Avant d’être
la police d’écriture d’à peu près tout le monde, le Futura a d’abord été au
cœur d’un combat typographique sans merci contre tout le Troisième Reich.
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Gothique «traditionnellement
allemand» contre Futura progressiste et moderne | Montage Slate
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Écrit par Simon Clair et Stylist
L’année dernière, la police
était plus que jamais au cœur des débats. Mais pas exactement comme on l’aurait
pensé. En 2018, Google et Netflix ont en effet décidé de chambouler les règles
concernant leurs polices d’écriture. L’un comme l’autre, les deux géants du Web
ont développé leur propre typographie, afin d’éviter d’investir des millions de
dollars dans des licences leur permettant d’utiliser des caractères déjà
existants.
Désormais, que ce soit sur
Gmail ou dans les campagnes de marketing de la célèbre plateforme de vidéos en
ligne, tous les textes sont écrits respectivement en Roboto et en Netflix Sans.
Pourtant, un œil novice ne verra presque aucune différence entre ces deux
nouvelles typographies faites sur mesure. Tout comme il ne remarquera pas non
plus en quoi elles diffèrent du Alfred Sans, une autre police d’écriture créée
cette fois, il y a un mois, pour la nouvelle identité graphique du prix Nobel.
En réalité, tous ces
caractères sont presque identiques puisqu’ils s’appuient sur le même modèle: le
Futura. Avec ses formes en cercles parfaits, ses lettres d’égale épaisseur ou
son design net et sans empattement, le Futura est considéré comme l’une des polices
d’écriture les plus importantes jamais dessinées. Pour beaucoup, il représente
une forme d’utopie typographique où tout fonctionne bien, où tout est beau sans
jamais être tape-à-l’œil.
À tel point que les plus
grosses entreprises au monde n’hésitent pas à dépenser des sommes astronomiques
pour en développer leur propre version, tandis que d’autres préfèrent
simplement l’adopter dans sa forme originale, comme c’est le cas de Nike, Louis
Vuitton, Vogue, Volkswagen ou encore Ikea.
Mais pourquoi vouloir utiliser
en 2018 une police d’écriture aussi ancienne? En effet, malgré son nom tourné
vers l’avenir, le Futura existe depuis maintenant presque un siècle et n’a donc
plus grand-chose d’avant-gardiste. Pour comprendre le secret de sa longévité
hors norme, il faut remonter le fil de l’histoire. Car plus qu’aucune autre
police d’écriture, le Futura a été au cœur d’un des débats esthétiques les plus
brûlants du XXe siècle.
Au milieu des années 1930,
dans une Allemagne troublée, on se battait à coups de majuscules et de bas de
casse. Et l’air de rien, ces quelques petits caractères au design épuré ont su
tenir tête à un adversaire de taille: le régime nazi.
Futura simple
Le Futura est pour toujours
associé au nom de Paul Renner. Durant l’entre-deux-guerres, ce graphiste et
maquettiste allemand est l’un des plus actifs participants aux discussions
esthétiques de l’époque.
Même s’il n’y est pas affilié
directement, il est sensible aux idées modernistes de l’école du Bauhaus, et plus
particulièrement à une conception minimaliste du design défendue notamment par
l’architecte Ludwig Mies van der Rohe et sa
célèbre maxime «Less is more».
«Renner a complètement rejeté
l’héritage calligraphique de l’alphabet latin manuscrit. Il y avait quelque
chose de très radical dans ces formes»
Christopher Burke, typographe
C’est ce qui pousse Paul
Renner à simplifier les formes de ses lettres lorsqu’il commence à travailler
sur sa propre police d’écriture, à la fin des années 1920.
«Renner a complètement rejeté
l’héritage calligraphique de l’alphabet latin manuscrit. Il a préféré
construire ses lettres minuscules sur des principes géométriques comme le
carré, le cercle parfait et le triangle isocèle. Il y avait quelque chose de
très radical dans ces formes», explique
Christopher Burke, typographe et auteur de la biographie Paul Renner: The Art of Typography.
Après plusieurs essais
difficilement lisibles, Paul Renner finalise une version plus simple du Futura
en 1927. Commercialisée par la fonderie Bauer, la typographie rencontre
aussitôt un vif succès. Mais tout n’est pas si simple. En 1932, un an avant
qu’Adolf Hitler n’accède au pouvoir, Paul Renner publie Kulture-bolschewismus?,
un ouvrage dans lequel il dénonce férocement le principe de bolchevisme
culturel. Pour lui, ce concept est avant tout un argument utilisé par les nazis
pour refréner toute modernité en Allemagne, en accusant toute influence
extérieure d’être une tentative de mainmise culturelle du bolchevisme.
«Après la publication de ce
livre, Paul Renner a été perquisitionné à son domicile et envoyé en prison. Il
a semble-t-il bénéficié de protections qui lui ont permis de n’y passer que
quelques jours, mais a tout de même été démis de ses fonctions de directeur
d’une grande école d’art de Munich», détaille
Alexandre Dumas de Rauly, auteur de Futura: une gloire typographique.
À partir de là, pour s’éviter
davantage de problèmes, Paul Renner se lance dans un combat purement
typographique contre le régime nazi.
