domingo, 25 de agosto de 2019

Quand Sion existait avant Israël

Un livre qui jette une lumière neuve sur les tâtonnements et débats du sionisme naissant aussi bien que les politiques soviétiques de normalisation des juifs russes.

Écrit par FRÉDÉRIC MÉNAGER-ARANYI


Territoires de l'exil juif.
Crimée, Birobidjan, Argentine

David Muhlmann
Desclée de Brouwer
228 pages
Histoires méconnues, histoires oubliées ou recouvertes du voile d'un romantisme bon marché, les tentatives de territorialisation des juifs antérieures à 1947 n'ont pas fait l'objet de beaucoup d'analyses historiographiques sérieuses en France. On ne trouvera guère plus trace d'une réflexion sur leur signification politique à l'âge où l'État d'Israël paraît à la fois solidement enraciné sur le territoire de l'ancien yishouv, et dans le même temps traversé par une profonde crise morale.


En décrivant trois expériences différentes qui conjuguent des éléments de régime de propriété foncière, de rapport au territoire, à l'autonomie et à la souveraineté très spécifiques pour chacune d'entre elles et qui ne peuvent être confondues avec la déclinaison pure et simple d'un pré-sionisme, David Muhlmann fait à la fois œuvre d'historien et de penseur politique.

L'une des leçons de Machiavel est qu'il faut explorer les situations politiques à partir de cas extrêmes dont l'enseignement peut être décliné sur des configurations plus conventionnelles, permettant de conclure à certaines généralités. Or, les situations évoquées par l'auteur constituent une série de cas-limites formant historiquement autant de figures originales dont les contradictions, convergences ou dérivations  permettent d'analyser aussi en creux  le nom de "Sionisme".

Le récit qui nous est donné à lire est toujours suggestif et passionnant, faisant émerger des personnalités marquantes et romanesques – car l'auteur sait dresser des portraits dans le même temps qu'il expose les problématiques des différentes tentatives avortées de régénérescence du peuple juif. On trouvera donc une réflexion sur la signification historique et politique d'autant d'agencements différents du rapport existentiel du juif au territoire ou à son absence.

À travers cette série de descriptions, on explorera ainsi les virtualités de l'identité juive et la manière dont elle interroge et insécurise la notion de Peuple, d'État et de Territoire, grille de lecture qui à la fois explique la spécificité d'une histoire et nous livre les clefs de l'existence d'"Israël parmi les Nations", sentence qui doit être appréhendée autant au sens de la géopolitique actuelle qu'au sens plus ancien de "coexistence diasporique".

Retrouver le sens de la Terre 

En partie réel et en partie légendaire, le constat d'éloignement des juifs du rapport à la Terre dans l'histoire européenne doit être soumis à une lecture critique. On sait que furent instaurés en occident un certain nombre d'interdits frappant les juifs, les excluant de l'exercice de certaines professions. Jusque tardivement dans certains pays, cet interdit fut également lié à la propriété foncière. Cette exclusion de l'accès à la propriété a créé les conditions d'une mythologie qui a autant alimenté l'antijudaïsme contemporain que le sionisme historique.

Cette extraordinaire et contradictoire relation s'est en outre greffée sur le mythème biblique de la terre promise. L'interdiction faite aux juifs de travailler la terre autrement qu'en tant qu'ouvriers agricoles, ce qu'ils furent en très grand nombre, en particulier dans l'espace ashkénaze, rejoint ainsi la double forclusion de l'exil et de la non-possession.

Deux facteurs se révèlent centraux. D'une part,  un exil réel vécu en terre chrétienne qui, en l'absence de toute idée de retour à Sion, se veut pour longtemps lié à l'espérance messianique et donc à l'attente. D'autre part, un livre saint rédigé en grande partie, nous disent les historiens, pendant la déportation à Babylone et qui porte ainsi la trace d'un autre exil antérieur.

On doit donc lire le sentiment d'exil du peuple juif et sa tentative de retour à la terre sous la triple exclusive d'une révélation religieuse qui doit être considérée avant tout, hors du domaine de la croyance, comme un monument de littérature exilique. Elle s'accompagne d'une situation d'exil vécue sans retour envisageable, aussi bien historiquement que politiquement, et frappée en outre d'un interdit religieux connu  longtemps comme faisant partie des "trois serments" (interdiction de "monter comme un mur" vers la terre d'Israël, sujet interminable d'exégèse contradictoire dont il serait vain ici de rappeler les termes et la complexité  .)

Enfin, les juifs se voient refuser la propriété de la terre dans les sociétés d'accueil. Tous ces éléments se superposent comme autant de couches de sédiments enfouissant la question du rapport des juifs au territoire et à l'exil.

