ne
l'épargne pas). Il sait déjà qu'un idéal ne suffira pas pour créer un État. Il
faut des moyens pour vivre, une économie et des ressources matérielles, il faut
s'organiser –et construire. Bientôt, face aux tensions meurtrières avec les
Arabes, il comprend qu'il faut aussi des armes.
Peu à peu, le nationalisme de Ben
Gourion prend donc le dessus sur son socialisme. Les questions de défense et de
sécurité, la nécessité pour les Juifs de Palestine de se défendre, deviennent
ses obsessions. Il veut de l'argent pour acheter des armes; une éducation pour
former des soldats; une armée pour protéger «la terre des Juifs».
C'est ainsi que commence la véritable
carrière de Ben Gourion qui sera longtemps un redoutable diplomate. Dès 1915,
il part pour les États-Unis, un pays qui va durablement changer sa conception
du monde; les liens qu'il noue habilement avec l'Amérique demeurent cruciaux,
plus d'un siècle après, et d'Obama à Trump, constituent encore le principal
soutien à Israël. Au contact de ce qu'on n'appelle pas encore l'American way of life, les idées socialistes idéalisées de Ben Gourion vacillent. Tom Segev,
qui a déjà publié un bon livre sur l'américanisation d'Israël (Elvis in Jerusalem)
est remarquable ici dans son analyse et apporte des informations vraiment
nouvelles. L'efficacité du capitalisme made in USA, le développement économique spectaculaire du pays, l'hyperpuissance
américaine en gestation contribuent à l'amorce d'une révolution intellectuelle
profonde chez l'homme venu de Palestine. L'économie de marché peut être aussi
une source de développement, voire même d'une émancipation.
Il y a plus. Ben Gourion découvre, d'abord incrédule, l'intégration
globalement réussie des Juifs aux États-Unis, où plus de deux millions vivent
déjà et qui, dans leur grande majorité, n'ont aucune intention d'émigrer en
Palestine. Sa conception du sionisme est mise à l'épreuve par cette découverte
inattendue, qui le désespère, lui qui était venu pour collecter de l'argent en
vue de l'émigration massive. Une nouvelle fois, son sionisme va prendre le pas
sur son socialisme. Il reste ferme sur le premier, quitte à céder sur le
second.
Ce faisant, il se marie. Sa femme, Paula Munweis, qu'il épouse en
décembre 1917, n'est pas sioniste; c'est une juive anarchiste, de quatre ans sa
cadette. C'est un mariage discret, sans fête ni voyage de noces. La famille de
Paula s'oppose même à cette union, parce que Ben Gourion est sioniste. De
telles tensions, assez incompréhensibles aujourd'hui, racontent bien
l'atmosphère de l'époque.
Paula
Munweis et David Ben Gourion en juin 1918. | Government Press Office via Wikimedia Commons
De fait, les États-Unis vont constituer
l'une des matrices principales du modèle politique de Ben Gourion, se
surimprimant à son socialisme comme à son sionisme. Toute sa vie, Ben Gourion
continuera à se définir comme socialiste, mais il n'essaiera jamais de mettre
en pratique la dictature du prolétariat: ses années américaines et ses réserves
sur la révolution russe de 1917 (il passe à Moscou un séjour très décevant de
quatre mois) l'ont durablement vacciné, le dissuadant de construire Israël sur
un socle communiste. De fait, il sera «social-démocrate», résume Segev.
La matrice syndicale, la guerre,
l'Holocauste
Ben Gourion est aussi, et peut-être
d'abord, un syndicaliste. Élu à la tête du syndicat Histadrout, il contribue à faire de cette
organisation de travailleurs une véritable colonne vertébrale du pays, base
éducative, culturelle, sociale et médicale du futur État d'Israël et
préfiguration de ses forces armées. C'est grâce à ce syndicat et, bientôt, à la
création et à l'unification du parti Mapaï des travailleurs de Palestine, qu'il
pourra devenir le premier Premier ministre d'Israël.
