Le récit familial m’a donné une vision de l’enfance en Allemagne nazie différente de celle que l’on a normalement.
Des femmes berlinoises récupèrent des briques pour reconstruire des maisons, le 12 novembre 1945 | AFP
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La question du jour: «À quoi ressemblait la vie dans l’Allemagne nazie?»
La réponse de Jon Painter, dont la grand-mère maternelle est née à Berlin en 1925 et dont l’un des grands-pères a servi dans la United States Air Force:
Ma grand-mère est née à Berlin en 1925. Elle avait 8 ans lorsque les nazis ont pris le pouvoir, 13 ans au moment de l’Anschluss et 20 ans à la fin de la guerre. J’ai eu l’occasion d’en parler avec elle au cours de ma jeunesse. Voici ma vision des choses, basée sur nos conversations.
Sa famille vivait dans un immeuble résidentiel. Après l’arrivée des nazis au pouvoir, une famille de «chemises brunes» [Sturmabteilung, section d'assaut, abrégées en SA, ndlr] emménagea au rez-de-chaussée. Il était entendu qu’elle était là pour espionner. Ma grand-mère n’était pas fan de la SA en général et de cette famille en particulier.
Il y avait une famille juive dans l’immeuble. Après l’adoption des lois raciales, les juifs se virent imposer des limites et n’étaient par exemple autorisés qu’à acheter de la viande de cheval au marché. Les familles qui habitaient l’immeuble se relayaient pour cuisiner un ragoût ou autre chose et chargeaient les enfants de le leur apporter car il y avait moins de risque que la Gestapo arrête des enfants transportant une casserole. La famille juive finit par disparaître. Ma grand-mère ne sut jamais ce qu’elle était devenue.
Hitler était apprécié de l'Allemand moyen
Tout était extrêmement propre et la criminalité était très faible. Si vous étiez allemand, vous promener dans la rue était très sûr.
Tout au long des années 1930, un sentiment de fierté nationaliste régna sur l’Allemagne. La situation économique de la plupart des Allemands et Allemandes s’améliora. Hitler s’exprimait régulièrement à la radio. J’ai l’impression qu’il était apprécié de l’Allemand moyen. À l’époque, les gens se sentaient fiers et lui étaient reconnaissants d’avoir mis un terme aux difficultés économiques de la fin des années 1920.
Ma grand-mère se souvenait du jour où les nazis débarquèrent à l’école pour changer les manuels scolaires. Ils prirent tous les vieux livres et les remplacèrent par de nouveaux ouvrages conformes à l’idéologie du parti.
La famille de ma grand-mère n’était pas riche, mais pendant la guerre, elle conservait ses objets de valeur dans une sorte d’abri communautaire. Lorsque l’abri fut détruit par une bombe alliée, elle perdit tout. Jusqu’à la fin de sa vie, ma grand-mère évoqua auprès de moi et de ma sœur l’envie de nous léguer quelque chose. Je pense que c’était lié en partie à la pauvreté dans laquelle elle avait vécu quand elle était enfant et en partie à tous ces précieux objets de famille réduits en poussière.
Une partie des travaux de construction liés à la guerre eut lieu sur le réseau du métro U-bahn en raison des bombardements menés par les Alliés.
Au cours des deux dernières années de la guerre, ma grand-mère travailla dans la fonction publique. Elle passait ses journées dans un bunker doté de murs de vingt-cinq centimètres d’épaisseur et accessible par un tunnel. Elle aimait aller travailler, car c’était le seul moment où elle se sentait en sécurité. En cas de raid aérien pendant ses heures de travail, lorsqu’elle quittait le bunker, elle était obligée de se frayer un chemin entre les corps des personnes qui s’étaient cachées dans le tunnel et avaient été tuées.
Fuir Berlin
Après la guerre, tout le monde était extrêmement pauvre et affamé. Près de la moitié des camarades de classe de ma grand-mère étaient morts pendant la guerre, dans le cadre de leur service militaire ou sous les bombes alliées. Tout le monde aspirait à vivre dans une zone contrôlée par les Britanniques ou les Américains, plutôt que dans un secteur sous contrôle soviétique. Ma grand-mère résidait dans un quartier qui fut ensuite rattaché à Berlin-Ouest, mais certains de ses amis et des membres de sa famille se retrouvèrent coincés dans le secteur soviétique, qui devint ensuite Berlin-Est.
Ma grand-mère rencontra mon grand-père pendant l’évacuation aérienne. J’ai des photos, prises par mon grand-père, qui montrent que la zone près de la Colonne de la Victoire était un champ de ruines. Le moindre bout de bois que l’on pouvait brûler avait été utilisé pendant les hivers pour chauffer les maisons afin de survivre. Il était rare de tomber sur une maison avec du mobilier en bois.