On constate ainsi qu'il existe un nœud étroitement serré, sujet d'investigation pour le psychanalyste qu'est aussi David Muhlmann, matière à une exploration en profondeur de l'inconscient du judaïsme et de l'histoire juive à travers trois tentatives et autant de témoignages de la condition unique du peuple juif.

Ces variations autour de ce thème entrelacent les motifs du peuple, du territoire et de l'État, motifs politiques s'il en est, pour déterminer dans chacune de ces circonstances une dominante qui pourrait être la propriété pour le cas argentin, le peuple pour la Crimée, et la question de l'État et de l'autonomie territoriale avec le Birobidjan.

Si je t'oublie Sébastopol.....

Jérusalem ne fut, par exemple, pas de tout temps l'objectif symbolique et politique du sionisme. Ce qui importait d'abord à Theodor Herzl et à ses proches, c'était de trouver une solution viable pour permettre aux juifs de vivre dans la dignité. C'était l'idée de territoire qui était première et non tant l'idée d'un territoire particulier, même si cette option fut toujours naturellement gardée à l'esprit. 

C'est la thèse historique forte et défendue de manière convaincante par David Muhlmann. Elle bousculera sans doute beaucoup de certitudes. Elle s'appuie néanmoins sur des sources étayées et connues de longue date, dont l'auteur nous livre simplement son interprétation. Au fil de ces lignes, on découvre en effet trois histoires cachées auxquelles l'auteur rend justice en les extirpant du silence qui les recouvrait, l'histoire étant écrite par les vainqueurs.

La question de la territorialisation des juifs s'est posée de la façon la plus aiguë en URSS après la révolution de 1917. À cela deux raisons: le refus de la poursuite des pogroms de l'ère tsariste au nom du respect des nationalités et la croyance que le socialisme allait effacer toutes les identités nationales et religieuses progressivement pour donner naissance à un homo sovieticus nouveau. Dans la naissance d'une doctrine soviétique de la territorialisation des juifs un personnage oublié va jouer le rôle de l'étincelle. Il possède quelque chose du Roubachov  de Koestler tout en ayant un parcours spirituel qui n'est pas non plus sans évoquer Erich Fromm , de la yeshiva loubavitch au marxisme bolchévique. Mais Simon Dimanstein, chef de la yevsektsia, section juive du parti bolchévique, est surtout l'un des principaux doctrinaires du parti sur les questions de minorités nationales. Il fera partie de ceux qui vont édifier pas à pas une doctrine d'État qui permettra l'élaboration ultérieure d'une première tentative de territorialisation en Crimée.

Ce territoire est choisi pour son emplacement favorable, son inclusion dans la zone de résidence, et plus cyniquement, pour contrer les revendications autonomistes tatares. La Crimée avait perdu 400 000 habitants et les besoins de peuplement de cette zone méridionale étaient objectivement réels. Le soutien d'un important personnage comme Kalinine sera également décisif et en 1927, un projet de colonisation juive de la Crimée est esquissé, le soubassement idéologique lui étant donné par Esther Froumkine, ancienne dirigeante du Bund devenue idéologue de la Yevsektsia . Chose surprenante, dans cette première tentative, ce sont des juifs philanthropes américains qui vont, non sans débats internes, aider financièrement cette implantation par l'intermédiaire d'un Agro-joint issu du Jewish joint distribution committee, association spécialisée dans l'aide aux juifs de l'est. De nombreux pans de l'aide technique et logistique proviendront des États-Unis grâce à l'idéalisme d'un certain James Rosenberg.

Si cette tentative n'aboutira jamais pleinement à la création d'un territoire autonome, elle améliorera la vie de nombreux juifs soviétiques. Toutefois l'isolationnisme stalinien conduisit l'Agro-joint à cesser progressivement son aide et à quitter le territoire soviétique, tandis qu'une nouvelle région allait émerger comme solution hypothétique à la question nationale juive.

Steppes et Pampas

Le cas le plus connu est celui du Birobidjan, considérablement enjolivé et déformé par Marek Halter, qui a transformé cette évolution négative du régime soviétique en grande épopée. Il faut oublier le romantisme d'un protosionisme sibérien, l'épisode doit être lu avant tout comme une illustration de la montée de la question juive dans l'agenda politique intérieur des dirigeants soviétiques et surtout du premier d'entre eux. Elle illustre aussi la conception renforcée, mutuellement intégrée par les protagonistes juifs et russes, du juif comme faisant partie d'une "nation" parmi les autres peuples d'URSS, mais en différant fondamentalement. Il n'est plus question ici d'homme socialiste nouveau.  