Mais encore une fois, si on suit les informations et les archives
inédites révélées par Tom Segev, on comprend que Ben Gourion n'a qu'une seule
obsession: bâtir une nation. Les classes sociales, les travailleurs, le
syndicalisme, le socialisme ne sont que des instruments pour parvenir à cette
fin. Et à chaque fois, lorsque le sionisme apparaît en contradiction avec le
socialisme, c'est le premier qui l'emporte.
Pendant la Seconde Guerre mondiale et après la victoire des Alliés, la
biographie de Segev devient plus passionnante encore, toujours factuelle et
sans aucun storytelling. Deux sujets ici méritent d'être mentionnés:
l'Holocauste et, déjà, la question arabe.
Ben Gourion ne s'est guère intéressé à
la Shoah. Certes, il emploie le terme précocement (le mot figure dans un de ses
discours de 1934) et il a lu Mein Kampf dès 1933. Très vite, il dénonce la persécution des Juifs et les
incite, pour se protéger, à rejoindre la Palestine. Mais il s'agit d'un
argument politique sioniste, pas d'une prise en compte réelle des risques.
Tom Segev révèle que Ben Gourion
contribue en 1936, en tant que président de l'Agence juive, au renvoi vers l'Europe de
quelques groupes de Juifs européens installés en Palestine parce qu'ils étaient
un fardeau, sans se soucier de leur sort. De même, en 1937, il laisse entendre
qu'il préfère que les Juifs restent en Europe et n'émigrent pas en Amérique
s'ils ne peuvent pas émigrer en Palestine (d'autres documents de la même période
apportent des informations contradictoires).
En 1938, Ben Gourion affirme même
publiquement: «Si je
savais qu'on pouvait sauver tous les enfants [juifs] d'Allemagne
en les envoyant en Angleterre mais seulement la moitié d'entre eux en les
envoyant en Palestine, je choisirais cette dernière option parce qu'il ne
s'agit pas seulement de prendre en compte le nombre d'enfants mais de tenir
également compte de l'histoire du peuple juif» (discours devant le comité central du parti Mapai, décembre 1938).
Tom Segev, qui semble consterné par une telle déclaration trouvée dans les
archives, écrit: «En
fait, Ben Gourion n'a pas eu à faire ce choix, ce n'était que pure spéculation.
Il n'avait pas le pouvoir de sauver tous les enfants juifs d'Allemagne, ni même
la moitié d'entre eux. Mais sa volonté de payer le prix d'un sacrifice humain
aussi terrible pour atteindre les buts du sionisme correspondait à une position
qui a toujours été la sienne depuis qu'il a mis les pieds en Palestine.»
Le nationalisme de Ben Gourion est finalement assez atypique, y compris
par rapport à la tradition juive, selon Segev, parce qu'il est prêt au
sacrifice d'innombrables Juifs si c'est pour servir son dessein de créer un
État.
De manière plus générale, Ben Gourion
sous-estimera longtemps l'ampleur du génocide, même après en avoir été
parfaitement informé, en 1944. Ses discours de 1946 restent encore évasifs sur
le sujet. On a même l'impression, à lire Segev, que seul compte à ses yeux le
sort des Juifs de Palestine, pas celui des Juifs en général. Par la suite, Ben
Gourion se montrera même ironique avec certain·es survivant·es de l'Holocauste
qui viennent en Israël pour des raisons «égocentriques». Pour être ponctuelles et rares, de telles déclarations sont
significatives.
Aussi paradoxal que cela soit, Ben
Gourion pourrait confirmer ici, à son corps défendant, les hypothèses majeures
d'Hannah Arendt dans Eichmann à Jérusalem:
le mouvement sioniste n'a pas fait de la protection de la population juive
européenne sa priorité et l'idée de la création de l'État d'Israël primait sur
la survie de celles et ceux resté·es en Europe. Aux yeux parfois cyniques de
Ben Gourion, l'Holocauste risquait seulement de priver Israël d'une population
dont le futur État avait grandement besoin. Tom Segev écrit cruellement: «Pour Ben Gourion, l'Holocauste était essentiellement
une défaite du sionisme.»