Guerre gothique
«Quand Paul Renner a été
arrêté par les nazis, le Futura a été utilisé comme preuve contre lui. Selon
eux, il s’agissait d’une écriture anti-traditionnelle et par conséquent
anti-allemande», recontextualise Christopher
Burke. Car en s’installant à la tête du pays, le parti d’Adolf Hitler a aussi
imposé sa conception de la typographie. Désormais, tout doit être écrit en
gothique allemand –parfois aussi appelé Fraktur–, police
avec laquelle a été imprimé le manifeste Mein Kampf.
«Ce type d’écriture
symbolisait pour les nazis une idée très folklorique de la culture germanique.
L’Allemagne était presque le dernier pays d’Europe qui continuait à utiliser du
gothique, ils ont alors considéré ça comme quelque chose de traditionnellement
allemand et l’ont mis en avant», reprend
Christopher Burke.
Par opposition, même si Paul
Renner a déposé administrativement sa création comme étant «une
typographie éminemment allemande», le Futura incarne des idées de progrès
et de modernité incompatibles avec le nationalisme sauvage du nazisme.
La bataille fait donc rage
entre les soutiens du Futura et ceux du gothique, que tout oppose. D’un côté,
les sympathisants du nazisme vantent la richesse de l’ornementation dite «en
trompe d’éléphant» de leur typographie, ses courbes brisées évoquant l’arc de
l’architecture gothique et ses majuscules aux formes exubérantes renvoyant à la
Renaissance ou la période baroque.
Paul Renner leur répond en
simplifiant à l’extrême ses caractères, supprimant par exemple les empattements
de ses lettres minuscules comme l’attaque du a, la finale du u ou la boucle du
g. Comme pour défier les excès des majuscules gothiques, il met en avant un E
si minimaliste que ses trois traverses sont toutes de la même longueur. Au
final, il affine sa typographie jusqu’à lui donner un style neutre, épuré des
influences du passé et tout entier tourné vers le futur.
S’il reste un paria dans son
propre pays, Paul Renner trouve ses plus fervents soutiens à l’étranger. Juste
avant la Seconde Guerre mondiale, le Futura est adopté par des designers de
premier plan comme Ladislav Sutnar en
Tchécoslovaquie ou Piet Zwart aux Pays-Bas, tandis qu’aux États-Unis, le
New Bauhaus ouvert à Chicago en fait son écriture phare. Nul n’est prophète en
son pays.
Police partout
En Allemagne, c’est dans la
ville de Hanovre que ce conflit typographique prend la forme la plus visible.
Après avoir adopté le Futura pour l’intégralité de la communication de ses
services municipaux, la ville doit tout revoir avec l’arrivée des nazis qui
imposent de force les caractères gothiques. Mais en 1941, Adolf Hitler change
brusquement d’avis et interdit finalement l’écriture gothique.
«Ce revirement typographique
est beaucoup plus pragmatique qu’idéologique, explique Alexandre Dumas de Rauly. À cette
époque, les nazis occupaient de nombreux pays en Europe et personne ne
parvenait à déchiffrer les caractères gothiques dans les nouveaux pays conquis.
Pour justifier cette interdiction, les nazis ont donc utilisé des arguments
comme le fait que le gothique serait en fait une écriture d’origine juive, ce
qui n’a aucun sens.»
La ville de Hanovre doit donc
une fois de plus reprendre toute sa communication et revenir à des polices
d’écriture comme le Futura, au grand dam de Paul Renner, qui voit alors sa typographie
utilisée par le Troisième Reich.
Mais contrairement au gothique
qui reste aujourd’hui empreint d’une connotation xénophobe, le Futura n’a
jamais eu à subir les conséquences de son association tardive avec le régime
nazi. Au contraire, son association efficace avec la photographie lui a même
permis de devenir au fil des années la typographie du monde de la publicité, y
compris en Allemagne, où Volkswagen l’a réhabilité en 1959 dans une célèbre
campagne visant le marché américain.
Christopher Burke, typographe
Depuis, les lettres dessinées
par Paul Renner ont pris une telle place dans le monde du design que contrairement
au temps de l’Allemagne nazie, elles sont désormais à la fois le langage de
l’hégémonie et de la contre-hégémonie. Lorsque l’artiste américaine Barbara
Kruger dénonce par exemple dans ses œuvres le capitalisme et le sexisme
véhiculé par le monde de la publicité, elle le fait via des
slogans écrits en Futura, avant d’être elle-même ironiquement détournée par le
logo de la marque Supreme, lui aussi en Futura.
«Renner a réussi à faire une
typographie hors du temps, quelque chose qui a toujours l’air moderne
aujourd’hui, quel que soit le message. Cette police d’écriture semble
maintenant tellement évidente qu’on croirait que personne ne l’a jamais
dessinée», s’amuse Christopher Burke.
Autant dire qu’après avoir
réussi à vaincre le régime nazi et à voyager jusque sur la Lune, on voit mal ce qui pourrait mettre fin à son
règne. Il est peut-être difficile de lire l’avenir, mais pas le Futura.
[Source : www.slate.fr]
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