quinta-feira, 14 de fevereiro de 2019

Le monde en d'autres langues


Dans un essai poétique de grande force, Glissant revient sur les thèmes majeurs qui traversent son œuvre, de la décolonisation à la recomposition du monde.

 
 

Écrit par Marielle ANSELMO

“Il n’y a qu’un seul poète”, rappelait récemment un contemporain, Dominique Fourcade, citant les mots de Proust comme les vers d’un poème adressé par Rilke à Tsvetaeva en 1926. Il n’y a qu’un seul poète, ou encore il n’y a qu’un seul poème, répond comme en écho, depuis un tout autre pôle de la littérature, la voix d’Edouard Glissant : un poème “contemporain des premiers brasiers de la terre”, temps mythique ou anhistorique précédant les divisions des humanités (temps où celles-ci “n’avaient pas encore retranché leurs différences à coups d’amputations sanglantes”) et perdu depuis “dans des obscurités insues, et avec lui toutes les possibilités des langues, qu’il avait fallu désormais recomposer comme des racines cassées”
Passé cette déclaration liminaire, Philosophie de la Relation, sous-titré non sans incidence “poésie en étendue”, est un livre protéiforme, véritablement un “archipel” de langages, qui voit s’entrecroiser essai, récit autobiographique et poème : un essai philosophico-poétique où sont repris la plupart des thèmes cultivés par Edouard Glissant depuis son avènement en littérature, du roman La Lézarde (Prix Renaudot en 1958) au poème Les Indes (1965), en passant par l’essai poétique (Soleil de la conscience, Poétique I, 1956) ou davantage politique (Le Discours antillais, 1981), pour ne citer que quelques-uns des titres qui jalonnent une bibliographie riche d’une trentaine d’ouvrages.
Thèmes ici repris dans un tournoiement lent et mesuré, un décentrement permanent qui mène le lecteur d’un site de parole à l’autre : vingt-quatre courts chapitres (chacun de quelques pages à peine) s’y poursuivent, s’y répètent ou s’y reprennent, rassemblés sous cinq titres parfois énigmatiques, dont la logique sinon le tressage nous échappent le plus souvent en même temps qu’ils nous laissent entendre que l’ensemble est mené d’un rythme interne - comme d’un ressac inlassable et discret : “Souques”, “Phases”, “Casses”, “Erres”, “Vires”, se concluant dans “L’obscur de l’étendue”. Mots étranges pour la plupart, faits de “plus d’une langue”, qui nous disent d'emblée que la langue qu’on entend ici, pour être française, n’en est pas moins étrangère - nous rappelant ce que nous avons appris avec Proust, à savoir que tout écrivain véritable parle, dans notre propre langue, une langue étrangère.
Le texte est ainsi parsemé de mots aux abords déroutants, déviant du sens ou de l’usage communs, venus d’emplois spécialisés, cumulant les affixes imprévus, donnant naissance à des déverbaux inconnus, procédant par resémantisation d’expressions lexicalisées - jetant en nous un (heureux) trouble, celui d’être confrontés sinon heurtés à l’étrangeté d’un monde. Et ce n’est pas seulement le lexique qui, à démutiplier ses potentialités, nous joue des tours, c’est également la syntaxe qui nous introduit à une étrange distorsion. Elle dédouble la phrase d’un autre chant ou d’une langue inconnue, induit une sorte d’arythmie dans le rythme de cette prose française d’une beauté, d’une mesure, d’une hauteur et d’une tenue presque classiques - y introduit un nouveau souffle. Et c’est, disons-le d’emblée, le “coup” improbable et réussi de cette langue, métissée autant que metis : un cheval de Troie dans la langue française – qui, la faisant tournoyer, la perd et se perd avec elle.