En 1939, devant le Congrès sioniste à
Genève, Ben Gourion critique encore sévèrement les Juifs restés en Allemagne ou
en Pologne et qui n'ont pas voulu se battre. «Ne peut-on pas être courageux quelque part à travers
le monde? Nous ne faisons pas partie de ce [that] peuple
Juif. Nous ne voulons pas être ce type de Juif [that sort of Jew].»
Peu après les débuts de la guerre, Ben
Gourion laisse entendre aux dirigeants de l'Agence juive que la protection des
Juifs à travers le monde est maintenant «au-dessus des capacités humaines» et qu'il convient de s'occuper prioritairement
des affaires locales. Il ne déviera jamais de cette ligne jusqu'à la fin du
conflit.
Les pages que Tom Segev consacrent à Ben
Gourion entre 1940 et 1944 sont parmi les plus terribles du livre et les plus
nouvelles. Elles montrent un leader politique dans l'attente, impuissant sans
doute, mais nullement engagé, au moment où s'accumulent sur son bureau des
rapports qui décrivent, dès 1940, l'extermination systématique des Juifs
d'Europe. Segev décrit un leader qui passe ses vacances au bord de la mer
Morte, puis à Londres. Un futur chef d'État qui s'intéresse principalement à la
lecture de Schopenhauer, Platon et Homère; qui prend des notes à partir de ses
lectures historiques et apprend le grec ancien; un leader qui multiplie aussi
les maîtresses[1].
«Je crois au pouvoir»
Et pourtant, les qualités exceptionnelles de Ben Gourion se confirment dès cette période, dans le travail, comme dans la stratégie: il a une «vision». Le talent de Ben Gourion n'a jamais été militaire, ni opérationnel (il n'a passé son permis de conduire qu'en France, en 1950): il est dans la simplicité pragmatique, l'organisation minutieuse, la négociation subtile et la diplomatie. «Je crois au pouvoir», dit-il. Il ne perd jamais de vue cette «vision», à laquelle il consacrera sa vie: bâtir l'État d'Israël.
L'essentiel de son action avant 1948 est diplomatique: il voyage constamment et fait du lobbying vis-à-vis de toutes les chancelleries. Turquie d'abord (la Palestine est sous contrôle ottoman jusqu'à la fin de la Première Guerre mondiale), Égypte ensuite (lorsqu'il est expulsé par les Turcs, alliés des Allemands, en 1914), Londres sous le mandat britannique, puis Washington. Ce faisant, il passe parfois plus de temps à l'étranger, notamment entre 1927 et 1933, qu'en Palestine.
«Je crois au pouvoir»
Et pourtant, les qualités exceptionnelles de Ben Gourion se confirment dès cette période, dans le travail, comme dans la stratégie: il a une «vision». Le talent de Ben Gourion n'a jamais été militaire, ni opérationnel (il n'a passé son permis de conduire qu'en France, en 1950): il est dans la simplicité pragmatique, l'organisation minutieuse, la négociation subtile et la diplomatie. «Je crois au pouvoir», dit-il. Il ne perd jamais de vue cette «vision», à laquelle il consacrera sa vie: bâtir l'État d'Israël.
L'essentiel de son action avant 1948 est diplomatique: il voyage constamment et fait du lobbying vis-à-vis de toutes les chancelleries. Turquie d'abord (la Palestine est sous contrôle ottoman jusqu'à la fin de la Première Guerre mondiale), Égypte ensuite (lorsqu'il est expulsé par les Turcs, alliés des Allemands, en 1914), Londres sous le mandat britannique, puis Washington. Ce faisant, il passe parfois plus de temps à l'étranger, notamment entre 1927 et 1933, qu'en Palestine.