Mes grands-parents se fréquentèrent pendant le séjour à Berlin de mon grand-père et ils tombèrent amoureux. Ma grand-mère racontait souvent en plaisantant que sa mère l’aimait beaucoup, non seulement car c’était un chic type, mais surtout parce qu’il avait toujours du chocolat.
Mon grand-père finit par être muté à Munich et ma grand-mère s’enfuit pour le rejoindre. Elle n’avait pas d’argent pour acheter des papiers au marché noir, mais une photo d’elle aux côtés de l’enfant d’un ami photographe, prise lors d’un essai. Elle emporta donc cette photo à la gare et expliqua au conducteur de train qu’elle devait se rendre à Munich auprès de sa fille, mais qu’elle n’avait pas de papiers. Le conducteur la laissa monter à bord. Le train partait de Berlin-Ouest et traversait l’Allemagne de l’Est. Lorsqu’ils approchèrent de la frontière avec l’Allemagne de l’Ouest, le train ralentit. Tous les passagers clandestins descendirent et s’enfuirent en courant à travers les champs pour traverser la frontière. Elle expliqua qu’ils devaient se courber pour rester cachés dans les herbes, s’attendant à tout moment à ce qu’un officier de la Stasi ne leur crie de s’arrêter ou ne tire. Une fois de l’autre côté de la frontière, ils rejoignirent la voie ferrée et remontèrent à bord du train. Elle s’enfuit un week-end pour rejoindre mon grand-père à Munich, se maria et ne remit pas les pieds à Berlin pendant quinze ans.
Dans la vraie vie, il n'y a pas toujours les bons et les méchants
Ma grand-mère acquit la nationalité américaine dans le cadre du War Brides Act et emménagea aux États-Unis alors qu’elle ne parlait presque pas anglais, et avec un accent très fort. Dans l’ensemble, le fait d’être allemand aux États-Unis dans les années 1950 était source de gêne.
Lorsqu’ils téléphonaient à leurs amis et à leur famille à Berlin-Est, les Allemands et Allemandes vivant en Amérique du Nord partaient du principe que les lignes étaient sur écoute. Ma grand-mère ne revit ses amis et sa famille que lorsqu’elle retourna à Berlin au milieu des années 1960. Jusqu’à la fin de sa vie, elle appela chaque semaine ou chaque mois ces gens dont elle avait été si proche pendant son enfance, mais elle ne les revit qu’une fois au milieu des années 1960 et une fois au début des années 1980.
En novembre 1989 [chute du Mur de Berlin, ndlr], ma grand-mère était dévastée et, tous les ans, le jour de l’Unité allemande, elle pleurait. Mais elle n’avait plus envie de refaire le voyage dans l’autre sens.
Ce qui est effrayant, c’est que la plupart des Allemands en 1933 n’étaient pas si différents de la plupart des Américains. Ils cédèrent seulement le pouvoir au monstre au mauvais moment.
Ses récits m’ont donné une vision de l’enfance en Allemagne nazie différente de celle que l’on a normalement. Les films opposent toujours les bons et les méchants. Dans la vraie vie, les choses sont bien plus compliquées: il y avait les membres du parti, les fanatiques, les chemises brunes, la Gestapo, les SS, les résistants et les Allemands ordinaires. Se promener dans la rue pouvait être sans risque, mais dire quelque chose de travers aux personnes au pouvoir pouvait être dangereux. Il était entendu que certaines personnes devaient être traitées d’une certaine façon, mais personne n’expliquait pourquoi. Ce comportement à suivre était compris et enseigné, mais il allait également à l’encontre du contrat social.
Ce qui est effrayant, c’est que la plupart des Allemands en 1933 n’étaient pas si différents de la plupart des Américains. Ils cédèrent seulement le pouvoir au monstre au mauvais moment.
Ma grand-mère a toujours été fière d’être Allemande, mais elle eut honte de la période nazie le restant de sa vie. À la fin de ses jours, elle en parlait un peu. Elle donnait l’impression de chercher l’absolution, pour ce qui s’était passé en Allemagne pendant sa jeunesse. Les conséquences du nazisme étaient immenses. Pendant six longues années, les nazis ignorèrent le Traité de Versailles; s’ensuivirent la mort, la famine et toute une vie de honte et de séparation physique.
Je ne dis pas cela pour excuser les Allemands de l’époque, mais pour mettre en garde mes compatriotes d’aujourd’hui, qui s’enthousiasment à l’idée du nationalisme et du nativisme sans vraiment réfléchir aux conséquences.
Attention: c’est une tache dont on ne se débarrasse pas.
[Photo : AFP - source : www.slate.fr]
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