Encadrés par les récits d’une tentative de retour au lieu natal, plus exactement à la case première (dans “l’ancien morne de Bezaudin, en Martinique”), tentative désormais vouée à l’échec (“Tu ne trouveras pas la case, à cette fois, parmi les pousses et les souques de ciment neuf, déjà cassé, comme ces yoles de travers, menées à l’aviron. À jamais tu ne trouveras”), les chapitres fusent, où se lisent la formation et la dette philosophique (à Heidegger ou à Deleuze), politique et poétique (aux aînés qui ont nom Senghor ou Césaire, mais également Saint-John Perse, Victor Segalen ou bien William Faulkner...).
Tandis que d’autres chapitres reprennent et réveillent, en d’autres langues, les thèmes chers à l’auteur, inlassablement répétés, et peut-être pas encore entendus : la fin de l’esclavage et la décolonisation, la “créolisation” du monde en cours et l’invention d’une nouvelle “Relation” à l’autre, qui en découle. On pourrait parfois s’étonner d’un côtoiement en apparence désordonné des chapitres, si l’auteur ne le prévenait et ne s’en expliquait, voire ne s’agaçait d’une forme pour ainsi dire ingérable – et si cette forme, dans son instabilité même, ne participait du projet qu’il décrit... Texte, objet proprement inassignable, où se dit une pensée “tremblante”, jamais assurée (qui se reprend parfois : et si, par trop d’affirmation, l’auteur avait adopté les “pensées continentales” ) glissant entre les pôles du langage, les dualités du lexique, les différences. La conscience aiguë des enjeux de la colonisation et de l’universalisme (“L’Un, toujours supporté par la Conquête” ) enseigne “que ces humanités ont puissamment contenu la passion de la découverte dans la folle urgence de dominer” .
À partir de quoi se dessine, pour les peuples, une autre manière de s’approcher et de se fréquenter, qui s’oppose au “devenir à peu près devinable” des civilisations conquérantes du passé. Car “Vingt civilisations d’hier composent maintenant des infinités de cultures. (...) il n’y a pas que cinq continents, il y a les archipels, une floraison de mers, évidentes et cachées, dont les plus secrètes nous émeuvent déjà. Pas que quatre races, mais d’avant aujourd’hui d’étonnantes rencontres, qui ouvraient au grand large. Elles étaient là, nous les voyons” . C’est désormais le temps de la créolisation du monde, au lieu de la créolité (qui serait fatale fixité et fixation), de la mondialité au lieu de la mondialisation : “Les temps du campement inuit et du village breton et de cette désolation du Darfour et de la forêt perdue sont maintenant concourants, réellement, de celui de la Banque de Wall Street à New York, États-Unis, et non pas seulement contigus, à même des parallèles de temps. Le temps de l’archipel est le temps des continents, voyez-y merveille”.
C’est véritablement un autre temps du monde que “cette pourtant nouvelle région du monde (...) où nous entrons, anciens découvreurs et anciens découverts, anciens colonisateurs et anciens colonisés, sans que pas un avantage de connaissance, pour ou contre ceux-ci ou ceux-là, ne résulte des héritages de ce passé : si à vrai dire vous ne tenez pas en dû compte les richesses rapinées, les peuples rendus à dégénérescence, les dommages définitifs, frappés de loin, les crimes impunis”. En contre-point à l’Universalisme destructeur et conquérant, au lieu de l’aporie des Conquêtes, se développe et se dénoue une certaine humilité de la Relation : “La grandeur tient à l’équilibre d’intuition (singulière ou collective) des rapports avec l’Autre, quand il s’agit de pays à pays, et par ailleurs à l’acuité de la perception d’une esthétique du monde, gardienne des vues d’équilibre ou de rupture, quand cette esthétique va de culture à culture humaines : équilibre et acuité, intuition et perception, soutenus dans d’égales raisons”. Il s’en dégage une position de vie, qui est une position humaine – qui est, dans le temps même d’une transgression des normes linguistiques, pour en faire de poétiques, d’une tendresse et d’une beauté morale bouleversantes.


Partant de là, ce à quoi Edouard Glissant répond d’abord, c’est à notre soif illimitée et à notre besoin de langage – ou de poésie. Ce qu’il parle, c’est une langue improbable et (mille fois) surprenante, qui va à sauts et à gambades, nous menant de surprise en surprise – sinon d’émerveillement en émerveillement. Il parle et il agit une langue éblouissante – un coup de génie permanent dans la langue, un sursaut, une révélation permanente du langage, doué d’une imagination en extension, comme le monde des continents qu’il décrit. Un lieu de langage où la pulsion de vie l’emporte sur la pulsion de mort : et c’est précisément cette pulsion de vie - ce rythme - qu’on sent partout et secrètement à l’œuvre, dans le texte. C’est de fait ce qui caractérise le mieux le discours de Glissant, qui n’est pas un discours de défaite (la poésie et les dieux sont morts) mais un discours d’après la mort des dieux, en vie - qui sonne et appelle la  renaissance du poème.
Car le processus de créolisation à l’œuvre ne concerne pas seulement le monde, mais aussi les langues et les formes. Pour cette raison même, on pourrait s’étonner du choix récent des jurés du Nobel en matière de littérature. Certes l’auteur élu est un écrivain de talent et un homme de cœur, mais sa force de langage n’égale pas celle d’un Claude Simon, d’un Joseph Brodsky ou d’un Ôé Kenzaburo - pour ne citer que quelques-uns parmi les lauréats du prix Nobel – comme elle n’égale pas celle de plusieurs grands écrivains français vivants  ...
Et plus d’un lecteur le sait, qui n’a pas dû manquer d’être surpris par un choix, de fait, “politiquement correct”, consensuel et conservateur - tant linguistiquement que politiquement. Moins d’un mois après cette attribution, l’élection de Barak Obama à la présidence des États-Unis, illustration même de la pensée de la créolisation défendue par Edouard Glissant depuis des années , aura montré, de manière éclatante, à quel point il pourrait s’agir d’une erreur de jugement esthétique et historique (d’une erreur pour ainsi dire chronologique). Aimé  Césaire est mort il y a peu, tandis Edouard Glissant se décrit dans ces pages comme “distribuant ces quelques journées (...) dont l’allure ralentit à mesure”... Combien de temps faudra-t-il encore au pays linguistique et littéraire que nous habitons pour reconnaître l’infinie puissance d’œuvres venues de ses “périphéries” et qui (du fait de leur position dans le monde) en constituent peut-être désormais le cœur? Avant que le nom d’un autre (ici occasionnellement celui de Le Clézio) cesse de venir répéter la forclusion historique et géographique dont les premiers continuent d’être l’objet? Préférons donc, pour notre part, celles et ceux parmi les écrivains qui parlent des langues neuves et tressées, préfigurant les langues à venir. Et gageons que l’histoire, rompue à reconnaître ses plus sensibles sismographes, retiendra leurs noms. “Elles étaient là, nous les voyons”.


[Source : www.nonfiction.fr]

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