David Ben Gourion et Yitzhak Ben-Zvi à
Istanbul en 1912. | Фотограф не известен via Wikimedia Commons
Comme diplomate, Ben Gourion est un
homme entièrement dédié à sa grande idée et les contingences matérielles
importent peu. Il voyage toujours en troisième ou en seconde classe, dans des
hôtels bon marché ou chez des militants. Mais c'est un fundraiser formidable, un développeur de réseaux infatigable et un guerrier
dans l'âme. Son talent n'est pas seulement d'avoir imaginé de nouvelles idées,
mais d'être arrivé à faire en sorte que ses idées se concrétisent.
Habile diplomate, pragmatique futé, il ne poursuit qu'un seul et même but: donner aux Juifs une terre et, bientôt, un État. Il se bât sans relâche pour accomplir la mission de sa vie contre les Turcs, contre les Anglais et bientôt contre les Arabes.
L'invisibilité des Arabes
C'est évidemment sur la question arabe que la biographie de Tom Segev était la plus attendue: les pages qu'il consacre à ce sujet sont essentielles –et nouvelles. L'auteur, comme il l'a montré dans ses précédents livres, défend un point de vue plutôt favorable aux Arabes, du moins si on le compare à la majorité des historiens israéliens. Il serait trop long de détailler ici tous les apports de son livre, mais ils sont décisifs, tant avant la création d'Israël (la priorité de Ben Gourion de remplacer les travailleurs arabes par des travailleurs juifs, les achats de terre, la sécurité des fermes) qu'après.
Mais que pense, avant 1948, Ben Gourion des Arabes? C'est le point capital et la réponse de Tom Segev est incroyable: pas grand-chose. Ben Gourion est à la fois dénué de tout racisme et, en même temps, les Arabes sont complètement invisibles à ses yeux. C'est simple: il ne les voit pas, ils n'existent pas. La présence de populations arabes en Palestine avant 1948 n'a jamais été un sujet pour lui; ils passent après son projet politique et, en cela, la question ne se pose pas.
Habile diplomate, pragmatique futé, il ne poursuit qu'un seul et même but: donner aux Juifs une terre et, bientôt, un État. Il se bât sans relâche pour accomplir la mission de sa vie contre les Turcs, contre les Anglais et bientôt contre les Arabes.
L'invisibilité des Arabes
C'est évidemment sur la question arabe que la biographie de Tom Segev était la plus attendue: les pages qu'il consacre à ce sujet sont essentielles –et nouvelles. L'auteur, comme il l'a montré dans ses précédents livres, défend un point de vue plutôt favorable aux Arabes, du moins si on le compare à la majorité des historiens israéliens. Il serait trop long de détailler ici tous les apports de son livre, mais ils sont décisifs, tant avant la création d'Israël (la priorité de Ben Gourion de remplacer les travailleurs arabes par des travailleurs juifs, les achats de terre, la sécurité des fermes) qu'après.
Mais que pense, avant 1948, Ben Gourion des Arabes? C'est le point capital et la réponse de Tom Segev est incroyable: pas grand-chose. Ben Gourion est à la fois dénué de tout racisme et, en même temps, les Arabes sont complètement invisibles à ses yeux. C'est simple: il ne les voit pas, ils n'existent pas. La présence de populations arabes en Palestine avant 1948 n'a jamais été un sujet pour lui; ils passent après son projet politique et, en cela, la question ne se pose pas.
Pour Ben Gourion, le «départ des Arabes» s'explique par leur manque de courage et par le fait qu'ils
n'acceptent pas de sacrifier leur vie et leurs idées pour garder leur terre.
Ils ne sont animés que par «la
haine religieuse, la xénophobie, et les ambitions de leurs dirigeants». Il nie le fait qu'ils aient été forcés à fuir et
minimise, après 1948, la question des camps de réfugiés palestiniens. Il pense
surtout –et c'est fondamental– que les Juifs, et par la suite les Israéliens,
sont du côté du «bien». Le caractère moral de l'armée israélienne et de l'État juif ne font
pas de doute à ses yeux. Sans être fondamentalement religieux, Ben Gourion a
pleinement assimilé l'idée du peuple «choisi»,
du peuple «élu», du peuple «lumière
des nations».