L'épisode du Birobidjan montre en outre la poursuite des atermoiements et ambiguïtés du communisme soviétique sur la spécificité juive au sein du mouvement ouvrier, déniée lorsqu'il s'agissait de constituer un parti comme le Bund, mais réintroduite lorsqu'il s'agissait d'édifier le communisme dans les terres désolées et bien peu arables de la côte pacifique. On assiste là en fait à un certain durcissement encore imperceptible de la doctrine qui prend l'allure, dans un premier temps, d'un encouragement à davantage d'autonomie ; ce que prétendra par exemple un Kaganovitch  en visite de courtoisie avec son habileté et sa duplicité légendaires.

Il faut cependant souligner que l'aventure birobidjanaise constitue certainement le cas le plus avancé de tentative de territorialisation car elle comporte trois éléments essentiels du processus: propriété, regroupement de population et autonomie juridique vis à vis d'un État central. Elle fut bien tristement aussi un lieu privilégié de la terreur stalinienne et de la montée de mesures antisémites qui prenaient le contre-pied total de la volonté antérieure d'autonomisation des juifs. Le retournement fut violent et rapide, et ceux que l'on encourageait la veille à développer leur culture furent suspectés des pires crimes antisoviétiques le lendemain. L'histoire du Birobidjan se termine mal comme le stalinisme lui-même, et suscitera de nombreuses défections dans les rangs des colons.

Autre tentative, qui illustre a contrario le degré le plus mineur de la territorialisation, au sens où elle serait simplement un point de départ du processus de réconciliation des juifs avec la notion de territoire, c'est l'expérience argentine. Cette dernière ne s'articule en effet qu'autour de la notion de propriété dont on a vu qu'elle était néanmoins un enjeu de taille.

Le portrait ici dressé est celui du richissime baron Maurice de Hirsch, ayant décidé de faire grâce à sa fortune le bien de ses coreligionnaires suite au décès de son fils Lucien. L'épisode commencé en 1891 nous montre une sorte de pré-sionisme philanthropique aux accents voltairiens et bourgeois. Le lopin de terre devient la métaphore de la demeure, du foyer, il permet de conjuguer la vertu du travail et de la propriété.

La démarche du baron Hirsch s'inscrit elle aussi dans la problématique de la régénérescence, dont il faut souligner qu'elle est liée aux Lumières européennes en premier lieu et qu'on la retrouve sous la plume de deux défenseurs des droits civils pour les juifs que sont l'abbé Grégoire et Christian Wilhem von Dohm . Cette problématique, largement surdéterminée par une conception issue du monde des "Gentils", ne pouvait survivre longuement à deux phénomènes montants chez les juifs de ce temps et pourtant contradictoires : la résurgence messianique d'une part, et d'autre part, son strict opposé, la Wissenschaft des Judentums, approche rationaliste de l'histoire juive. Au-delà de cette opposition, un constat les reliait : l'idée que les juifs ne pourraient être sauvés que par eux-mêmes.

La déterritorialistion comme modèle politique ?

Ce constat d'une nécessité de prise en main par les juifs de leur propre destin est à l'origine de l'idée sioniste, dont le renforcement progressif est aussi né de l’échecs de précédentes tentatives, telles que la centralisation sur le yishouv palestinien qui a fait l'objet de débats contradictoires que relate David Muhlmann.

Ce dernier nous laisse à la fin de cette séance d'anamnèse comme en suspension, avec une question qui demeure irrésolue :  Israël dans sa forme actuelle permet-il de remplir son rôle politique central qui est de sanctuariser l'existence du peuple juif face à des menaces extérieures ? Devant les échecs des précédentes tentatives, est-il, en tant que forme étatique aboutie et durable, le signe que la branche russe du sionisme longtemps minoritaire avait raison d'imposer la solution palestinienne ?

Ou ne sommes nous qu'à l'aube d'une crise de contradictions liées au contexte géopolitique et intérieur qui renverra l'homme juif à sa condition d'exilé parmi les nations, qu'il demeure avec ou sans État ?

En tout cas, le livre se termine non seulement sur un plaidoyer sur la valeur de l'existence diasporique, mais même sur une idée assez radicale : l'existence déterritorialisée ainsi évoquée pourrait préfigurer un modèle politique nouveau, susceptible de délier dans le futur les notions d'identité et de territoire. David Muhlman clôt ainsi son propos avec l'esquisse d'une utopie qui a aussi l'allure d'une hérésie mais qui fait de son propos un ouvrage susceptible d'alimenter le Principe Espérance plutôt que le cynisme des  raisons d'État.



[Source : www.nonfiction.fr ]

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