domingo, 12 de agosto de 2018

À la mort du père, on n’a plus personne à épater

Je suis parvenue au constat suivant au cours de mes dernières lectures : inexorablement, je suis attirée par des livres de « femmes ». Assertion politiquement TRÈS incorrecte en cette ère de confusion des genres, d’affirmation de notre part de l’autre, de campagnes de marketing pour des produits de beauté pour hommes et d’exemples de femmes qui brisent les codes traditionnels. C’est un fait, les rayonnages des librairies débordent de romans, d’essais, de biographies, de récits de femmes. 



 
La Licorne qui lit 

Les femmes lisent plus, il est dès lors logique que les maisons d’édition se soient engouffrées avec frénésie dans ce créneau plus que lucratif. Je ne me plains aucunement de cette omniprésence féminine : il rassurant de pouvoir s’identifier, se reconnaître, se comparer. Nous ne sommes pas seules dans nos combats, nos doutes et nos espoirs. Cette solidarité littéraire est d’un grand soutien à notre cause à toutes.

Pourtant, il est bon quelquefois de découvrir un homme. Son passé, son présent, son futur ; ses forces, ses carences, ses faiblesses. Un homme qui, sensiblement et courageusement, a osé prendre sa plume pour partager un moment essentiel de son existence, la mort de son père. Et pas n’importe quel père. Un père qui est mort dans ses bras. « Papa, si je fais un livre sur toi, ça compte pour ton âme ? » 

À défaut d’aller prier à la synagogue, Joann Sfar a décidé de parler à sa façon de « la bagarre la plus ordinaire qui soit : survivre à son géniteur et s’apercevoir, parfois avec horreur, qu’on lui ressemble ». Ce père, André Sfar était tout à la fois : un homme en colère, un homme rieur, un homme à femmes, un homme bagarreur, un homme protecteur, un homme attendrissant, un homme menaçant. Pour son fils, il était avant tout un père. 

Un père imparfait, certes, mais un père qui s’érigera en un modèle quasi-irrattrapable, quasi-inatteignable : « Bizarrement, je n’ai jamais rien attendu de mes éditeurs. J’entends par là que je ne cherche pas chez eux la grandeur paternelle. »

Brillant avocat, né à Sétif, André Sfar consacra une partie de sa vie à lutter contre les injustices et les discriminations. Sa détermination à débarrasser le monde des néonazis lui valut de se faire quelques ennemis. Adjoint de Jacques Médecin à Nice, il démissionna après l’alliance conclue par la municipalité avec le Front national. Joann fut élevé par cette figure omnipotente, ce héros ; il perd en effet sa mère alors qu’il n’est âgé que de 3 ans. Il dut attendre quelques années pour que son grand-père lui avoue qu’elle n’était pas partie en voyage, altération de la réalité voulue par son père pour lui faire le moins de mal possible…

Je mentirais en vous disant que je n’ai pas survolé certaines analyses et interprétations faites par d’éminents critiques lors de la sortie de Comment tu parles de ton père. Beaucoup ont employé les termes de tensions familiales, de rapports de force, de vérités cachées, de réconciliation, d’absolution. Étant issue d’une famille comme celle des Sfar au sein de laquelle on s’aime inconditionnellement, on s’admire indéfiniment et, par conséquent, on sait se faire du mal, je saisis l’attitude adoptée par l’auteur à l’égard de son père. Je conçois parfaitement cette manière si particulière de faire son deuil. 

Non, il ne s’agit pas d’un règlement de compte, d’une émancipation, d’une quête de racines. En réalité, il s’agit d’une déclaration d’amour tardive d’un fils à son père, doublée d’une confession : il ne pourra jamais faire mieux, il ne pourra jamais être plus grand, plus fort. « C’est cela qui se produit à la mort du père : on n’a plus personne à épater. » Et plus personne de qui avoir peur. À l’instar de tout enfant, Joann Sfar a cherché sa voie, afin de faire différemment. 

Car, il ne sera jamais un Don Juan, comme lui, car il ne sera jamais un croyant, comme lui. Alors, pour grandir, pour devenir un Sfar à part entière, il dessine et invente des histoires, « seuls espaces vierges » laissés par son père. Parce que quand il dessine une princesse ou qu’il raconte une histoire de Chat, on l’aime, et quand il ne le fait pas, « il risque de se faire couper la tête ». 



 
Évidemment, la perte d’un être cher entraîne un flot de sentiments contradictoires, une cascade de souvenirs enfouis et impose une exigence : celle de se faire pardonner. À travers ce roman, Sfar demande pardon au monde entier. Pardon, pour ne pas avoir été un assez bon fils ; pardon, pour ne pas être un bon père ; pardon, pour ne pas avoir été un bon mari ; pardon, pour ne pas être un bon juif. 

Devenir orphelin oblige à nous repositionner dans cet univers « sans » pour comprendre d’où nous venons, où nous en sommes et vers quoi nous marchons. Les périodes se mélangent, les sois se superposent et cette sensation d’égarement et d’absence de repères peuvent mener à la folie. Joann ne perdra pas la tête, mais perdra momentanément la vue. Comme si devenir aveugle permet d’y voir un peu plus clair. 

J’ai un jour entendu une éditrice affirmer que l’écriture curative n’avait aucun intérêt. Un livre doit être adressé aux autres et ne doit en aucun cas servir à soigner ses blessures. Je ne partage pas cette opinion, trop définitive, trop tranchée. Écrire est un moyen efficace pour éloigner ses démons et lire apporte certaines réponses à nos propres tourments. Comment tu parles de ton père traite d’un thème ô combien universel — la famille — qui en fait un roman fait pour les autres, tout en dévoilant une part d’intimité que l’auteur se vole volontairement. 
 

[Extraits] Comment tu parles de ton père ? de Joann Sfar


Joann Sfar, sans aucune indécence et avec beaucoup d’humour et de tendresse, nous explique qu'être un fils n’est pas chose aisée. Et que généralement, vivre est relativement complexe. Pour revenir au point de départ de cette chronique, je suis heureuse d’avoir pointé ma corne sur un livre écrit par un homme pour un homme. Ici, il n’est point question de destinée hors-norme, de bataille des sexes, de féminité ou de masculinité. Uniquement un être qui pleure, et dont les mauvaises larmes ont eu besoin de se changer en mots.

Mes licorneaux et mes licornettes, deux conseils pour terminer : d’abord, n’oubliez pas de dire à votre papa et votre maman que vous les aimez, et peu importe la forme, dites-leur. Ensuite, octroyez-vous le droit de faire faux, de faire autrement et de construire votre histoire. Ce ne sera pas mieux, ce ne sera pas moins bien, mais n’ayez crainte, vos parents seront fiers de vous… Sur ce, je m’envole afin de passer quelque temps parmi les miens, je reviens vite promis !


Joann Sfar – Comment tu parles de ton père – Le Livre de Poche – 9782253074144 – 6,90 €

[Source : www.actualitte.com]

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