Yitzhak Rabin et David Ben Gourion sur
le front sud, pendant la guerre israélo-arabe de 1948.
Israel Defense Forces via Flickr
L'historien utilise d'innombrables
documents sur la destruction des villages palestiniens, brûlés, bombardés ou
éliminés («cleaning out») de leurs habitants, notamment en juillet 1948.
Lorsque Ben Gourion est informé que des soldats israéliens ont pu violer des
femmes palestiniennes, il se montre furieux et demande à ce qu'ils soient
fusillés sur le champ («shot
without mercy»). En général, Ben
Gourion aurait en effet condamné les crimes de guerre commis par l'armée
israélienne.
La création de l'État d'Israël est-elle à ce prix? C'est ce que pense Ben Gourion qui n'a jamais cru véritablement en la coexistence pacifique entre deux peuples sur une même terre. Il a défendu précocement l'idée d'une séparation des Juifs et des Arabes en deux territoires distincts. Mais il s'efforcera toujours, en fonction des circonstances et des victoires militaires, de faire grandir l'État d'Israël et d'élargir ses frontières, condition à ses yeux de l'existence d'une nation et de son développement.
La création de l'État d'Israël est-elle à ce prix? C'est ce que pense Ben Gourion qui n'a jamais cru véritablement en la coexistence pacifique entre deux peuples sur une même terre. Il a défendu précocement l'idée d'une séparation des Juifs et des Arabes en deux territoires distincts. Mais il s'efforcera toujours, en fonction des circonstances et des victoires militaires, de faire grandir l'État d'Israël et d'élargir ses frontières, condition à ses yeux de l'existence d'une nation et de son développement.
Peu importent d'ailleurs les frontières
et la place des Arabes: Ben Gourion veut un jour la Galilée et non pas le
Néguev; un autre jour, il préfère garder le Néguev; en fait, il veut les deux.
Parfois, comme en 1948, il affirme vouloir «conquérir toute la Palestine», «peut-être même jusqu'à Damas»...
Tom Segev trace minutieusement toutes les positions de Ben Gourion sur la question arabe. Est-il favorable à des échanges de populations, par exemple lorsqu'il fait accueillir les Juifs d'Irak et espère en retour que des Palestiniens seront envoyés... en Irak? Vrai. Espère-t-il des solutions pacifiques, avec une émigration volontaire? Vrai aussi. Privilégie-t-il les achats de terre? Vrai, souvent. A-t-il décidé de l'enrichissement de l'atome et de la possession de la bombe atomique pour permettre à Israël de se défendre dans un environnement très hostile? Certainement. Enfin, il a défendu bec et ongles l'interdiction de la peine de mort en Israël, même à l'égard des criminels arabes, ce qui pourrait montrer la persistance chez lui de quelques grands principes moraux.
«Combien petit est notre pays!»
Tom Segev trace minutieusement toutes les positions de Ben Gourion sur la question arabe. Est-il favorable à des échanges de populations, par exemple lorsqu'il fait accueillir les Juifs d'Irak et espère en retour que des Palestiniens seront envoyés... en Irak? Vrai. Espère-t-il des solutions pacifiques, avec une émigration volontaire? Vrai aussi. Privilégie-t-il les achats de terre? Vrai, souvent. A-t-il décidé de l'enrichissement de l'atome et de la possession de la bombe atomique pour permettre à Israël de se défendre dans un environnement très hostile? Certainement. Enfin, il a défendu bec et ongles l'interdiction de la peine de mort en Israël, même à l'égard des criminels arabes, ce qui pourrait montrer la persistance chez lui de quelques grands principes moraux.
«Combien petit est notre pays!»
On le sait: l'idée de l'État d'Israël
est ancienne; elle s'inscrit dans la mémoire des siècles et dans une bataille
concrète commencée depuis la fin du XIXe siècle.
L'ouvrage de Tom Segev montre pourtant à quel point l'idée est neuve et combien
elle doit au contexte de l'époque et à la vision d'une génération d'hommes,
dont Ben Gourion fut le plus illustre. C'est la victoire d'une idée, la
puissance d'une idéologie, la force d'une stratégie, le succès de courants
politiques souterrains et peut-être d'abord l'opiniâtreté d'un homme animé par
la force de sa vision et le sens des réalités.
Le 12 mai 1948, l'avant-veille de la déclaration d'indépendance, Ben Gourion survole en avion l'État d'Israël qui sera proclamé unilatéralement le 14, après le feu vert des Nations unies. Le vol prend trente-cinq minutes. «Combien petit est notre pays!», se lamente celui qui va prendre la tête de son État.
Le rôle de Ben Gourion dans la création d'Israël est naturellement central dans le livre. La discussion sur les frontières du nouvel État est, par exemple, intéressante car Ben Gourion fait le choix, dès le départ... de ne pas définir de frontières. Choix absurde d'un point de vue diplomatique; mais essentiel quant au futur de l'État hébreu.
Le 12 mai 1948, l'avant-veille de la déclaration d'indépendance, Ben Gourion survole en avion l'État d'Israël qui sera proclamé unilatéralement le 14, après le feu vert des Nations unies. Le vol prend trente-cinq minutes. «Combien petit est notre pays!», se lamente celui qui va prendre la tête de son État.
Le rôle de Ben Gourion dans la création d'Israël est naturellement central dans le livre. La discussion sur les frontières du nouvel État est, par exemple, intéressante car Ben Gourion fait le choix, dès le départ... de ne pas définir de frontières. Choix absurde d'un point de vue diplomatique; mais essentiel quant au futur de l'État hébreu.
Autre point capital des débuts de
l'histoire d'Israël: le rapport à la religion. Ben Gourion n'est pas pratiquant
et il s'est rarement rendu dans une synagogue. Il s'est forgé une idée
personnelle de ce qu'on pourrait appeler «sa laïcité». Son modèle mixte est
clairement celui des États-Unis, où la séparation de l'Église et de l'État est
constitutionnelle (premier amendement), et il reste fasciné par le mythe
du melting-pot: il
rêve de l'agrégation des cultures et du «mélange
des exilés». Ce qui passe par une forme d'acculturation: les
nouvelles personnes venues, affirme-t-il devant la Knesset –le parlement
israélien– doivent oublier d'où elles viennent, comme il a lui-même «oublié être polonais»,
allant jusqu'à changer de nom.
Sa religion est juive mais il n'entend pas l'imposer à tout le monde. Il n'a pas voulu interdire les importations de porc; il s'est opposé à l'établissement d'une université religieuse; il a refusé que les séances de la Knesset soient ouvertes par la prière d'un rabbin. Pour unir les Juifs et constituer une véritable nation, Ben Gourion fait confiance à deux matrices essentielles: l'esprit des pionniers d'abord (et donc les kibboutzim); l'armée ensuite; pas à Dieu.
Ses idées –pour ne pas dire ses préjugés– sur le mariage, où un Juif ne devrait pas épouser une non-Juive, et sa défense de la circoncision, tendraient à penser qu'il n'est pas non plus le défenseur d'un État seulement laïque. Ni athée, ni pratiquant, il est une sorte de spinoziste déiste. Surtout, il a construit son sionisme sur une lecture de la Bible hébraïque. Pour lui, le sionisme est une religion. C'est sa religion.
Sa religion est juive mais il n'entend pas l'imposer à tout le monde. Il n'a pas voulu interdire les importations de porc; il s'est opposé à l'établissement d'une université religieuse; il a refusé que les séances de la Knesset soient ouvertes par la prière d'un rabbin. Pour unir les Juifs et constituer une véritable nation, Ben Gourion fait confiance à deux matrices essentielles: l'esprit des pionniers d'abord (et donc les kibboutzim); l'armée ensuite; pas à Dieu.
Ses idées –pour ne pas dire ses préjugés– sur le mariage, où un Juif ne devrait pas épouser une non-Juive, et sa défense de la circoncision, tendraient à penser qu'il n'est pas non plus le défenseur d'un État seulement laïque. Ni athée, ni pratiquant, il est une sorte de spinoziste déiste. Surtout, il a construit son sionisme sur une lecture de la Bible hébraïque. Pour lui, le sionisme est une religion. C'est sa religion.
Mais sa laïcité ambiguë et socialisante
tient compte également des forces en présence. Il doit faire des compromis avec
les religieux. «Les relations de Ben
Gourion avec les leaders religieux, écrit Segev, ont toujours été fondées sur quatre principes:
premièrement, la nature des relations entre la religion et l'État ne doit pas
être définie par la loi; les débats théologiques doivent être évités au maximum
et les différences fixées politiquement. Deuxièmement, il n'y a pas de symétrie
entre les Juifs religieux et les Juifs séculaires. [...] Le troisième principe, c'est que l'État
doit offrir des enseignements et des services religieux à ses citoyens
croyants, quels que soient leurs affiliations politiques. [...] Enfin, le quatrième principe est qu'il
est plus facile de travailler avec des leaders religieux quand ils font partie
du gouvernement plutôt que s'ils forment une opposition religieuse.» Dans
la vision de Ben Gourion, toutes les forces en présence participent à la
création du nouvel État. Il n'est pas plus question de créer un État religieux
que de s'aliéner les religieux. De fait, Ben Gourion valorise les compromis, au
risque de ne pas avoir de séparation claire entre l'État et la religion. Un
flou qui demeure jusqu'à aujourd'hui.
Ce qui frappe également dans cette forme de laïcité et ce modèle d'intégration à plusieurs vitesses, c'est le peu de considération dont semble témoigner Ben Gourion pour les autres religions et, même, pour les autres Juifs qui ne sont pas, comme lui, des Ashkénazes venus d'Europe de l'Est. Avant 1948, et souvent après, les Séfarades n'existent guère plus à ses yeux que les Arabes, sauf exception (il en parle comme de simples «matériaux humains», et même parfois de «bad human material», ou comme des «Juifs primitifs»).
Ce qui frappe également dans cette forme de laïcité et ce modèle d'intégration à plusieurs vitesses, c'est le peu de considération dont semble témoigner Ben Gourion pour les autres religions et, même, pour les autres Juifs qui ne sont pas, comme lui, des Ashkénazes venus d'Europe de l'Est. Avant 1948, et souvent après, les Séfarades n'existent guère plus à ses yeux que les Arabes, sauf exception (il en parle comme de simples «matériaux humains», et même parfois de «bad human material», ou comme des «Juifs primitifs»).
Cette conception très étroite du peuple
d'Israël est surprenante. La Palestine ne doit pas accueillir «n'importe quel immigrant mais des pionniers». Et Ben Gourion d'argumenter: «L'immigrant vient pour se servir du pays quand
le pionnier vient pour donner au pays.» Celles et ceux qui n'entrent pas dans son projet sont invisibles à
ses yeux: les Arabes d'abord, mais aussi les Séfarades ou les personnes âgées.
Quant aux Juifs de la diaspora, en particulier celles et ceux qui n'ont pas
l'intention d'émigrer en Israël –il pense sans doute à ces Américain·es qui
l'ont profondément déçu– Ben Gourion les méprise profondément. Dans son
système, il n'y a pas de salut pour les Juifs hors Israël.
De là une certaine dichotomie entre «deux tribus» et «deux peuples»: les Juifs d'Europe centrale et orientale et les Juifs d'origine arabe. Il ne fait guère confiance à ces derniers pour être de bons soldats, ni défendre leur nouveau pays.
De là une certaine dichotomie entre «deux tribus» et «deux peuples»: les Juifs d'Europe centrale et orientale et les Juifs d'origine arabe. Il ne fait guère confiance à ces derniers pour être de bons soldats, ni défendre leur nouveau pays.
Et pourtant, Ben Gourion célèbre tous
les individus qui migrent vers Israël avec la même jubilation. Chaque vague
d'immigration est fêtée et, au début des années 1950, il fixe un minimum de
quatre millions de Juifs comme «question de vie ou de mort pour Israël».
Pour relativiser ses positions, au demeurant fluctuantes, il faut enfin rappeler que Ben Gourion n'a pas toujours été fidèle à ses propres préjugés –heureusement, serait-on tenté de penser. Son action en faveur des Juifs yéménites, par exemple, montre un homme qui fait tout pour les sauver (cette épopée est connue mais le récit que Segev en fait est passionnant).
Pour relativiser ses positions, au demeurant fluctuantes, il faut enfin rappeler que Ben Gourion n'a pas toujours été fidèle à ses propres préjugés –heureusement, serait-on tenté de penser. Son action en faveur des Juifs yéménites, par exemple, montre un homme qui fait tout pour les sauver (cette épopée est connue mais le récit que Segev en fait est passionnant).
Cinq millions de Juifs dans le Néguev
Vingt cinq ans après la création de
l'État d'Israël, la guerre du Kippour marque la fin du rêve israélien
tel que Ben Gourion l'avait imaginé. Dans les années qui vont suivre, la paix
improbable va devenir possible, notamment avec l'Égypte. La démographie
israélienne va changer fondamentalement. Les guerres israélo-arabes vont se
transformer en conflit israélo-palestinien. Les deux chocs pétroliers vont
changer également la nature du Moyen-Orient et des relations internationales.
Bien des idées de Ben Gourion ne seront plus pertinentes dans l'après-1973.
À la veille de ces mutations, et à la fin de cette guerre du Kippour, Ben Gourion meurt, le 1er décembre 1973, à 87 ans. Les sirènes retentissent dans tout le pays pour marquer son décès. Son corps est exposé dans l'enceinte de la Knesset qu'il a contribué à bâtir, avant d'être transféré en hélicoptère dans le kibboutz de Sde Boker, au milieu du Néguev qu'il a tant aimé.
Dans ses plans de chef d'État encore sans État, Ben Gourion imaginait, déjà en 1948, que «cinq millions de Juifs pourront vivre là [dans le Néguev, ndlr]». L'armée israélienne allait effectivement conquérir cette terre et même rejoindre Eilat, sur la mer Rouge, le rendant euphorique à l'annonce de cette nouvelle. Et même s'ils ne sont pas cinq millions à vivre dans ce désert aujourd'hui, David Ben Gourion, lui, y repose pour l'éternité.
À la veille de ces mutations, et à la fin de cette guerre du Kippour, Ben Gourion meurt, le 1er décembre 1973, à 87 ans. Les sirènes retentissent dans tout le pays pour marquer son décès. Son corps est exposé dans l'enceinte de la Knesset qu'il a contribué à bâtir, avant d'être transféré en hélicoptère dans le kibboutz de Sde Boker, au milieu du Néguev qu'il a tant aimé.
Dans ses plans de chef d'État encore sans État, Ben Gourion imaginait, déjà en 1948, que «cinq millions de Juifs pourront vivre là [dans le Néguev, ndlr]». L'armée israélienne allait effectivement conquérir cette terre et même rejoindre Eilat, sur la mer Rouge, le rendant euphorique à l'annonce de cette nouvelle. Et même s'ils ne sont pas cinq millions à vivre dans ce désert aujourd'hui, David Ben Gourion, lui, y repose pour l'éternité.
1
— On
peut relativiser ces pages graves qui concernent 1940-1944 en tenant compte
d'une part du contexte et des informations parcellaires dont Ben Gourion
pouvait disposer à l'époque sur la réalité du massacre systématique des Juifs,
ainsi que, d'autre part, de son action sur le front diplomatique en Angleterre
et aux États-Unis pendant la guerre. On doit tenir compte également de
l'étroitesse de sa marge de manœuvre alors qu'il était placé sous surveillance
étroite par les services secrets britanniques, Tom Segev nous révélant qu'il
était sur la liste des personnes les plus recherchées par les Anglais.
[Source :
www.slate.fr]
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